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Birmanie : pourquoi le départ de Total et Chevron change la donne

La retraite de Birmanie sonnée par Total et Chevron le 21 janvier 2022 est un coup dur porté à la crédibilité globale de la junte, tant en termes d'image, que sur le plan strictement économique, menaçant son potentiel de survie à moyen terme. (Source : Newsdelivers)
La retraite de Birmanie sonnée par Total et Chevron le 21 janvier 2022 est un coup dur porté à la crédibilité globale de la junte, tant en termes d'image, que sur le plan strictement économique, menaçant son potentiel de survie à moyen terme. (Source : Newsdelivers)
Ni la date, ni l’heure n’ont été choisis au hasard. Vendredi 21 janvier, les géants pétroliers Total, devenu TotalEnergies en 2021, et Chevron ont annoncé simultanément leur décision irrévocable de quitter la Birmanie. Ils abandonnent « sans contrepartie financière », selon les termes de leurs communiqués, le champ gazier offshore de Yadana (« trésor » en birman) – exploitable sans nouvel investissement lourd jusqu’en 2030 – ainsi que le gazoduc de 370 km exportant sa production en Thaïlande, déjà amortis. Jusqu’au 21 janvier, le bilan des sanctions imposées par les occidentaux à la junte birmane était quasiment nul. Le départ de Total et Chevron ouvre la porte à des sanctions contre leur ex-partenaire, la MOGE (Myanma Oil & Gas Enterprise), la perfusion financière des putschistes.
En 1992, lorsque Total annonce avoir signé un accord d’exploration-production avec la dictature militaire de l’époque, le SLORC (State Law and Order Restoration Council) – issu d’un sanglant coup d’État -, le tollé est unanime. Total et son partenaire américain Unocal (racheté ultérieurement par Chevron) deviennent consciemment la perfusion financière en devises « légales » , dont le SLORC est dépourvu. Ce fut vrai pendant 30 ans.
Le départ de Birmanie rebat les cartes. Le balancier quitte le camp des généraux où il est resté bloqué 30 ans, et part donc du côté des démocrates, du Gouvernement d’Union Nationale (GUN), formé d’élus ayant échappé aux arrestations, et des multiples mouvements de résistance armée combattant sur le terrain la Tatmadaw, les forces armées fidèles aux généraux putschistes.

La retraite de Birmanie

Avec l’annonce de son retrait de Birmanie, le géant pétrolier Total change à nouveau la donne, comme il l’a fait trente ans plus tôt, en décidant de s’implanter dans un pays déjà sous la botte d’une dictature militaire. Cette dernière était parvenue au pouvoir par un bain de sang de civils désarmés en 1988 : 10 000 manifestants pacifique abattus à la mitrailleuse dans les rues de Rangoun.
L’implantation de Total en Birmanie doit beaucoup au fait que ses habituels concurrents, les géants anglo-saxons, ne souhaitaient pas être chef de file d’un projet dans le pays, craignant – à juste titre – de couteuses campagnes de boycott. Un risque que Total savait pouvoir prendre, la législation française en la matière étant très protectrice des entreprises. La mise en exploitation du gisement de Yadana, incluant la pose du gazoduc, le « totalpipe », restera un exceptionnel exemple de réussite technique et économique – sur 30 ans – d’une alliance entre géants concurrents.
Les avantages que retire le SLORC dès la signature du contrat, huit ans avant l’exportation du premier M3 de gaz, sont immenses. D’abord, le cordon sanitaire instauré par une partie de la communauté internationale – États-Unis, Union européenne, Australie, Canada et Nouvelle-Zélande – après les massacres de 1988, est de facto mort. Ensuite, la légitimité de la clique de généraux, chefs de la junte, traités jusqu’en 1992 comme des pestiférés par leurs homologues, est désormais reconnue. À tel point que la dictature birmane, sans avoir modifié en quoi que ce soit son comportement à l’égard de sa société civile, des minorités « ethniques » – 35 % de la population sur 65 % du territoire – est invitée, puis admise au sein de l’ASEAN.
Oubliée aussi la mascarade des « élections libres » promises, et effectivement organisées par le SLORC en 1989. Personne ne discuta la véracité du résultat lors de sa proclamation officielle : La Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), créée ex nihilo par Aung San Suu Kyi six mois avant les élections, remporte 80 % des suffrages et 90 % des sièges au parlement. Après une nuit de silence, le SLORC arrête les nouveaux députés ainsi que leur cheffe de fil. Dans un communiqué publié au lendemain de l’incarcération de la plupart des élus et cadres de la LND, le SLORC affirme « avoir tenu sa promesse d’organiser des élections libres. Cette promesse n’engageait aucunement le SLORC à prendre en compte, de quelque manière que ce soit, leur résultat »

Bouleversement de la géopolitique régionale

La signature par Total (31,24 % des parts), opérateur du champ de Yadana aux côtés des Américains Unocal-Chevron (28,26  %), de PTTEP (25,5 %), filiale de la société nationale thaïlandaise PTT (Petroleum Authority of Thaïland), et de la société d’État birmane MOGE (15  %), des contrats constituant le consortium MGTC, basé aux Bermudes, pompant, transportant et vendant le gaz birman, fait de la compagnie française le principal artisan d’un retournement historique des très anciennes et conflictuelles relations birmano-thaïlandaises.
Le jour où l’entreprise nationale Energy Generating Authority of Thailand (EGAT), en 1993, lance les plans de sa mégacentrale électrique de Ratchaburi, destinée, dès l’arrivée du gaz birman, à produire l’électricité destinée aux 30 millions d’habitants du grand Bangkok, la Birmanie n’est plus, pour la Thaïlande, l’ennemi héréditaire des royaumes de Siam qu’elle fut pendant des siècles. En une journée, comme par enchantement, l’ennemi héréditaire, contre lequel toutes sortes de coups fourrés sont monnaie courante, se mue en un partenaire essentiel sur le long terme, dont dépend désormais l’alimentation électrique du royaume de Thaïlande.
Du jour au lendemain, les multiples guerillas en lutte armée contre la Tatmadaw, qui avaient au fil des décennies de guerre de basse intensité, organisé des filières d’approvisionnement en armes et munitions à travers la Thaïlande, voient leurs circuits coupés, leurs comptes en banque saisis. Quant à leurs leaders, qui disposaient jusque-là d’un asile dans le pays, ils deviennent des réfugiés expulsables vers la Birmanie. Le plus ancien mouvement de guérilla au monde, la Karen National Liberation Army (KNLA), en lutte armée permanente contre tous les gouvernements birmans depuis 1948, avait laissé entendre qu’il s’opposerait à la pose du gazoduc de Total dans un territoire qu’elle revendiquait, limitrophe de la frontière thaïlandaise.
Quelques mois plus tard, Manerplaw, la base fortifiée et capitale des mouvements de guérillas – jusque-là imprenable -, tombait sous les coups de boutoir de la Tatmadaw, aidée par de mystérieux « conseillers européens ». Les autorités thaïlandaises avaient complaisamment laissés ces derniers transiter avec armes et munitions sur leur territoire pour mieux prendre à revers les lignes de défense Karen.

Un revers ébranlant la junte putschiste

La retraite de Birmanie sonnée par Total et Chevron le 21 janvier est un coup dur porté à la crédibilité globale de la junte, tant en termes d’image, que sur le plan strictement économique, menaçant son potentiel de survie à moyen terme. À la veille du premier anniversaire de leur coup d’État du 1er février 2020, le général Min Aung Hlaing et ses affidés voient leurs uniques garants sérieux dans la sphère économique occidentale, Total et Chevron, quitter le navire. Une fuite impossible à colmater. Tout sauf un signal positif pour d’éventuels investisseurs au Myanmar, et un accélérateur de fuite de capitaux pour ceux qui, investis dans le pays, seraient encore – même à perte – mobilisables.
Que ce départ ait été préparé, negocié en amont avec la junte est une évidence. Les généraux ont obtenu des garanties sur la poursuite de la production mais aussi de l’exportation en Thaïlande du gaz de Yadana, ainsi que le maintien des flux financiers diversifiés que cette activité génère.

Un coup franco-américain de haut niveau

Dans sa tribune publiée le 4 avril 2021 dans le Journal du Dimanche, curieusement intitulée « Pourquoi Total reste en Birmanie », le PDG du géant pétrolier, Patrick Pouyanné, ne cachait pas le dilemme dans lequel il se trouvait enlisé. « Enfin et surtout, quand bien même nous déciderions d’arrêter la production pour protester contre la situation en Birmanie, nous pourrions mettre nos collaborateurs dans une situation dramatique, celle du travail forcé. Car compte tenu des pratiques de la junte dans d’autres secteurs économiques, compte tenu de l’importance vitale de cette production de gaz pour l’électricité, nous avons la conviction que la junte n’hésitera pas à recourir au travail forcé. Nous ne pouvons pas envisager de faire courir de tels risques à nos collaborateurs birmans sur place qui nous sont fidèles depuis de longues années. Troisième dilemme en matière de droits humains. Agir au détriment de nos salariés sur place et de la population birmane qui souffre déjà tant, je m’y refuse. »
Le 3 mai, un article d’Asialyst, fondé sur des sources proches de sénateurs américains favorables au départ de Total et Chevron, souligne que rien ne se fera sans étroite coopération entre la Maison Blanche et l’Élysée. Entre avril 2021 et le 21 janvier dernier, une porte de sortie s’est manifestement ouverte. Cette « ouverture » est le résultat visible d’une étroite collaboration en amont entre Washington et Paris.
Seul ce niveau permet de monter une opération d’une telle amplitude, assurant l’adhésion des PDG de Total et CHevron, la parfaite collaboration des ambassadeurs sur zone, tout en donnant credibilité à l’éventuel déploiement d’un dispositif aéronaval au large du delta de l’Irrawady, afin de « faciliter », en cas de « problème » l’exfiltration des expatriés bloqués sur le territoire birman, en majorité des ressortissants français et américains.
Le général Minh Aung Hlaing, qui présida le 10 octobre une parade de la Myanmar Navy, surtout remarquée par le survol d’un escadron d’helicoptères Airbus Panther (pourtant sous embargo strict depuis des décennies) est bien placé pour savoir que le littoral birman est à quelques jours de navigation de la gigantesque base aéronavale américaine de Diego Garcia.
La Marine nationale française, de son côté, dispose toujours de plusieurs unités navigant en permanence dans l’océan Indien, entre ses bases de Djibouti, des Émirats, de la Réunion et de Mayotte, à quoi s’ajoutent les visites de courtoisie de Chittagong à Singapour, via des ports malaisiens et indonésiens.
Par Francis Christophe

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP et de Bakchich, ancien enquêteur pour l'Observatoire Géopolitique des Drogues, de Bakchich, Christophe est journaliste indépendant. Auteur du livre "Birmanie, la dictature du Pavot" (Picquier, 1998), il est passionné par les "trous noirs de l'information". La Birmanie fut, de 1962 à 1988 le pays répondant le mieux à cette définition. Aucune information ne sortait de cette dictature militaire autarcique, archaïque, guerroyant contre ses minorités, clamant sans le désert sa marche sur la voie birmane vers le socialisme.