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Pourquoi l'Ukraine n'est pas Taïwan

Manifestation de soutien à l'Ukraine et contre l'invasion russe à Taipei, le 25 février 2022. (Source : VOA)
Manifestation de soutien à l'Ukraine et contre l'invasion russe à Taipei, le 25 février 2022. (Source : VOA)
Qui peut dire combien de temps Kiev résistera ? Depuis le déclenchement de son offensive jeudi 24 février juste avant l’aube, l’armée russe parait lancée dans une inexorable invasion de l’Ukraine, tant le rapport de force lui est favorable. D’autant que les États-Unis n’enverront pas un seul GI’s pour défendre le pays de Volodymyr Zelensky. Par contre, il serait infiniment plus compliqué pour l’Armée populaire de libération chinoise de prendre le contrôle de Taïwan. Ce qui conduit à penser que Xi Jinping pourrait éviter de s’engager trop loin aux côtés de son homologue russe Vladimir Poutine.
Sans surprise, la Chine a choisi de s’abstenir, comme l’Inde et les Émirats arabes unis. Ce vendredi 25 février, Pékin ne s’est pas joint aux onze membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui ont déposé une résolution condamnant l’invasion russe de l’Ukraine, demandant à Moscou de stopper immédiatement son agression et de retirer aussitôt ses troupes. Une résolution de pure forme en raison du véto de la Russie, bien assise sur son siège de membre permanent du Conseil. Le même jour, Xi Jinping a téléphoné à Vladimir Poutine. Le président chinois lui a recommandé « d’abandonner la mentalité de guerre froide, de respecter et d’attacher de l’importance aux préoccupations sécuritaires raisonnables des autres pays, et de construire à travers des négociations un mécanisme de sécurité en Europe à la fois équilibré, effectif et durable ».
Selon les médias chinois, Poutine a fait valoir à Xi les raisons pour laquelle il a lancé son « opération militaire spéciale » : selon le président russe, les États-Unis ont « longtemps ignoré les préoccupations de sécurité légitimes de la Russie, sont à maintes reprises revenus sur leurs engagements et ont continué d’encourager des déploiements militaires vers l’Est, défiant la ligne rouge stratégique de la Russie ».
Pékin marche sur une ligne de crête. Abstentionniste à l’ONU, la Chine refuse jusqu’à présent de parler d’une « invasion » de l’Ukraine ni de condamner l’action de la Russie, son allié proche. Comment pourrait-elle le faire alors que Xi Jinping projette de « réunifier » Taïwan au continent chinois, par la force si nécessaire et au cours de l’actuelle génération au pouvoir à Pékin ? La guerre en Ukraine, le Parti communiste chinois la scrute de près. Il « calera » sans doute en conséquence ses plans d’invasion de Taïwan.

L’attitude des Américains

Pourtant, nombreuses sont les différences entre l’Ukraine et Taïwan. Face au territoire ukrainien, le président russe avait depuis des semaines déjà massé plus de 170 000 hommes. Cette puissance colossale ne fera qu’une bouchée de l’Ukraine. Le pays, non membre de l’Otan, a dès lors été quasiment abandonné à son triste sort par l’Occident sur le plan militaire.
Le cas de Taïwan est très différent. D’abord parce c’est un archipel : l’Armée populaire de libération (APL) n’a aucune expérience de débarquement sur des rivages hostiles où la résistance de l’armée taïwanaise se prépare depuis des années. Ensuite, en cas d’agression chinoise contre l’ancienne Formose, les États-Unis ont déjà averti qu’ils ne resteraient pas sans rien faire. Bien plus, le Japon, l’Australie, l’Inde, le Vietnam et, dans une moindre mesure, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud, ont fait savoir qu’ils se rangeraient aux côtés des forces américaines si un tel conflit devait éclater.
La tentation est évidemment forte pour Xi Jinping de conclure une alliance militaire avec la Russie et de profiter de ce que l’Occident est absorbé par la crise ukrainienne pour sauter le pas et donner l’ordre à son armée de se lancer au combat. Le 4 février dernier, les présidents russe et chinois avaient bien souligné que jamais les relations entre les deux grands voisins n’avaient été aussi bonnes.
Mais, là aussi grande différence : si l’on peut penser que Vladimir Poutine décide suivant des fantasmes irrationnels de ressusciter l’impérialisme tsariste, Xi Jinping est tout le contraire. C’est un homme intelligent, réfléchi, rationnel. Fin stratège, « il se gardera bien de prendre une décision précipitée sans être absolument certain de gagner une hypothétique guerre à Taïwan », souligne Stéphane Corcuff, spécialiste du monde chinois et enseignant à Sciences Po Lyon, dans la revue Diplomatie.
Certes, le rêve de restauration des vieux empires est partagé par Moscou et Pékin. Les deux États coordonnent déjà leurs actions pour mieux reformuler l’ordre mondial à leur avantage. « Pour qui voulait encore minimiser le rapprochement sino-russe et la coordination de plus en plus étroite de leur agenda géopolitique, la journée de lundi [21 février] aura servi de tocsin, écrit Frédéric Koller dans le quotidien suisse Le Temps. Moscou et Pékin avancent de concert pour mettre un terme à la domination des États-Unis et redéfinir les règles internationales sur de nouveaux fondements largement partagés entre les deux capitales. »

Le souci de la croissance

Pour autant, cette lune de miel en est-elle vraiment une ? Non, pour d’autres raisons encore. Faut-il rappeler que la Chine est devenue la deuxième puissance économique du globe, tandis que le PIB de la Russie est comparable à celui de l’Espagne ? Le président chinois n’a donc que peu d’appétence pour participer à une surenchère militaire qui, c’est une certitude, sera très coûteuse pour l’économie russe déjà mal en point. Xi Jinping préfère, lui, mettre l’accent sur la poursuite du développement économique de son pays, un domaine où la Chine traverse quelques turbulences inquiétantes depuis quelques années. Car le maître de la Chine communiste le sait bien : la poursuite de la croissance économique est la meilleure garantie pour se prémunir de l’instabilité sociale et, par conséquent, politique.
Quelques heures avant le début de l’invasion en Ukraine, les États-Unis avaient accusé Moscou et Pékin de faire cause commune pour créer un nouvel ordre mondial « profondément illibéral ». Mais le porte-parole du secrétariat d’État, Ned Price, avait aussitôt ajouté qu’il restait encore une occasion pour la Chine d’user de son influence pour inviter Vladimir Poutine à la raison. Il est à noter que le président russe a attendu la fin des Jeux olympiques d’hiver de Pékin pour reconnaître les deux régions séparatistes de l’Ukraine et déclencher les hostilités. Un geste significatif destiné à ne pas gêner la Chine.
Mais aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence : les efforts de Pékin pour persuader Vladimir Poutine de ne pas faire parler les armes ont échoué. Dès lors, voici la question posée : que fera la Chine si ce conflit continuait de dégénérer ? Comme le dit John Culver, un ancien responsable du renseignement américain cité par la BBC, « une annexion de l’Ukraine ou de parties de l’Ukraine, ou encore une invasion ou la prise de Kiev viole la position chinoise qui est de dire que la souveraineté est sacro-sainte ». Le pire pour le Parti serait une dérive possible des Chinois qui, livrés à eux-mêmes pour analyser les informations provenant de Kiev, pourraient être amenés à se faire leur propre opinion, une notion intolérable pour le régime de Pékin.
Enfin, la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine n’est pas sans danger sur le plan politique pour Xi Jinping. Des sondages ont mis en évidence le fait que la population russe n’est guère enthousiaste face à l’étendue de ce conflit et des pertes humaines considérables qu’il risque d’engendrer. Il est clair que les Ukrainiens vont tenter de résister par tous les moyens à cette agression. Les conséquences à long terme de cette guerre pourraient bien être la chute de Vladimir Poutine. Car il ne fait aucun doute que la population russe, déjà malmenée sur le plan économique, va souffrir des sanctions déjà décidées ou qui vont l’être par l’Occident.

La peur de l’imprévisible

En outre, Xi Jinping ne prendra probablement pas le même chemin pour la simple raison, explique Stéphane Corcuff, qu’une « guerre perdue à Taïwan aurait pour conséquence à peu près certaine la chute du Parti communiste chinois et, bien entendu, avec elle, celle de son maître ». Pour Jakub Jakobowski, expert de la Chine au think tank du Center for Eastern Studies, cité jeudi par le quotidien Libération, « la Chine regarde l’invasion russe comme un terrain d’essai. La Chine n’utilisera pas la crise en Ukraine pour envahir Taïwan, mais pour tester Joe Biden et les États-Unis, l’Otan et la coopération entre Berlin, Paris et Washington. Pékin va certainement tirer des leçons de ce dossier. »
Ce jeudi 24 février, les condamnations à travers le monde contre le fait accompli en Ukraine ont été unanimes. Or Pékin n’a guère envie de se trouver un jour dans la même situation et de devenir un État mis au ban de la communauté internationale. Aucune envie non plus de provoquer une nouvelle détérioration de ses relations avec les États-Unis déjà au plus bas depuis trente ans alors que la Chine continue de redouter la puissance militaire américaine.
Pour finir, « s’il est une chose que le régime chinois a en horreur, c’est bien l’imprévisibilité », rappelle Stéphane Corcuff. Or Poutine a justement été imprévisible tout au long de cette crise ukrainienne et Xi Jinping comprend là que son homologue russe n’est peut-être pas un « ami » digne de confiance.
Jeudi, le ton des autorités chinoises a donc changé et était clairement à la désescalade. « La situation en Ukraine se trouve à un moment critique et la Chine est très inquiète. Toutes les parties doivent faire preuve de retenue et éviter une nouvelle escalade des tensions, a déclaré Zhang Jun, l’ambassadeur chinois aux Nations Unies. Nous pensons que la porte à une solution pacifique de la question de l’Ukraine n’est pas totalement fermée et ne doit pas être fermée. La Chine demande à toutes les parties de reconnaitre l’importance du principe de la sécurité indivisible et continuent à s’engager dans le dialogue et la négociation dans le but de rechercher des solutions raisonnables par des moyens pacifiques, sur la base de l’égalité et du respect mutuel. »
Déjà, lors de la rencontre entre Poutine et Xi le 4 février avant l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, le numéro un chinois avait soigneusement évité de prendre partir pour la Russie face à l’Ukraine. « La Chine éprouve de la sympathie et soutient les demandes de Moscou pour la fin de l’élargissement de l’OTAN, ce que les deux pays considèrent comme une illustration des alliances de la Guerre froide », énonçait une déclaration conjointe sino-russe à l’issue des entretiens. Il est à noter que ce communiqué ne fait pas explicitement mention de l’Ukraine, l’accent étant plutôt mis sur la coopération économique entre la Russie et la Chine.
Peu après, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi précisait la position de la Chine. Elle est limpide. L’intégrité constitue « une norme pour les relations internationales contenue dans la charte de l’ONU. Il s’agit aussi là de la position de principe de la Chine. Et ceci s’applique également à l’Ukraine », avait-il souligné.

La haine du séparatisme

Le refus de Pékin de reconnaître des pays qui font sécession reflète en fait le désir du régime chinois d’éviter que des comparaisons à ce sujet soient faites avec Taïwan, le Tibet ou le Xinjiang. La Chine n’a pas reconnu l’annexion de la Crimée en 2014. La Chine a officiellement réagi à « la reconnaissance par la Russie de deux territoires séparatistes » en Ukraine par la voix de son ministre des Affaires étrangères. « La partie chinoise garde une position constante sur l’Ukraine, à savoir que tout pays doit pouvoir voir respectés ses soucis légitimes de sécurité, dans le respect de la charte des Nations unies », lors d’un entretien avec le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken.
L’évolution actuelle de la « question ukrainienne » est intimement liée à la non-application des accords de Minsk de 2015, a ajouté la partie chinoise, qui s’est engagée à maintenir le contact avec tout le monde. L’exercice d’équilibriste est d’autant plus périlleux pour Pékin que la question de Taïwan peut toujours être évoquée. Lors d’une conférence de presse, un porte-parole du ministère, interrogé ainsi sur le fait de savoir si les questions ukrainienne et taïwanaise étaient comparables, a rappelé la position chinoise, à savoir que « Taïwan est une portion inséparable du territoire chinois, un fait historiquement irréfutable ».
De son côté, le gouvernement taïwanais ne s’est pas officiellement exprimé depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, mais des réactions de politologues émergent qui montrent une grande sensibilité à la question ukrainienne. L’agence officielle de Taïwan a ainsi relayé l’analyse de Chao Chun-shan, spécialiste taïwanais de la politique chinoise, selon lequel Pékin est mis en difficulté par la reconnaissance russe de l’indépendance des deux territoires séparatistes ukrainiens.
« La seule solution est de garder ses distances pour éviter que les deux questions [de l’Ukraine et de Taïwan] ne soient liées, a estimé Chao Chun-shan, directeur de recherches au Centre d’analyse du continent chinois de l’université Tamkang. Que la séparation d’une partie d’un peuple de son propre peuple en deux États, devenant « un pays dans le pays », soit reconnue est extrêmement similaire à la situation taïwanaise, et la Chine ne peut naturellement pas suivre et reconnaître elle-même le petit pays. »
La tournure des événements en Ukraine dans les prochains jours ou les prochaines semaines sera d’une importance déterminante dans la politique future de la Chine à l’égard de son voisin russe. Xi Jinping va scruter avec la plus extrême attention les événements à venir et va en tirer les leçons pour sa propre conduite à l’égard de Taïwan. Mais d’ores et déjà, il doit bien constater que l’aventurisme de Vladimir Poutine a engendré une solidarité sans précédent depuis 1945 dans le camps occidental. Et le président chinois ne souhaite certainement pas que les relations sino-américaines qui sont déjà exécrables continuent de s’envenimer encore davantage.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).