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Analyse

Chine : pourquoi Xi Jinping vise-t-il le secteur des technologies et pas la finance ?

À Shanghai, des livreurs de Meituan, le géant chinois de la livraison de repas, l'un des derniers mastodontes du numérique à être l'objet d'une enquête antitrust de la part des régulateurs chinois. (Source : FT)
À Shanghai, des livreurs de Meituan, le géant chinois de la livraison de repas, l'un des derniers mastodontes du numérique à être l'objet d'une enquête antitrust de la part des régulateurs chinois. (Source : FT)
En pleine campagne de rectification politique voulue par Xi Jinping, le Parti a encouragé les régulateurs chinois à ouvrir une enquête titanesque contre les champions nationaux des technologies. Que tente d’accomplir Pékin ? Ce secteur représente-t-il le plus de risques pour le Parti-État ? Il est permis d’en douter. L’endettement des banques et des entreprises de la finance est bien plus dangereux pour l’économie de la Chine.
*Dans le cas de Didi, les autorités étaient principalement préoccupées par la question du partage des données et de leur fuite à l’étranger – surtout parce que Didi a été coté en bourse aux États-Unis. Une logique quelque peu bizarre car d’ordinaire, les sociétés chinoises entrées dans les bourses américaines utilisent des sociétés-écrans offshores comme véhicules principaux. Comment Didi aurait-il ainsi pu divulguer ces données compte tenu de cette structure ? Dans le cas d’Alibaba et de Meituan, les autorités s’intéressent plutôt à la manipulation des données à des fins non concurrentielles.
Depuis l’ouverture en juillet dernier d’une enquête contre Didi, le géant chinois des VTC, le secteur des technologies numériques n’a pas connu de répit. Didi subit encore les pressions des régulateurs et avec le discours portant sur la « prospérité commune », le sort du secteur tout entier demeure incertain. De plus, les régulateurs chinois semblent manquer d’orientation et d’objectifs clairs, malgré les nouveaux projets de réglementations mis en place depuis le début 2020. Une part importante des problèmes est liée à la sécurité et à la confidentialité des données des consommateurs chinois*, mais dans les faits, chaque affaire – Tencent, DiDi ou Meituan – est particulière. Car contrairement aux pays occidentaux qui ont connu leur lot d’enquêtes et de lois antitrust ces dernières décennies (Google en Europe, et Microsoft aux États-Unis en 1998), les régulateurs chinois, faute de pouvoir procéder de manière graduelle, ont regroupé un ensemble de problèmes réglementaires et en ont fait l’objet d’une seule méga enquête qui a déstabilisé les champions nationaux du numérique. ce qui complique cette enquête, tout en rendant plus difficile le travail des régulateurs, sans parler des incertitudes crées sur le marché. Plus la campagne de rectification réglementaire s’éternise, plus il sera malaisé pour les grandes compagnies chinoises cotées en bourse d’essuyer les pertes ou de regagner la confiance des investisseurs étrangers.

Exécution et rectification

À l’évidence, les autorités chinoises se servent de leurs nouveaux pouvoirs régulateurs pour envoyer, par le biais le secteur technologique, un message aux autres acteurs de l’économie du pays. La campagne d’investigations dans ce secteur n’est pas seulement un moyen pour les régulateurs de prendre du galon. Cette approche, qui ressemble un peu à une thérapie de choc, se veut le début d’une nouvelle normalité économique distincte de la période des réformes – c’est-à-dire du développement à tout prix. Alors que les grandes entreprises pouvaient à l’époque ignorer la réglementation et poursuivre leurs activités comme d’habitude, moyennant le paiement de quelques petites amendes ici et là, le climat actuel ne permet plus ce genre de comportement. Et si auparavant, à peu près tout pouvait être sacrifié au nom de la croissance économique, cette dernière doit désormais aller de pair avec d’autres considérations, comme la « prospérité commune ».
*Auparavant, les régulateurs pouvaient faire valoir qu’ils leur manquaient de personnel ou encore qu’ils n’avaient tout simplement pas suffisamment de pouvoir pour enquêter et ensuite punir les entreprises fautives. **Exemple avec la Cyberadministration nationale (CAC en anglais), la Commission de réglementation des valeurs mobilières chinoise (CSRC), la Commission de réglementation de l’assurance et du secteur bancaire (CBIRC), la Banque centrale (PBoC) et l’Administration nationale de la réglementation du marché.
Si les régulateurs chinois ont reçu de nouveaux pouvoirs pour surveiller et intervenir dans l’économie, ces pouvoirs s’accompagnent naturellement de plus de responsabilités. La principale d’entre elles concerne les cas de mauvaise conduite. Ainsi, le Parti-État ne tolérera plus les manquements dans la surveillance réglementaire*. On sait que le Parti a souvent excusé à demi-mot ce type de manquement par le passé, sauf dans des cas hyper médiatisés comme le du scandale de la mélamine dans le lait en 2008. Cela dit, la nature très médiatisée de cette affaire sape en partie l’importance du message que les autorités actuelles veulent faire passer. En effet, il existe une pléthore d’autres types de fautes similaires – surtout de la part de régulateurs incompétents – qui ne reçoivent pas le même type d’attention, mais qui, en vertu de leur nombre, sont potentiellement encore plus importantes. À ce titre, le mandat que le Parti-État a donné à ses régulateurs est très clair : il faut s’assurer que les lois et règlements soient appliqués à la lettre. Il est donc permis d’interpréter la récente enquête dans les technologies, qui a d’ailleurs impliqué un consortium de régulateurs**, comme une opportunité pour eux de prouver leur compétence ainsi que leur loyauté envers le Parti.
*Surtout dans le secteur de la sécurité publique et des groupes d’enquête centraux. **Le mot « coopté » n’est peut-être pas le bon, dans la mesure où les régulateurs n’ont pas le choix de coopérer. Sinon, le Parti pourrait simplement les obliger par le biais de la Commission disciplinaire.
Cette idée que les régulateurs doivent montrer leur loyauté s’ajoute à la tendance de l’administration Xi de vouloir régler des comptes. Alors que le Parti met en marche le second volet de la campagne de rectification dans la sphère politique*, il tente de faire de même sur le plan de l’économie par le biais d’institutions régulatrices. D’une certaine manière, les régulateurs chinois sont victimes de capture réglementaire : alors qu’ils devraient être neutres dans leurs fonctions de surveillance et de supervision des affaires économiques, ils ont été cooptés** par l’administration actuelle afin de servir les objectifs politiques de Xi Jinping.
Cette rectification économique peut être observée dans la saga d’Ant Financial, durant laquelle Jack Ma s’est vu perdre son plus important conglomérat en moins de quelques mois en raison de ses liens politiques jugés peu recommandables et de son attitude cavalière à l’endroit du Parti-État. À une moindre échelle, c’est aussi ce qui s’est passé dans les cas de Meituan et de Didi. Dans le premier cas, le fondateur avait publié un poème classique qui fut interprété comme une critique du Parti – l’action de Meituan a ensuite accusé des pertes importantes et l’entreprise s’est retrouvée dans la tourmente auprès des régulateurs. Le cas de Didi est similaire à celui d’Ant Financial dans la mesure où son fondateur a lui aussi obtenu des capitaux de personnes jugées peu recommandables à ses débuts.
Dorénavant, les entreprises chinoises doivent coexister et fonctionner avec les régulateurs dans cette nouvelle réalité. Cependant, le Parti reconnaît implicitement que certains conglomérats sont trop gros pour faire faillite (« too big to fail »). Dans le cas d’Ant Financial, le conglomérat n’a pas pu être anéanti, mais le PCC a toutefois pu forcer sa réorganisation, et le contraindre à lui déclarer ouvertement son allégeance. De même pour Alibaba, qui continue de prospérer en tant que conglomérat coté à Hong Kong et aux États-Unis, malgré une amende historique des régulateurs. Bien qu’il ne se résigne pas à l’admettre, le Parti comprend qu’il n’existe pas d’alternative à Alibaba. Lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux conglomérats, il emploie une tactique qui consiste à forcer un changement de direction. C’est ce qui s’est produit chez Ant Financial et Alibaba, et selon les rumeurs, les régulateurs auraient aussi dans leur collimateur la direction de Didi, bien que l’entreprise ait vigoureusement nié ces allégations. Cela dit, les régulateurs chinois n’ont pas encore réussi à trouver l’équilibre leur permettant d’effectuer des enquêtes sans provoquer la panique sur les marchés. Car si le Parti apprécie que les régulateurs fassent leur travail, il n’apprécie aucunement les répercussions économiques de ces enquêtes.

Le secteur des technologies est-il vraiment si effrayant ?

*Réglementations qui, d’ailleurs, existent déjà dans plusieurs pays occidentaux.
Bien entendu, la sécurité et la confidentialité des données ainsi que la protection des droits des consommateurs dans ce domaine revêtent une importance particulière pour le Parti, qui cherche à protéger – et à se protéger. Voilà pourquoi la réglementation sur la confidentialité et la sécurité sont si importantes pour Pékin, qui se doit de les mettre en place*. Cela dit, on ne peut s’empêcher de trouver l’enquête sectorielle actuelle un peu excessive. Certes, les entreprises technologiques chinoises sont confrontées à des problèmes de sécurité – en matière de données surtout – et Pékin doit intervenir. Mais, pourquoi ces problématiques – pour un secteur ciblé – nécessitent-elles l’attention de tous les régulateurs du pays depuis plus de 300 jours, depuis l’arrêt de l’entrée boursière d’Ant Financial ? Ce n’est pas clair. Il est permis de se demander si d’autres secteurs, représentant des sources de risques importantes, n’ont pas été négligés au profit de cette enquête très médiatisée dans les technologies.
Si la rhétorique sur le conservatisme croissant de la Chine et sa re-fermeture au reste du monde est vraisemblable d’un point de vue socio-politique, les marchés financiers brossent le tableau contraire. Rendons à César ce qui est à César : l’un des héritages durables de l’administration Xi sera fort probablement l’approfondissement de la réforme et de l’ouverture des marchés financiers. Même si la diplomatie chinoise des « loups combattants » peut suggérer une hostilité de la Chine aux pays étrangers, elle n’a aucunement découragé les multinationales de venir s’installer dans le pays du Milieu. Rien qu’en août, JP Morgan et Fidelity ont reçu l’approbation pour étendre davantage leurs opérations onshore*, et Standard Chartered a fait la demande pour l’établissement d’une filiale basée sur le continent. Toujours aussi fort, cet appétit des entreprises étrangères de la finance de venir s’installer en Chine n’a rien de surprenant. Alors que le Parti-État continue d’ouvrir le marché financier national, une plus grande part du gâteau devient disponible pour les conglomérats étrangers. D’autant que même à ce rythme, la majeure partie du marché chinois dans son ensemble n’est toujours pas accessible aux investisseurs étrangers. Il y a donc encore beaucoup à faire.
*Essentiellement en référence à Google, Twitter et Facebook.
Cependant, comparons la taille du marché financier à celle du secteur des technologies : il est évident que le premier est plus important. L’ampleur des risques provenant du marché financier les rend aussi plus difficiles à gérer que les risques engendrés par les questions de sécurité des données dans le monde de la technologie. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le monde occidental pour mieux comprendre cette situation. Si au cours des dernières années, le quasi-monopole de certaines compagnies technologiques est devenu un sujet brûlant pour les régulateurs et politiciens occidentaux (Américains surtout)*, la menace que posent ces conglomérats demeure plutôt limitée. Il est vrai que le scandale de Cambridge Analytica, les fuites et le vol de données, et la question de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux sont des problèmes qui requièrent notre attention. Cependant, ils font bien pâle figure à côté des ravages que l’écroulement d’une institution financière majeure – Lehman Brothers en 2008 – peut occasionner pour l’économie mondiale.
Ainsi, les régulateurs n’ont-ils pas mal évalué les dangers tangibles, mais surtout immédiats, que posent un marché financier aussi énorme ? D’abord, le Parti ne sait toujours pas comment gérer les risques systémiques que pose la multiplication des obligations émises par les gouvernements locaux. Depuis le début de la pandémie, aucun ralentissement n’est palpable : les gouvernements locaux peuvent encore compter sur 58 % de leur quota annuel d’émission d’obligations afin de financer des arriérés de salaire ou des projets d’infrastructure servant à gonfler la croissance locale. Et pour compliquer encore plus les choses, le gouvernement central soutient les gouvernements locaux dans leur émission d’obligations spéciales comme moyen d’injecter du capital dans les banques régionales : plus de 118,8 milliards de yuans (18,3 milliards de dollars) ont été émis sous cette forme depuis juillet 2020. Bien qu’il s’agisse en fait de conversion de dettes en actions (« debt-for-equity swap ») permettant aux gouvernements locaux d’obtenir des parts de ces banques, le seul fait que ces dernières nécessitent de telles injections de capitaux prouve le peu de valeur qu’elles ont à offrir en matière d’investissement.
*Il serait possible de dire plutôt « au bord de l’effondrement », mais étant données sa taille et son importance, le Parti n’a pas vraiment d’autre choix que de la renflouer. **En guise de référence, pour une société financière occidentale, dans les cas les plus sévères, on parle de ratio d’endettement d’environ 70x, voire même, 80x. Le tristement célèbre fonds spéculatif américain Long-Term Capital Management, qui n’existe plus aujourd’hui, avait un ratio d’endettement de plus de 100x.
Bien entendu, il n’est pas rare que les banques régionales aient besoin d’injections de capitaux de la part des gouvernements locaux. Cependant, il faut prendre en compte le contexte actuel plus large, en particulier la détérioration de l’environnement du crédit corporatif en Chine. En 2021, les cotes de crédit de 94 entreprises basées en Chine continentale ont été dévalorisées – soit le double de l’an dernier. Ce qui est particulièrement préoccupant étant donné que la plus importante des quatre entreprises de gestions de créances douteuses, China Huarong Asset Management, est sur le point d’avoir encore besoin d’un renflouement de la part de l’État*. Le 30 août, China Huarong a déclaré 102,9 milliards de yuans (15,9 milliards de dollars) de pertes pour l’année financière 2020, ce qui représente une perte de 85% en capitaux propres. Pire encore, le ratio d’endettement était d’environ 1 333x**. Le processus de désendettement sera long et pénible pour China Huarong, et le moindre faux-pas pourrait déclencher une onde de choc qui se ferait sentir à travers tout le marché financier chinois. Pour le moment, le géant est toujours debout. Mais il met en grave danger la santé du système financier. À l’évidence, un renflouement de l’État n’était pas suffisant. Qui peut dire combien d’autres secrets se cachent dans les livres de comptes comme des bombes tout près d’exploser ? China Huarong demeurera une sérieuse épine dans le pied du Parti à l’approche de son XXème Congrès l’automne prochain.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.