Politique
Analyse

Ukraine, Hong Kong, Taïwan : derrière le communisme, l’Empire

Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine lors du 11ème sommet des BRICS, à Brasilia en 2019. (Source : Asia Times)
Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine lors du 11ème sommet des BRICS, à Brasilia en 2019. (Source : Asia Times)
À Taipei, le discours officiel se veut rassurant pour la population : les différences entre l’Ukraine et Taïwan sont nombreuses. Pour autant, les similarités ne manquent pas non plus, tandis que les deux crises, si elles ne procèdent pas l’une de l’autre, entretiennent des plus directs qu’il n’apparait à première vue. Stéphane Corcuff étudie ici, en politiste, comment fonctionne l’irrédentisme des Etats post-impériaux que sont la Russie et la Chine, sur les trois crises de l’Ukraine, de Hong Kong et du détroit de Taïwan. Toutes nous ramènent à la géopolitique de l’Empire, qui n’a jamais disparu sous le communisme.
Entre l’Ukraine et Taïwan, les points communs sont nombreux, tant dans les logiques politiques internes à la Russie et à la Chine, que dans la géopolitique des deux conflits. Tout d’abord, et c’est le plus frappant, les deux crises sont structurées par l’irrédentisme de ces deux États semi-impériaux, ou post-impériaux, que sont la Russie et la Chine — l’irrédentisme étant l’incapacité d’un État à accepter qu’un territoire qui jadis fut partie du sien n’en fasse plus partie aujourd’hui, incapacité qui se traduit par une volonté obsessionnelle d’annexion, dont vont découler la plupart des autres caractéristiques du conflit.
Corollaire de l’irrédentisme, le discours sur l’illégitimité historique du régime opposé est commun aux deux États russe et chinois. Tout deux insistent sur le fait que l’État ukrainien et l’État taïwanais — la République de Chine, prédécesseur de la République populaire de Chine, et réduite à Taïwan depuis 1949 — sont illégitimes et illégaux, et que leur émergence historique est un accident de l’histoire. Vladimir Poutine accuse Lénine d’avoir créé l’Ukraine et la dislocation de l’Union soviétique de lui avoir donné une indépendance. Depuis Mao Zedong, la Chine communiste accuse pêle-mêle la guerre civile chinoise, la sanctuarisation du détroit de Taïwan en 1950 par les Américains, les séparatistes taïwanais, les manigances politiques des « indépendantistes » (avec toutes les ambigüités de ce mot trop commode, dans la bouche des dirigeants chinois) pour faire oublier que jamais Taïwan n’a « dépendu » de la République populaire et qu’elle est dirigée par un régime souverain et indépendant, la République de Chine. Comme l’Ukraine.
Dans les deux cas aussi, la théorie de l’ingérence étrangère fait ainsi florès, et vient commodément effacer les contradictions dans le discours, pour la population de leurs États respectifs soumis à une intense propagande réécrivant l’histoire avec force approximations, confusions et réinterprétations opportunistes. Le « séparatisme » serait ainsi causé par des ingérences étrangères, qui ne sont pourtant jamais précisément étayées. Comme au sujet de l’Ukraine, qui serait aux mains des Américains, comme de Taïwan, qui serait sous le parapluie des mêmes Américains, les manifestants hongkongais de 2019 auraient été, selon Pékin mais aussi selon la cheffe de l’exécutif hongkongais Carrie Lam, manipulés par des forces étrangères. Mais les causes explicatives varient, et ce n’est pas toujours celle-ci qui est choisie. Le discours comporte en effet une panoplie d’arguments, pas tous les mêmes, mobilisés selon les besoins et le public qui doit les entendre.
Ces arguments essayent soigneusement, tant dans la Russie de Vladimir Poutine qu’en Chine communiste, de faire oublier une éternelle et flagrante contradiction : la population convoitée, dont le statut de peuple est nié par le postulat qu’elle fait partie du seul et même grand peuple de la mère patrie, et en même temps critiquée comme refusant la réunion avec « l’amère patrie », cette nation cultivant une blessure qu’elle s’est infligée à elle-même et qui se nomme irrédentisme. Les Ukrainiens et les Taïwanais sont russes et chinois, mais on déteste qu’ils ne le conçoivent pas ainsi. Il s’ensuit une « diabolisation » de ces populations convoitées, auxquelles on interdit discursivement de se penser autrement que comme partie d’un tout. Ici, nul postulat que les peuples seraient libres de disposer d’eux-mêmes. Nous avons là une ligne de fracture majeure entre les dictateurs nationalistes, rêvant d’empire et de territoires, que sont Vladimir Poutine et Xi Jinping, et l’Occident. Leur raisonnement se fait en forme de pétition de principe, qui prend pour acquis ce qui est précisément à démontrer, ou tout du moins à discuter, à savoir l’appartenance des ces peuples à ceux qui les convoitent. Les premiers n’ont donc pas leur mot à dire, et, aux dires de ces dictateurs, leur donner la parole ne servirait à rien, puisque leur parole, minoritaire car rapportée à l’Empire qui veut les ramener dans son giron, ne vaudrait rien contre « la majorité » qui désire unanimement leur retour. Les Ukrainiens et les Taïwanais sont donc invalidés en tant que « peuple », mais également édifiés comme ennemis pour leur refus de cette inclusion.

Contradiction insoluble

Or la réalité est toute autre et les deux dictateurs en question le savent bien. Il n’est pas compliqué de trouver des statistiques montrant qu’une majorité des Ukrainiens ne veut pas d’une unification avec la Russie (ils étaient 57 % en 2017, trois ans après l’annexion de la Crimée) et de même qu’unemajorité des Taïwanais rejette, avec la détermination de la survie, une unification avec la Chine (ils sont 58,4% fin 2021 à rejeter l’unification « maintenant ou dans l’avenir »), quasiment la même valeur. Vladimir Poutine et Xi Jinping connaissent sans doute ces statistiques, qu’ils tentent d’évaluer pour définir leur stratégie. Aussi leur discours irrédentiste bute-t-il sur une autre contradiction, qui tire irrésistiblement la situation vers la guerre : le désir d’unification chez les peuples convoités diminue à chaque coup de griffe et avec chaque déclaration agressive niant la subjectivité propre de leur peuple et la souveraineté de leur État. Pour le seul exemple de Taiwan : 20 % de la population en 1994 désiraient une unification avec la Chine, pour tomber à 7,4 % en 2021, 27 ans plus tard. Cette contradiction est insoluble et, dans les cas russe comme chinois, rend totalement illusoire toute issue pacifique. En Ukraine comme à Taiwan, la politique de Vladimir Poutine et Xi Jinping est une simple et seule alternative : la prolongation du statu quo, ou la guerre. Cette réalité simple n’est pas clairement apparue sur l’Ukraine avant l’attaque russe, et les tentatives de médiation étaient à ce titre louables. Mais dans le cas chinois, elle est absolument évidente, et plus tôt nous le comprendrons, plus tôt nous nous préparerons pour, espérons-le, éviter un conflit aux conséquences internationales incalculables.
Le refus de s’unir avec le grand voisin, belliqueux, autoritaire, et arc-bouté sur une vision racialisante des choses, présente un dilemme cornélien pour l’irrédentiste, qui, pour éviter une guerre coûteuse et risquée, tente de séduire, selon le moment, la population du territoire convoitée dans une tentative pourtant perdue d’avance, comme le montre la politique de « séduire les cœurs des Taïwanais » lancée par les Chinois dans les années 2000, qui n’a abouti à rien, tant elle est biaisée par le point de départ de la Chine : les Taïwanais n’ont pas le droit à s’exprimer sur la question de leur retour dans le giron national. Pour ne pas apparaître comme visant la population elle-même directement, les dirigeants chinois et russes rivalisent de férocité dans l’invention d’un ennemi distinct du peuple, soigneusement réduit à une clique au pouvoir ou de militants extrémistes, radicaux, manipulateurs, illégitimes, qui devront « rendre des comptes face à l’histoire ». Dans le cas ukrainien, ils sont en outre « nazis » et « drogués ». Vu du Kremlin comme de Zhongnanhai, le siège du pouvoir communiste à Pékin, le président Volodymyr Zelenski comme la présidente Tsai Ing-wen sont, dans ces cliques de « criminels de l’histoire », les cibles numéro 1.
La « junte en place à Kiev », selon l’ambassadeur russe aux Nations Unies, a pour égal les « séparatistes » au pouvoir à Taïwan, qui remplacent la « clique de Chiang Kaï-shek » d’antan, le vocable cher à Mao. Ce vocable qui fut employé en 1971 à la demande de la République populaire de Chine pour expulser de l’ONU la République de Chine et pendre sa place, en évitant soigneusement de l’appeler « délégation de la République de Chine », nom effectif de cet État signataire de la charte des Nations Unies. L’appeler par son nom, dans la résolution n°2758 de l’Assemblée générale des Nations Unies, aurait eu l’effet délétère aux yeux de Pékin de mettre en lumière la contradiction dans le discours de la République populaire : celle-ci avait décrété en 1949 au mépris des faits et du droit, que la République aurait disparu ipso facto, alors qu’elle était toujours à Taïwan, et que ce sont bien ses représentants que Pékin cherchait à évincer. Or, de 1949 à 1971, la République de Chine, toute bien souveraine même réduite à Taiwan, avait continué sa vie juridique internationale, et notamment en signant des traités toujours enregistrés à l’ONU, à ce jour, comme valides.

Histoire et mensonge

Inévitablement, dans les deux cas russe et chinois, l’histoire est mobilisée, et ce, de deux façons. D’une part, elle est réécrite pour justifier l’unification. L’Ukraine est ainsi l’origine culturelle et ethnique de la Russie, mais c’est cette dernière qui doit phagocyter la première et non l’inverse. Taïwan, elle, ferait partie de la Chine « depuis les temps anciens », mais on oublie au passage que ce sont les Mandchous, après avoir conquis et asservi la Chine des Ming, qui ont inclus Taïwan à leur empire, au même titre que la Chine colonisée, et non les Chinois eux-mêmes, qui n’ont jamais dirigé Taïwan depuis le Continent qu’entre 1945 et 1949, sous la République. D’autre part, des comparaisons sont mobilisées pour activer le sentiment patriotique en jouant sur le registre de la nation martyrisée qui devra son salut à un sursaut de patriotisme. Vladimir Poutine, ainsi, fait vibrer une corde patriotique en faisant passer sa conquête pour une entreprise de « dénazification ».
Xi Jinping, lui, et tous ses prédécesseurs – mais lui plus encore que tous les autres – insiste en permanence sur « le siècle de l’humiliation », et Taïwan serait le dernier territoire impérial perdu qu’il resterait à conquérir. C’est oublier que les révolutionnaires du Kuomintang, en 1911, ont renversé les Mandchous au motif explicite que ces derniers étaient « des étrangers », pour ensuite immédiatement inventer une théorie totalement circonstantielle d’une hypothétique « harmonie des cinq races » (Chinois Han, Mandchous, Mongols, Tibétains et Hui musulmans). Un moyen en fait de justifier la récupération non seulement des dix-huit provinces chinoises, mais en outre de celles rajoutées par les Mandchous à leur propre empire, et qui n’ont jamais été conquises par les Chinois : la Mandchourie, la Mongolie « Intérieure », le Turkestan Oriental, le Tibet… et Taïwan. Ils postulaient ainsi comme « leurs », comme si de rien n’était, des territoires conquis par leurs anciens maîtres. Ce qui est recherché ici est une surimpression mémorielle à des fins justificatives. Pour cela, Vladimir Poutine choisit d’écrire un long article historique, quand la Chine populaire se fait au contraire toujours extrêmement peu diserte sur l’histoire de Taïwan dans ses publications officielles – de peur de dévoiler ses mensonges historiographiques. Il n’empêche, dans les deux cas, l’histoire est totalement tordue pour lui faire dire ce que tout, sinon, contredit.
Ces discours étant fortement manipulés, les dictateurs n’hésitent pas à mentir effrontément d’une manière telle qu’ils pratiquent comme système de mensonge de plus en plus fréquent, le « détournement et la distorsion mimétiques » : ils nous renvoient les arguments que nous avons contre eux en les retournant contre nous. Ainsi, dans les deux cas, l’attaque de l’Ukraine, comme sous Mao le discours sur l’invasion de Taïwan sont présentés comme une « libération ». Vladimir Poutine parle sur l’Ukraine d’une « opération militaire spéciale destinée au maintien de la paix » et répète que « la Russie respecte toujours le droit international ». Le discours de la Chine de Xi Jinping, et des communistes chinois en général, coule dans la même veine. Rappelons-nous, pour justifier leur écrasement de la révolte des Hongkongais en 2019, qu’ils déclaraient que la Chine intervenait « pour sauver le principe « Un pays, deux systèmes ». Cette distorsion mimétique vise deux buts. En interne, tout d’abord, elle vise à légitimer l’agression et à en requalifier la nature en intégrant l’irrédentisme dans le récit national. Vis-à-vis de l’extérieur, le but recherché est l’effet de sidération sur les critiques du régime, qui se voient dépossédés de leurs arguments, auxquels ils croient dur comme fer comme étant la source de leur légitimité et de leur humanisme.
Il y a un risque que les ennemis, ceux qui résistent sur le terrain et les États qui leur sont alliés, soient ainsi accusés de ce que l’agresseur est en fait lui-même. La militarisation croissante de la Russie et de la Chine, leur discours revanchard, leur mobilisation idéologique, la nature autoritaire (en Russie de Vladimir Poutine) et néo-totalitaire (en Chine de Xi Jinping) leur donne des dimensions clairement fascisantes, et, en Chine, qui rappellent certaines caractéristiques du régime nazi, avec l’équivalence que l’on peut faire, notamment, entre le Lebensraum allemand (« l’espace vital ») et la colonisation accélérée, doublée d’un génocide, du Xinjiang par les Chinois. Mais ce sont ces États, qui se disent « démocratiques », et qui accusent les autres de ne pas respecter les droits de l’homme et le droit international.

Démocraties frontières

On l’a compris, dans les deux cas, l’Ukraine et Taïwan sont des démocraties frontières pour la géopolitique contemporaine. Leur chute serait un drame pour le modèle toujours perfectible des démocraties dans leur variété. L’opposition est fondamentale entre systèmes politiques et valeurs des deux blocs en train de se constituer dans le monde qui va voir le jour. Ces deux démocraties sont des frontières, car, de l’autre côté de leur frontière, la crainte est grande de voir une contagion démocratique déstabiliser les autocrates néo-impériaux. La même chose, sur ce point, vaut également pour Hong Kong.
Mais, pour être exact, dans les deux cas (et même dans les trois, si l’on inclut Hong Kong), c’est à l’intérieur des sociétés convoitées que passe la frontière, plutôt qu’entre elles et le puissant voisin. En effet, une forme de division nationale a longtemps pesé en Ukraine, à Taïwan et à Hong Kong entre les unificationnistes et ceux que Pékin et Moscou qualifient de « séparatistes ». Dans ces trois territoires, le sentiment de l’existence d’une nation est de plus en plus perceptible, même à Hong Kong. Certes, les dictateurs, qui ne veulent rien y entendre, et les unificationnistes eux-même dans ces sociétés, considèrent que le phénomène national y est nouveau – c’est vrai pour Taïwan, encore plus vrai pour Hong Kong, mais moins vrai pour l’Ukraine, où le mouvement national est ancien. Mais un mouvement national a bien toujours un point de départ, même pour la Russie et pour la Chine elles-mêmes. Dans les trois cas, cette « cinquième colonne », qui n’est pas toujours un fantasme, mais qui nourrit bien des fantasmes, s’est nourrie de réfugiés ou de déplacés : de la Chine (guerre civile de 1949, vagues de répression sous la Chine communiste) vers Hong Kong et Taïwan ; et de l’URSS vers l’Ukraine (mineurs de toute la Russie déplacés dans le Donbass à partir des années 1930).
On peut facilement comprendre que les minorités en question passent en effet par des processus identitaires très complexes et une identification parfois difficile à leur terre d’exil. Mais ils sont souvent aussi les otages « d’entrepreneurs de réunification », qui instrumentalisent leurs difficultés identitaires, pour leur laver le cerveau et leur faire préférer un grand voisin puissant et autoritaire (mais parlant leur langue) aux expériences de démocratie et de liberté dont ils peuvent jouir dans leur nouvelle patrie. Dans les trois cas, les identités nationales sont en construction, certes, et les trois territoires bien divisés sur ce point. Mais un consensus croissant, que l’ennemi irrédentiste renforce par ses menaces, indique bien qu’une majorité de la population de ces territoires pense son identité en simple relation, et sans dépendance, avec les entités néo-impériales chinoise et russe. C’est l’objet de plusieurs de nos travaux sur l’identification de la minorité d’origine chinoise continentale de Taïwan.

Endoctrinement

Or les populations de ces néo-empires ne sont pas toutes dupes, et pas toutes intéressées par les aventures militaires. Nous avons vu des manifestations et protestations contre Vladimir Poutine et contre l’invasion de l’Ukraine. Des Chinois, sur les réseaux sociaux, se sont interrogés sur l’opportunité d’écraser la rébellion à Hong Kong. Enfin, le danger pour la stabilité du développement chinois d’une guerre sur Formose en fait réfléchir plus d’un, en Chine, au moins pour pondérer le discours officiel. L’endoctrinement doit donc fonctionner à plein régime : sur la grandeur nationale, sur l’Occident menaçant, sur le danger des valeurs occidentales. Les anniversaires politiques choisis pour les commémorations officielles par les régimes en place permettent de le rappeler à intervalles réguliers. Et les jeunes générations, celles qui n’ont pas connu les lamentables échecs économiques et sociaux du communisme en Russie ou en Chine avant les réformes ne sont pas forcément insensibles aux sirènes nationalistes qui retentissent à chacune de ces occasions. N’oublions pas que les générations chinoises nées après Tiananmen et les générations russes nées après la chute de l’URSS n’ont par définition pas de mémoire d’un passé qu’elles n’ont pas connu, si ce n’est à travers la propagande. Et les anniversaires sont en ce moment nombreux : en 2017, les cent ans de la révolution bolchévique ; en 2021, les 100 ans de la fondation du Parti communiste chinois. L’invasion de l’Ukraine, avec peut-être l’espoir d’une victoire rapide, est lancée le 23 février, avec sans doute en ligne de mire, début mai, les célébrations de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. Dans les deux pays, les commémorations politiques savamment orchestrées par leur dirigeants se font avec force déploiement d’armes et de défilés militaires, renforçant les relents franchement néo-fascistes de ces deux États, qui sont les derniers à faire défiler, dans leur capitale, des armes lourdes et des missiles intercontinentaux pour célébrer leurs fêtes nationales.
Les parallèles sont donc nombreux, et il en existe encore d’autres. Qu’on me permette ici de poursuivre encore quelque peu la comparaison, pour rappeler non seulement les points communs entre les deux crises, mais aussi que, derrière le dictateur russe, s’en trouve un autre, qu’on appelle toujours « M. le Président », lui qui n’a jamais été élu par un peuple qu’il dirige d’une main de fer : Xi Jinping.

Intérêt stratégique

Cela a été récemment rappelé, Vladimir Poutine est coutumier d’un langage direct et brutal, qui n’est pas une façon anodine de s’exprimer. Mais réalise-t-on vraiment que la Chine communiste en est elle-même coutumière, et ce depuis longtemps ? À l’exception de Deng Xiaoping et de Hu Jintao, depuis Mao Zedong, les vitupérations sont la norme, qui confinent parfois à l’insulte directe, tant contre les opposants intérieurs (notamment pendant la réforme agraire, les « trois anti » et les « cinq anti », la campagne anti-droitière, la Révolution culturelle) que face aux ennemis extérieurs (le rival Chiang Kaï-shek, les Américains, les Russes, le dernier gouverneur de Hong Kong Christopher Patten, le président Lee Teng-hui à Taïwan), insultés en termes violents et crus, qui dénotent singulièrement avec la hauteur à laquelle les Chinois placent leur civilisation supérieure. Pas plus tard qu’il y a deux ans, chacun sait comment a été décoré d’injures notre collègue français Antoine Bondaz. Je passe pour ma part sur les courriels insultants et des commentaires désespérants reçus d’internautes payés à l’invective par la Chine. Cette manière de s’exprimer est tellement propre à cette forme de pouvoir qu’elle semble nous autoriser à proposer de la qualifier de « tactique de la vitupérance ». Si Xi Jinping se retient d’user de mots vulgaires et brutaux, le contenu de ses propos n’est pas tendre pour autant, et il laisse le soin à sa diplomatie des « loups guerriers » le soin de l’offensive. Les rôles, ici, sont inversés par rapport au duo Poutine-Lavrov, mais les deux régimes procèdent au final de la même manière sur ce point.
Si l’on quitte le domaine de l’analyse politique pour rejoindre celui de la géopolitique, sur lequel beaucoup a été écrit, rappelons tout d’abord que l’intérêt stratégique est l’un des points communs des deux cas taïwanais et ukrainien : l’industrie et le charbon du Donbass présentent un intérêt pour la Russie, tout autant que le contrôle de la mer d’Azov. Les études pédologiques nous apprennent aussi que les terres noires d’Ukraine, riches en Tchernoziom, sont les terres agricoles les plus riches au monde, et pourraient être convoitées par la Russie, voire par la Chine, à terme, tant Pékin est active dans l’achat de terres agricoles dans le monde. Quant à Taïwan, l’île est le verrou ultime dans l’accès direct de la Chine à l’océan, qui ouvrirait pour elle une façade sur le Pacifique de près de 400 kilomètres de côtes directement en eaux profondes, contournant ainsi les contraintes que font peser sur cet accès, pour Pékin, la souveraineté japonaise sur l’archipel des Nansei (dont les Ryukyu et Okinawa) et sur les îlots Liancourt (Senkaku/Diaoyutai), et celles des pays riverains sur tout le reste des mers « de Chine du sud ».
L’État russe et l’État chinois disposent également tous les deux d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, avec droit de veto, dont la Russie a fait usage dès le 26 février 2022 pour bloquer une résolution condamnant « l’agression russe en Ukraine », rendant impossible une condamnation officielle, et, ce faisant, conditionnant toute intervention au secours de l’Ukraine ou de Taïwan à l’existence préalable d’une alliance militaire.
Dans les deux cas encore, Russie et Chine disposent d’une armée considérablement plus forte que celles de Taïwan et de l’Ukraine. Nous le verrons, sur un plan géopolitique, pourtant, les situations ukrainienne et taïwanaise sont très différentes.

Liminalité géopolitique

Alors sous le communisme se cache-t-il l’empire ? Chine et Russie sont dirigées par des dictateurs qui ont fait toute leur carrière dans un appareil communiste, et sont passés au travers de déceptions marquantes (la fin de l’URSS pour Vladimir Poutine, Tiananmen et les attentats attribués aux Ouïgours pour Xi Jinping). Les alertes quant à leur propension à un usage « impérial » de leurs forces armées dans leurs confins sont nombreuses : Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Hong Kong, Xinjiang. Pour les deux dictateurs, on note une ambivalence dans leur intérêt pour le communisme.
Vladimir Poutine est connu pour expliquer publiquement la catastrophe qu’à été la chute de l’URSS, tout autant que la folie que ce serait de vouloir reconstituer cette dernière. Xi Jinping, lui, ne s’en prend pas au communisme, loin s’en faut, puisque le régime est encore là et justifie le monopole absolu du pouvoir entre ses mains. Toutefois, il a explicitement, tour à tour selon les occasions, critiqué ou minoré le rôle joué par chacun de ses prédécesseurs. Leur ambiguïté s’explique par, et en même temps qu’elle s’efface derrière, ce qui prime : l’empire. Ces deux dirigeants, hantés par le souvenir de l’empire dans leur extension territoriale maximale, ont tous deux réussi à faire sauter la contrainte de limitation de leurs mandats, pour renouer avec un temps impérial de la gouvernance, celui d’un tsar ou d’un fils du Ciel. Vladimir Poutine est au pouvoir depuis 20 ans et a trouvé un moyen de rester encore, tout comme Xi Jinping, au pouvoir depuis 2012 mais qui a fait sauter la limitation des « dix ans au pouvoir » qu’avait instituée par Deng Xiaoping.
Mais finalement, ce qui réunit les situations et rapproche les destins de l’Ukraine et de Taïwan sont leur position de « liminalité géopolitique » par rapport aux empires russe et chinois. Cette liminalité géopolitique, sur laquelle j’ai écrit ailleurs en détails, est, pour schématiser, une posture qui est tout sauf marginale, en dépit d’une disproportion des forces, en termes de hard power surtout, entre eux et l’empire. Ils sont liminaux car situés en périphérie, mais ne sont pas périphériques et refusent de se laisser marginaliser. En effet, ils sont eux-mêmes leur propre centre, se situent sur des failles géopolitiques et à la frontière entre deux mondes, celui qui les convoite, et celui vers lesquels ils regardent, et que leurs puissants voisins rejettent de toutes leurs forces. Ils sont liminaux car, dans cette disproportion des forces, ils gardent leur mot à dire ainsi qu’une certaine forme, que l’on voit à l’œuvre dans la résistance et la détermination ukrainienne et taïwanaise à ne pas fléchir, de dissuasion du faible au fort. Ils sont, enfin, liminaux, parce qu’ils sont, à bien des égards, des endroits où l’on peut apprendre beaucoup sur l’empire voisin et notamment sur ce que ce dernier veut masquer. Ils en gardent la mémoire, et en ont un entendement profond, forts de leurs liens historiques et culturels, linguistiques et de mentalité. Toutefois, ils ont su s’en émanciper, pour distinguer race et gouvernance, culture et souveraineté, langue et nation. Ils sont tout sauf marginaux, ils sont liminaux, car ils nous donnent à voir, et nous donnent à comprendre.
Par Stéphane Corcuff

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A propos de l'auteur
Stéphane Corcuff, politiste, sinologue, est enseignant-chercheur à Sciences-Po Lyon et au CEL Jean-Moulin Lyon 3, et chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (Hong Kong). Il a publié deux ouvrages en chinois à Taïwan et de nombreux articles en français, chinois et anglais sur le détroit de Taiwan et la politique des identités dans l'île (voir ici l’ensemble de ses publications).