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Birmanie : sauve-qui-peut général, un an après le coup d'État

Un commerçant de Rangoun compte ses billets en khyats, la monnaie birmane, en mars 2020. (Source : Asia Times)
Un commerçant de Rangoun compte ses billets en khyats, la monnaie birmane, en mars 2020. (Source : Asia Times)
Le 1er février 2021, le putsch des militaires renversait le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi trois mois après un nouveau raz-de-marée électoral. Un an plus tard, le pays s’enfonce dans la violence doublée d’un naufrage économique sans fin. Les géants pétroliers Total et Chevron, actionnaires majoritaires et opérateur du principal champ gazier birman de Yadana, ont méticuleusement coordonné l’annonce simultanée de leur départ irrévocable le 21 janvier. Le signal d’un sauve-qui-peut général, tant parmi les rares expatriés occidentaux encore présents, qu’au sein des milieux économiques birmans.
Au couple pétrolier franco-américain partant s’est joint le 8éme producteur mondial de gaz, l’australien Woodside, qui, par communiqué ce jeudi 27 janvier, a déclaré quitter la Birmanie sans délai, en assumant la perte des 360 millions de dollars déjà investis sur place.
Depuis un an, nombreux sont les acteurs économiques internationaux à avoir anticipé le naufrage de la société et de l’économie birmanes auquel conduisent tout droit l’incompétence sanguinaire de la junte présidée par le général Minh Aung Hlaing.

Une junte aussi sanguinaire qu’incompétente

Le 27 mars 2021, « jour de l’armée », fête nationale en Birmanie de l’importance du 14 juillet en France, le général Minh Aung Hlaing ordonne publiquement aux forces armées de « tirer pour tuer » sur les manifestants pacifiques dans les villes et les villages de Birmanie.
Des snipers, avec ou sans uniforme, embusqués sur les toits d’immeubles à Rangoun et Mandalay, n’avaient pas attendu le 27 mars pour abattre au fusil à lunette des meneurs supposés de manifestations hostiles au coup d’État. Les meurtres ciblés – ou pas – ont commencé dès les premières manifestations, dans la semaine du putsch.

Désobéissance civile et résistance armée paralysent le pays depuis un an

Quels que soient les moyens violents utilisés par les militaires pour forcer le retour au travail des cheminots, des fonctionnaires, des agents des impôts, des techniciens de la production et distribution d’électricité, la Birmanie ne tourne plus. Exemple avec la déconnexion édifiante d’un haut fonctionnaire passé au service de la junte. Un vieil ami rend visite au nouveau promu à un poste de direction à la State Bank of Myanmar, en juin 2021, dans la capitale Naypidaw. Interrogé par son visiteur sur sa réaction face à la campagne de désobéissance civile, qui paralyse aussi le secteur bancaire, le nouveau directeur répond : « Chez nous [la State Bank of Myanmar], la question est réglée depuis hier. J’ai adressé une circulaire à l’ensemble du personnel, sur tout le territoire, leur intimant l’ordre d’ouvrir toutes nos agences. » « Viens faire un petit tour de ville dans ma voiture qui nous attend », poursuit le visiteur. Après être passé devant ses deux agences, totalement barricadées, le nouveau directeur de la State Bank of Myanmar rentre dans son bureau, signe sa lettre de démission et quitte le pays.
À cette résistance passive et généralisée viennent s’additionner les PDF, les People Defence Forces (Forces de Défense du Peuple). Dans toutes les provinces du pays, les citoyens s’organisent pour échapper à la main de fer de la dictature. Initialement, les PDF disposent d’armements hétéroclites et de compétences militaires limitées. Au fur et à mesure de l’intensification de la guerre civile, des unités PDF reçoivent le renfort de soldats, et même d’officiers déserteurs. Ces groupements armés réalisent des coups de main parfois spectaculaires, comme en novembre 2021 le vol en plein jour de 300 millions de khyats (la monnaie locale) dans une grande agence bancaire du centre de Rangoun, la capitale économique.
Dans le secteur hautement stratégique – et habituellement rentable – des télécommunications, le principal opérateur birman, Myanmartel (une joint-venture entre l’armée birmane et l’armée vietnamienne) ne compte plus les actes de sabotage interrompant son service dans des zones entières du pays. Plus d’une centaine de leurs tours de retransmissions ont été détruites au cours des six derniers mois. Leur remise en service, du fait d’embuscades des PDF, n’est ni rapide, ni fiable.

La liste des partants grandit chaque jour

Jusqu’à la fin 2021, peu de grands groupes avaient annoncé leur départ de Birmanie : l’opérateur télécoms norvégien Telenor était l’un des rares, faisant le choix dès juillet dernier de vendre sa très rentable filiale locale, aux 18 millions d’abonnés, à une entreprise soupçonnée de liens avec la junte, la compagnie financière libanaise M1 Group. L’opération n’est cependant pas encore finalisée. Le groupe a également annoncé mi-janvier son intention de se séparer de ses activités de paiement mobile, Wave Money, qu’il va céder à son co-actionnaire singapourien Yoma MFS Holdings.
Quant au cigarettier britannique BAT, il a quitté la Birmanie en octobre dernier, après avoir « évalué la viabilité opérationnelle et commerciale à long terme » de l’entreprise dans le pays. Le géant du tabac employait avant le coup d’Etat plus de 100 000 personnes dans le pays de façon directe ou indirecte.
Parmi ceux qui suspendent leurs opérations, l’énergéticien EDF. Si le groupe français reste impliqué dans le projet de barrage hydroélectrique Shweli-3, cet investissement évalué à 1,5 milliard de dollars a toutefois été suspendu depuis plusieurs mois. Pour l’heure, le consortium formé avec le Japonais Marubeni et le Birman Ayeyar Hinthar n’est pas remis en question, mais « EDF reste disposé à reconsidérer son engagement », précisait le groupe la semaine dernière. Même interruption des projets chez Toyota. Pas encore présent dans le pays, à la différence de son concurrent Suzuki, le constructeur nippon devait inaugurer début 2021 sa première usine en Birmanie – une inauguration suspendue avec le coup d’État.
Dans le secteur de l’habillement, pour lequel la Birmanie est un important fabricant, les groupes italien Benetton et suédois H&M avaient suspendu toute nouvelle commande en provenance du pays il y a plusieurs mois. Benetton a confirmé à l’AFP que c’était toujours le cas. H&M n’a pas souhaité faire de commentaire sur ses opérations en Birmanie. Quant à Accor, qui exploite neuf hôtels en Birmanie, le groupe hôtelier français indiquait la semaine passée avoir « fait le choix de rester présent dans le pays et de maintenir un soutien à ses 1 000 collaborateurs sur place et aux communautés proches des hôtels du groupe ».
Le brasseur japonais Kirin, lui, cherche depuis plusieurs mois à mettre fin à ses relations d’affaires avec l’armée birmane, avec laquelle il exploite localement deux brasseries, dénonçant des agissements « contraires » à ses principes en matière de droits de l’homme. Les négociations sont cependant dans l’impasse, poussant le groupe à initier une procédure d’arbitrage commercial à Singapour en décembre. Dans le même secteur, le Danois Carlsberg, qui emploie environ 450 salariés sur place, a « réduit ses capacités » de production, sur fond de moindre consommation locale, sans prévoir de se retirer.

Marché noir de dollars en chute libre

La situation volatile que connaît l’économie birmane aurait pu être la cause d’une explosion du marché noir du dollar. Les détenteurs de khyats se ruant sur toute possibilité de détenir un avoir stable, la monnaie locale ayant perdu 50 % de sa valeur depuis le coup d’État. Selon des sources en Birmanie contactées par Asialyst, le cours (au marché noir) de 1 770 kyats pour 1 dollar n’a quasiment pas varié depuis l’annonce du retrait de Total et Chevron.
Cette apparente stabilité du khyat est due, selon ces mêmes sources, au fait qu’il n’y a quasiment plus de liquidités – en khyats – disponibles, pas plus que de dollars. De ce fait, le marché, privé de toute liquidité, ne donne aucune indication fiable sur la valeur réelle attribuable au khyat. L’insécurité croissante vient encore limiter le nombre et le volume des transactions « clandestines », devenues hasardeuses avec le nombre croissant de racketteurs – avec et sans uniforme – circulant dans les villes birmanes.

Que restera-t-il de l’économie birmane aprés le départ des pétroliers ?

Le départ des puissantes locomotives Total et Chevron, rejointes en tête du lourd convoi des partants par l’Australien Woodside, ne laissera pas la place à de nouveaux investisseurs friands de profits rapides en dépeçant, tels des vautours les lambeaux encore monétisables de l’économie birmane. Les conditions ne le permettent plus.
Seule la Chine n’a pas le choix. Quoi qu’il lui en coûte, elle ne peut abandonner son colossal investissement, le double tuyau, gazoduc et oléoduc, et ses stations de pompage, qui à travers 700 km de territoire birman, relie l’océan Indien, sur le littoral, à la province chinoise du Yunnan.
Cet investissement stratégique, censé être opérationnel depuis quatre ans, raccourcit de 5 000 km la route des tankers chinois en provenance d’Iran et d’Arabie Saoudite, leur évitant le passage des détroits de Malacca et des îles de la Sonde. Un sérieux goulot d’étranglement en période de fortes tensions internationales.
Par Francis Christophe

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP et de Bakchich, ancien enquêteur pour l'Observatoire Géopolitique des Drogues, de Bakchich, Christophe est journaliste indépendant. Auteur du livre "Birmanie, la dictature du Pavot" (Picquier, 1998), il est passionné par les "trous noirs de l'information". La Birmanie fut, de 1962 à 1988 le pays répondant le mieux à cette définition. Aucune information ne sortait de cette dictature militaire autarcique, archaïque, guerroyant contre ses minorités, clamant sans le désert sa marche sur la voie birmane vers le socialisme.