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La guerre en Ukraine, un défi majeur pour la Chine de Xi Jinping

Des séparatistes ukrainiens pro-russes près d'un tank abandonné sur la route entre les deux localités séparatistes de Mykolaivka et Buhas, en pleine dinvasion de l'Ukraine, dans la région de Donetsk, le 1er mars 2022. (Source : Japan Times)
Des séparatistes ukrainiens pro-russes près d'un tank abandonné sur la route entre les deux localités séparatistes de Mykolaivka et Buhas, en pleine dinvasion de l'Ukraine, dans la région de Donetsk, le 1er mars 2022. (Source : Japan Times)
L’invasion russe de l’Ukraine est à la croisée des chemins : les difficultés sur le terrain combinées aux sanctions risquent de conduire la Russie de Vladimir Poutine dans une guerre à outrance. L’attaque de la centrale nucléaire de Zaporijjia le démontre. Or si l’armée russe va probablement réussir à prendre le contrôle de ce pays, l’homme fort du Kremlin se retrouve aujourd’hui totalement isolé en Occident. Un retournement que la Russie n’a jamais connu depuis des décennies et un revers stratégique dont le président chinois Xi Jinping va devoir tirer les leçons.
Loin de réussir à envahir toute l’Ukraine en quelques jours, l’armée russe a rencontré une résistance féroce des Ukrainiens tandis que la grande majorité des 192 pays membres des Nations unies ont exprimé leur profonde réprobation contre l’aventurisme de Vladimir Poutine lors d’une assemblée générale à New York. Le coup militaire russe a déclenché une avalanche de sanctions économiques, commerciales et financières qui vont, selon toute probabilité, mettre l’économie russe en graves difficultés.
Jamais l’Occident n’a été autant soudé face à cette entreprise de destruction d’une nation. L’Union Européenne, traditionnellement confrontée à une construction difficile et laborieuse, a réussi en une semaine ce qu’elle n’a pas réussi à faire en dix ans. L’invasion de l’Ukraine a en quelques jours à peine suscité un dégoût et des réactions hostiles qui ont largement dépassé le cadre de l’UE et des États-Unis pour toucher une bonne partie de l’Asie-Pacifique, de l’Afrique et du Moyen-Orient.
Il apparaît dorénavant très clair que le maître de la Chine communiste ne souhaite pas que son pays devienne à son tour un paria sur la scène internationale si, d’aventure, Xi Jinping décidait de profiter de cette occasion pour tenter une invasion militaire de Taïwan.
L’invasion de l’Ukraine s’est révélée une erreur tactique et stratégique surprenante, marquée par des pénuries de nourriture et de carburant, l’abandon de véhicules armés, la perte d’avions et la mort de soldats. Voilà ce que pensent certains experts américains de l’armée russe, qui se sont dit ce jeudi 3 mars étonnés par la mauvaise gestion de la campagne, avec l’enlisement de colonnes d’invasion, des centaines de blindés russes apparemment perdus, et les forces aériennes du Kremlin empêchées par la défense ukrainienne de contrôler le ciel. « Quand vous gâchez tout au bout de deux ou trois semaines, je peux le comprendre, a souligné Scott Boston, analyste principal en matière de défense au sein du groupe de réflexion Rand Corp. Mais quand vous trébuchez sur le pas de la porte en entrant dans la maison, vous avez un autre problème. »
Le Pentagone et les experts du secteur privé s’attendaient à ce que l’armée russe détruise rapidement la capacité de l’Ukraine à riposter, en sapant le commandement des 200 000 militaires ukrainiens, en démolissant les défenses antimissiles et en détruisant l’armée de l’air de Kiev. Or rien de tout cela ne s’est produit lors des huit premiers jours de combats. Et, même s’il n’existe pas d’estimation fiable du nombre de soldats russes tués, blessés ou capturés, celui-ci semble être bien plus élevé qu’attendu pour une invasion bien préparée.
« C’est un échec colossal du renseignement [russe] qui a largement sous-estimé la résistance ukrainienne, et l’exécution militaire a été terrible », a expliqué cette semaine Michael Vickers, ancien sous-secrétaire américain à la Défense pour le renseignement, au Centre d’études stratégiques et internationales. Voici sans doute pourquoi le ton des autorités chinoises a profondément évolué depuis le début des opérations russes sur le sol ukrainien.

« La Chine respecte l’intégrité territoriale de tous les pays »

Lorsque Vladimir Poutine était venu à Pékin le 4 février dernier pour la cérémonie d’ouverture des JO d’hiver, Xi Jinping et lui avaient déclaré publiquement que jamais les relations sino-russes n’avaient été aussi bonnes. Cela après quatre heures d’entretiens entre les deux hommes. Puis le gouvernement chinois s’était soigneusement abstenu de qualifier d’invasion l’entrée de l’armée russe en Ukraine, évitant toutefois de saluer cette agression.
Par la suite, le 26 février, la Chine s’était quelque peu éloignée de la position russe en décidant de s’abstenir lors d’un vote au Conseil de sécurité de l’ONU. La résolution condamnait dans « les termes les plus forts » l’agression russe contre l’Ukraine et réclamant à Moscou de retirer « immédiatement » ses troupes du territoire ukrainien. La Russie avait été la seule à mettre son véto.
Cette abstention avait été le premier signe d’une inflexion dans la position chinoise. Puis, le ton avait encore changé. C’est ainsi que mardi 1er mars, lors d’un appel à son homologue ukrainien Dmytro Kouleba, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi avat dit « regretter profondément » le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine depuis le 24 février. Le chef de la diplomatie chinoise avait ajouté que la Chine « accordait une extrême attention aux préjudices subis par les civils », appelant également les deux pays à « trouver un moyen de résoudre le problème par la négociation », avait rapporté la chaîne de télévision publique CCTV.
Or le fait que les médias étatiques chinois, et tout particulièrement la chaîne officielle du régime très regardée partout dans le pays, évoquent ces propos en dit long sur l’embarras du régime chinois, qui, semble-t-il, n’entend pas suivre l’exemple russe pour Taïwan. Mais Wang Yi ne s’est pas arrêté là. Le gouvernement chinois se déclare maintenant prêt à jouer un rôle dans la recherche d’un cessez-le-feu entre Moscou et Kiev. « L’Ukraine est désireuse de renforcer son dialogue avec la Chine et celle-ci espère pouvoir jouer un rôle dans la recherche d’un cessez-le-feu, indiquait un communiqué officiel chinois au terme de cette conversation téléphonique. La Chine respecte l’intégrité territoriale de tous les pays. »
Le gouvernement de Pékin ne va pas jusqu’à préciser s’il accepte les revendications russes sur la Crimée et si elle soutient la reconnaissance par la Russie des séparatistes dans la région du Donbass à l’est de l’Ukraine. Mais cette déclaration offre un contraste singulier avec les propos d’un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères : le 24 février, interrogé sur la souveraineté de l’Ukraine, il avait répondu que la situation présente était due à « une combinaison de facteurs », sans qualifier l’entrée de l’armée russe en Ukraine d’invasion.
Certes, il n’est évidemment pas question que la Chine se joigne aux sanctions occidentales imposées à la Russie. C’est ce que le président de la commission de régulation du secteur de l’assurance de la Banque de Chine, Guo Shuqing, a expliqué mercredi 2 mars, soulignant que la Chine s’opposait aux sanctions financières décidées contre la Russie. « Chacun observe ce conflit militaire, ou une guerre, entre la Russie et l’Ukraine, a-t-il dit lors d’une conférence de presse. La position de la Chine a été énoncée clairement par le ministre des Affaires étrangères. Nos politiques internationales sont connues. S’agissant des sanctions financières, nous ne les soutenons pas. La Chine ne se joindra pas à de telles sanctions. »

« Les Ukrainiens traversent une période difficile »

De fait, les réseaux sociaux chinois, extrêmement surveillés et censurés dès qu’une opinion jugée subversive s’exprime, sont depuis une semaine enflammées de commentaires sur cette guerre. La plupart des internautes approuvent certes l’action guerrière de Poutine et estiment qu’il est temps pour la Chine de faire pareil avec Taïwan.
Mais d’autres tournent cette guerre en dérision ou même la critiquent de façon virulente. Ainsi ce commentaire qui juge cette guerre « ridicule ». Des posts tels que « Voulez-vous accueillir chez vous de belles Ukrainiennes de 18 à 24 ans ? » ont suscité la colère de nombreux internautes. Les censeurs ont supprimé des milliers de posts jugés « vulgaires ». La seule plate-forme Weibo, l’équivalent de Twitter en Chine, en a supprimé 4 000 pour la seule journée du 27 février, selon le quotidien Nikkei Asia.
Weibo a invité ses utilisateurs à rester « objectifs et rationnels » et à prendre part à des discussions de façon « raisonnable » lorsqu’ils parlent de la situation internationale. Douyin, la version chinoise de TikTok, a elle aussi supprimé des comptes jugés « inappropriés » à propos de l’Ukraine et effacé quelque 6 400 vidéos le 26 février. « Certains utilisateurs ont saisi cette affaire de façon inappropriée et ont jeté de l’huile sur le feu, a expliqué le site. Tout particulièrement, ils ont plaisanté sur un sujet grave et mis en ligne des vidéos sur des « beautés ukrainiennes », disséminant des fausses informations et portant atteinte à l’atmosphère qui régne sur cette plateforme. »
L’ambassade de Chine en Ukraine a quant à elle lancé un appel au calme dans une lettre ouverte adressée aux Chinois. « Les Ukrainiens traversent une période difficile, a-t-elle dit sur son compte WeChat le 26 février. Nous devons les comprendre et nous abstenir de les provoquer. » Le 24 février, la Maison Blanche avait exhorté la Chine à condamner Vladimir Poutine. Selon le New York Times qui cite une source des services de renseignement américains, plusieurs responsables chinois de haut rang avaient expressément demandé à des responsables russes au début du mois de février de ne pas envahir l’Ukraine.

« Changement soudain dans la direction du vent »

Autre signe d’une certaine nervosité dans les allées du pouvoir à Pékin, un éditorial du Guangming Daily, le quotidien comptant parmi les journaux officiels du Comité central du Parti communiste chinois (PCC), a publié en une de son édition du 1er mars un article intitulé « La tendance à la coopération gagnant-gagnant dans les relations sino-américaines ». Cet éditorial est paru au lendemain du 50e anniversaire de la publication du « Communiqué de Shanghai », un document diplomatique signé le 28 février 1972 lors de la visite du président américain Richard Nixon sur le sol chinois, qui retrace le rapprochement puis la normalisation des relations entre les deux pays.
Cette visite historique avait été suivie d’un demi-siècle de paix entre la Chine et les États-Unis. Malgré des épisodes de fortes tensions, elle avait permis une coopération économique et commerciale dynamique entre les deux pays. « Les relations sino-américaines sont devenues l’une des relations bilatérales les plus étroites au monde, avec des domaines de coopération parmi les plus vastes et des intérêts communs des plus importants », se félicite l’éditorial qui juge que ni le développement économique mondial ni la stabilité globale ne peuvent se passer de la coopération entre les deux grandes puissances.
Cet article a pris de court un grand nombre d’observateurs chinois comme Tao Jingzhou, un avocat francophone renommé : « À l’heure où les relations sino-américaines sont quasi gelées, et où les slogans se multiplient, vantant les relations sino-russes – si bonnes qu’elles sont « sans limite » – [le fait qu’un organe du PCC affirme que] la tendance à la coopération gagnant-gagnant dans les relations sino-américaines est irréversible [constitue un retournement surprenant]. »
C’est « un changement soudain dans la direction du vent », écrit un blogueur chinois sur Wechat et qui ironise : « Les internautes n’arrivent pas à suivre le rythme du changement. » Il est par exemple surpris par la publication d’un article de l’agence de presse officielle Xinhua énumérant les réussites de la coopération sino-américaine telles que les jumelages entre villes et provinces des deux côtés du Pacifique. « Que se passe-t-il aujourd’hui ? », s’étonne un internaute dans son commentaire.

« L’Ukraine, un pont Est-Ouest plutôt qu’un terrain d’affrontement »

À cela s’ajoutent les déclarations ambiguës de Wang Wenbin, l’un des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, qui affirmait le 28 février : « La Chine a toujours considéré que la sécurité d’un pays ne peut pas être construite sur la base de la compromission de la sécurité d’autres pays, et encore moins venir d’une atteinte à la souveraineté et à la sécurité d’autres pays, dans la poursuite de sa propre supériorité militaire et de sa sécurité. » Ces mots, rapportés par le média en ligne Pengpai, sont interprétés par certains observateurs comme une critique de l’agressivité de la Russie, et vue par d’autres comme s’adressant aux États-Unis et à l’Otan.
Ce mercredi 2 mars, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine », lors d’un vote approuvé massivement par 141 pays sur les 193 membres que compte l’organisation. Seuls cinq pays ont voté contre : sans surprise, la Russie, de même que la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée et la Syrie. 35 pays, dont la Chine, se sont abstenus.
À la veille de ce vote, l’ambassadeur chinois aux Nation Unies, Zhang Jun, l’avait déjà dit : « L’Ukraine devrait servir de pont entre l’Est et l’Ouest plutôt que d’être un terrain d’affrontement pour des questions géopolitiques. » Et d’ajouter, avec une franchise très inhabituelle dans la bouche d’un diplomate chinois de premier plan : la situation en Ukraine est quelque chose que la Chine « ne souhaite pas voir et qui n’est dans l’intérêt d’aucune des parties en présence ». Un message qui vise implicitement le maître du Kremlin.

« Nouvelles routes de la soie » affectées

Déjà, les conséquences économiques de cette guerre se font sentir pour la Chine. L’une d’entre elles est l’impact sur les « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative ou BRI) des répercussions diplomatiques et financières du conflit pour certains pays membres de ce programme, tels la Pologne ou le Kazakhstan. Le 6 février, Xi Jinping avait accueilli en grande pompe le président polonais Andrzej Duda et longuement évoqué avec lui la coopération bilatérale qui, aux yeux de Pékin, devait faire de ce pays d’Europe centrale « une porte d’entrée sur l’Europe ». Duda avait été le seul dirigeant de l’Union européenne à se rendre à Pékin pour la cérémonie d’ouverture des JO d’hiver le mois dernier.
Ce plan grandiose prévoyait l’utilisation des voies ferroviaires traversant la Pologne pour en faire un maillon crucial pour la BRI car elles pouvaient permettre de relier la Chine à l’Europe le long de ce corridor qui traverse toute l’Eurasie via le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie. Or presque la moitié de ces trains traversent la Russie et la guerre en Ukraine risque fort de paralyser pour longtemps ce trafic du fait des sanctions européennes qui frappent Moscou.
Ce jeudi 3 mars, l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB), fondée en 2016 à l’initiative de la Chine avec d’autres pays dont la Russie, a annoncé dans un communiqué que « toutes ses activités avec la Russie et la Biélorussie sont désormais gelées et examinées en raison de l’invasion de l’Ukraine. Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, l’Asian Infrastructure Investment Bank exprime sa sympathie à tous ceux qui sont affectés. Nos cœurs vont vers tous ceux qui souffrent. » La banque est souvent considérée comme une rivale de la Banque Mondiale dont le siège est à Washington et qui est sous l’influence des États-Unis.
Mais ce qui a sans doute le plus inquiété le pouvoir chinois est la menace nucléaire brandie par Vladimir Poutine, une initiative qui ne peut qu’apparaître profondément irresponsable aux yeux de Xi Jinping. Il reste maintenant à voir ce que sera l’évolution de la guerre en Ukraine dans les prochains jours ou les prochaines semaines et quelles en seront ses conséquences pour la Chine et l’Asie de l’Est. Mais, d’ores et déjà, les autorités chinoises redoublent de prudence et ont désormais clairement tendance à prendre de plus en plus leurs distances avec Vladimir Poutine.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).