Société
Analyse

Hong Kong : les dilemmes de l’exil pour fuir l'autoritarisme

Selon une enquête sur l'émigration publiée en septembre 2020 par l'Institut d'études sur l'Asie-Pacifique de l'université chinoise de Hongkong (CUHK), 43,9 % des personnes interrogées indiquent vouloir quitter le territoire si l'occasion se présente. Parmi eux, 35 % sont en train de préparer leur départ, soit 15,3 % du total des sondés. Deux pourcentages en nette augmentation. (Source : National Post)
Selon une enquête sur l'émigration publiée en septembre 2020 par l'Institut d'études sur l'Asie-Pacifique de l'université chinoise de Hongkong (CUHK), 43,9 % des personnes interrogées indiquent vouloir quitter le territoire si l'occasion se présente. Parmi eux, 35 % sont en train de préparer leur départ, soit 15,3 % du total des sondés. Deux pourcentages en nette augmentation. (Source : National Post)
Rien ne sera plus comme avant. L’application de la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong le 1er juillet 2020 par Pékin a marqué une double rupture : la fin de toutes les revendications politiques depuis 2014 et le début de l’emprisonnement massif des figures du camp pro-démocratie. Les affrontements violents entre les forces de l’ordre et les manifestants en 2019 ont laissé une trace indélébile dans la mémoire collective. L’avenir se dessine désormais sur deux tableaux : rester et partir. Comme l’écrit Baudelaire, « si tu peux rester, reste ! Pars, s’il le faut. »
À Hong Kong, chaque vague d’émigration présage un grand changement politique, voire un tournant radical. Il est difficile d’imaginer que l’une des plus grandes migrations pour raison politique vers les pays euro-américains après la Deuxième Guerre mondiale est partie de l’ancienne colonie britannique. Là où le miracle asiatique s’est produit entre les années 1970 et 80. Hong Kong formait alors avec Taïwan, Singapour et la Corée du Sud les « Quatre dragons asiatiques ».

La vie est ailleurs

En janvier 2020, M. Leung, 67 ans, et sa femme ont vendu leur appartement de Stanley Bay, un quartier huppé situé face à la mer. C’était juste avant l’épidémie de Covid-19. Leur décision, ils l’ont prise rapidement et sans hésiter. Le déclic ? Les images des manifestations à la télévision, qui s’enchaînaient depuis juin 2019. Après la vente, ce couple de retraités loue provisoirement un appartement dans un quartier calme près de Central sur l’île de Hong Kong. Une grande partie de leurs affaires attend d’être embarquée dans un conteneur. Eux sont prêts à partir au Canada, dès la fin de la pandémie.
Le Canada, c’est là que M. Leung, issu d’une famille aisée, avait fait ses études supérieures, avant d’y travailler quelques années durant, comme beaucoup d’autres Hongkongais à l’époque. Il avait ensuite décidé de revenir à Hong Kong avec sa femme après la rétrocession de 1997. Tous les deux y apprécient la qualité de vie.
« Mes parents ont contribué à la construction et au développement de cette colonie après la guerre et notre génération à sa prospérité, raconte M. Leung, qui est à la retraite depuis trois ans. Revenir vivre à Hong Kong était un choix de cœur. Nous n’avons pas eu le moindre regret. Mais Hong Kong fait un virage rapide depuis quelques années et devient méconnaissable. »
Selon une enquête sur l’émigration publiée en septembre 2020 par l’Institut d’études sur l’Asie-Pacifique de l’université chinoise de Hong Kong (CUHK), 43,9 % des personnes interrogées indiquent vouloir quitter le territoire si l’occasion se présente. Parmi eux, 35 % sont en train de préparer leur départ (soit 15,3 % du total des sondés). Ces deux pourcentages sont en nette augmentation par rapport à 2019.
*Région administrative spéciale de Hong Kong.
Pourquoi ces Hongkongais veulent-ils partir ? Principalement pour quatre raisons, selon l’enquête : « le mécontentement à l’égard du gouvernement de la RAS*, de la cheffe de l’exécutif, des hauts fonctionnaires ou des politiques gouvernementales » (27,3 %) ; « trop de conflits politiques et de clivage social » (23,6 %) ; « l’effritement des libertés individuelles, des droits de l’homme ou de la liberté d’information » (19,8 %) ; et « l’absence de démocratie à Hong Kong » (17,6 %). Or, depuis le mouvement des parapluies en 2014, le gouvernement chinois justifiait officiellement l’envie de quitter le territoire avant tout par « la détérioration de la qualité de vie » et « le coût exorbitant de l’immobilier ». Dans l’enquête, ces deux raisons n’arrivent qu’en septième et huitième positions, avec respectivement 5,6 % et 4,3 %.
Où les candidats à l’émigration pensent-ils partir ? En majorité au Royaume-Uni (23,8 %), en Australie (11,6 %) et à Taïwan (10,7 %). Les sondés justifient le choix de leur destination par « une plus grande liberté et de meilleures conditions pour les droits de l’homme » (23,3 %), « un grand espace de vie » (19,4 %), « des systèmes politiques plus démocratiques » (18,7 %) et enfin « des conditions d’immigration assouplies » (15,2 %).

La rétrocession et la première vague migratoire

Émigrer est un sujet de conversation très courant à Hong Kong. Il est fréquent d’entendre parler un voisin ou un parent prêt à partir au Canada ou en Australie. Cela n’a pas toujours été aussi évident : à la fin des années 1980, lors de la première vague d’émigration, évoquer la question provoquait un certain émoi. Aujourd’hui, aussi curieux que cela puisse paraître, le projet migratoire est devenu un sujet majeur dans la vie d’un adulte : tout le monde doit faire face au moins une fois au dilemme de rester ou de partir.
Émigrer avec la famille à l’étranger, dans ce cas, c’est trouver un équilibre acceptable entre ce que l’on perd en confort matériel et ce que l’on gagne en liberté. Mais souvent le sentiment d’exil contraint demeure. Un tel départ demande une mobilisation considérable en temps et en énergie, puisque c’est pour une installation permanente. Bien sûr, les situations évoluent à l’arrivée dans la société d’accueil. L’envie et l’inspiration changent en fonction de multiples facteurs : la vie quotidienne est moins idéale, par exemple ; ou bien l’environnement professionnel est moins favorable et la conjoncture économique plus morose que prévu. Retourner à la case départ devient alors une solution alternative.
Selon les statistiques, entre 1985 et 1992, plus de 300 000 personnes ont quitté Hong Kong pour la plupart à destination du Canada ou de l’Australie. Deux grands événements historiques ont provoqué cette première vague : la négociation sino-britannique de la rétrocession et le massacre de Tiananmen en 1989. Les chiffres ont commencé à diminuer avant de se stabiliser entre 1993 et 1997, année de la rétrocession, avec 40 000 départs en moyenne par an. Ensuite, un autre phénomène est apparu au fil du temps : une sorte de reflux d’émigration, que les sociologues appellent « migration de retour ». Ceux qui apprécient le dynamisme du marché et le rebond économique à Hong Kong grâce au développement chinois, choisissent d’y revenir pour travailler.
*Pour mieux comprendre ce phénomène, lire Miu Chung Yan, Sean Lauer, Ching Man Lam et Sherman Chan, « Return migrants or diaspora: An exploratory study of new generation Chinese-Canadian youth working in Hong Kong », in Working Papers Series, No. 12-13, septembre 2012, Center for Excellence for Research on Immigration and Diversity, Metropolis British Columbia.
Beaucoup de ces « migrants de retour » laissent leur famille à l’étranger en raison de la scolarité des enfants. Les autres, comme M. Leung, reviennent vivre à Hong Kong avec leur épouse. Ou bien encore, les jeunes nés au Canada de parents hongkongais tentent leur expérience d’expatriés dans ce territoire ex-colonial où les deux cultures s’entrelacent dans le passé. De 1997 à 2014, ce territoire si singulier qui jouit pleinement de son statut de plaque tournante du commerce international, fait valoir sa liberté d’expression. Malgré plusieurs vagues de contestations sociales et politiques, cette longue période donne quand même l’espoir d’un avenir meilleur, au moins jusqu’en 2047. Selon le gouvernement d’Ottawa, plus de 300 000 citoyens canadiens sont des « migrants de retour » qui vivent actuellement à Hong Kong. Soit la plus grande diaspora au monde venue du pays à la feuille d’érable. Ce phénomène migratoire demeure une étude de cas en sociologie*.

Mouvement circulaire

Prenons un autre exemple. M. et Mme Shen sont tous les deux retraités après une longue carrière dans l’enseignement secondaire. Fascinés par l’idéologie du communisme chinois pendant leur jeunesse, ils décident quand même de quitter le territoire en 1995, deux ans avant la rétrocession, et de s’installer à Vancouver. Mais le long hiver enneigé ajouté au manque de vie sociale dans ce pays immense ont raison de leur nouvelle vie. L’acquisition de la nationalité canadienne n’y change rien. Nostalgique d’un climat plus chaud et du tumulte familier d’une ville cosmopolite, le couple revend tous ses biens et revient vivre à Hong Kong en 2002.
« Chaque décision est difficile, raconte Mme Shen. Nous avons une vie tranquille ici [à Hong Kong] et nous sommes au courant de tout ce qui se passe. Tout s’est accéléré avec le changement de régime politique. Mais nous sommes trop âgés pour repartir aujourd’hui. »
Désormais, le flux migratoire n’est plus linéaire – d’un pays en développement vers un pays industrialisé -, mais circulaire, ce qui crée un mouvement de va-et-vient. Ce changement de paradigme modifie complètement les perspectives des migrants originaires de Hong Kong. Pour ceux qui ont la nationalité canadienne et vivent actuellement dans la région administrative spéciale, retourner au Canada est – encore une fois – un projet à envisager. L’instabilité politique actuelle accélère la prise de décision.

Les deux vagues annoncent un sort funeste

Si la première vague d’émigration avant la rétrocession a clairement marqué un manque de confiance envers le gouvernement chinois, c’est la protestation contre le régime qui a motivé les départs après le retour de Hong Kong dans le giron de la Chine. À cet égard, rappelons une phrase de Jean-Jacques Rousseau citée par le sociologue et démographe François Héran dans son cours inaugural au collège de France le 5 avril 2018 : « L’émigration n’est souvent qu’un pis-aller dans le combat contre la tyrannie ou contre l’incurie des régimes qui maltraitent leurs citoyens. » Après l’échec du mouvement des parapluies en 2014, une deuxième vague d’émigration, plus petite, s’est ainsi formée jusqu’en 2017. Environ 6 500 Hongkongais ont émigré chaque année durant cette période, selon les estimations.
Depuis la fin 2019 et les manifestations contre la loi d’extradition, une troisième vague s’annonce. Les agences de conseil spécialisées sur l’émigration pullulent et les publicités ad hoc occupent tous les espaces publics. Le service d’immigration canadien annonce avoir reçu plus de 8 000 demandes en 2019. Résultat, il va assouplir sa réglementation pour faire face à des chiffres qui vont croissant, notamment pour les demandes de visa de travail.
Selon les spécialistes, une famille qui quitte Hong Kong et s’installe au Canada après avoir vendu tout son patrimoine immobilier apportera au minimum un million de dollars canadiens (environ 700 000 euros) en espèces au pays d’accueil, une somme qui sera sans doute réinjectée dans l’immobilier local. Selon un rapport du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (FINTRAC), cité par le journal Apple Daily, environ 43 milliards de dollars canadiens (29 milliards d’euros) ont été transférés de Hong Kong au Canada en 2020, via le système de transfert électronique de fonds (TEF), soit 2 % du fonds de réserve de Hong Kong.

Le passeport BNO, un document désuet mais utile

Vu du pays d’accueil occidental, l’immigration massive pour raison politique d’une population majoritairement anglophone et athée ou protestante, hautement qualifiée et avec un capital financier significatif, est une aubaine. Il n’est guère étonnant que la Grande-Bretagne, à l’instar du Canada, cherche elle aussi à satisfaire davantage de demandes de visa de long séjour. La résurrection opportune du vieux passeport « BNO » (British National Overseas ou « ressortissant britannique d’outre-mer ») a de nombreux avantages en matière de politique migratoire comme de diplomatie. Voilà une arme qui permet de protester contre le remodelage politique de Hong Kong par le gouvernement chinois, lequel piétine volontairement les accords sino-britanniques.
Avant 1997, le passeport BNO était essentiellement un document de voyage. Il ne donnait aucun droit lié à la citoyenneté – même s’il permettait de bénéficier d’une certaine assistance consulaire en dehors de Hong Kong et de la Chine. Environ 300 000 personnes détiennent actuellement ce passeport, qui leur permet de se rendre au Royaume-Uni sans visa pendant six mois. Selon le consulat général britannique à Hong Kong, près de 2,9 millions personnes pourraient prétendre à ce document. Les demandes ont bondi dès la fin 2019.
Selon la nouvelle législation, le détenteur d’un passeport BNO peut séjourner et travailler en Grande-Bretagne pour une durée de cinq ans, au bout de laquelle il lui sera possible de demander un permis de séjour permanent si les conditions requises sont satisfaites, ou bien de solliciter la nationalité au-delà de douze mois supplémentaires. Si l’assouplissement offert par le gouvernement britannique a été accueilli comme une bouée de secours par ceux qui cherchent à partir, en revanche, Pékin l’a vu d’un fort mauvais œil. Le 29 janvier dernier, le gouvernement chinois, par le biais du tonitruant porte-parole de son ministère des Affaires étrangères, Zhao Lijian, a déclaré qu’il cesserait de reconnaître les passeports BNO à partir du 31 janvier, date à laquelle le consulat britannique à Hong Kong devait commencer à accepter les demandes de visas BNO en vertu de la nouvelle loi sur l’immigration.
À l’évidence, tous les détenteurs de BNO ne pourront pas partir. Un projet migratoire est bien différent d’une simple expatriation. John Choi, 43 ans, réalisateur de documentaires pour la chaîne publique RTHK, souhaite vivement quitter Hong Kong. Le déclic ? En septembre 2019, pendant une réunion familiale, lorsque John voit une cousine de 20 ans vêtue tout en noir avec le masque de protection contre les gaz lacrymogènes dans son sac, il ressent immédiatement une inquiétude. Il regarde sa fille de quatre ans et ne peut s’empêcher de l’imaginer avec la même tenue de manifestante une dizaine d’années plus tard. Sa femme et lui nourrissent alors un projet de départ et décident d’en parler à la famille.
« Je fais un métier risqué depuis l’application de la loi sur la sécurité nationale, explique John. Il y a beaucoup d’autocensure dans les médias, et les journalistes sont bâillonnés. Surtout, je vois mal ma fille recevoir à l’école une éducation où la notion de patriotisme est omniprésente. »
Cependant, le réalisateur est face à un problème de taille : sa mère de 95 ans n’a pas d’autre fils que lui à Hong Kong. La famille est au cœur du dilemme de John : partir pour sa fille ou rester pour sa mère. Partir, c’est assurer l’avenir de la génération suivante. C’est un choix à la fois rationnel et sacrificiel : même si son épouse et lui sont bilingues et ont déjà vécu une expérience à l’étranger, il leur faudra mettre en parenthèses leur carrière et démarrer une nouvelle vie professionnelle. Face à ce choix mûrement réfléchi demeure pourtant la nécessité de prendre soin des aînés. Comment concilier alors l’aspiration personnelle et le devoir filial ? John a résolu son dilemme : malgré son ardent désir de partir, il a préféré rester à Hong Kong, pour l’instant.
Par Tamara Lui

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.