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Chine : la "prospérité commune" ou quand Xi Jinping utilise une vielle ficelle maoïste

Le président chinois Xi Jinping à Macao le 19 décembre 2019. (Source : Bloomberg)
Le président chinois Xi Jinping à Macao le 19 décembre 2019. (Source : Bloomberg)
Xi Jinping n’a pas inventé le concept. La « prospérité commune » date de Mao Zedong et des « réformes agraires » des années 1950, période meurtrière dans les campagnes. Aujourd’hui, le numéro un chinois veut faire croire à une politique sociale de redistribution par le biais des attaques récentes contre les grands patrons. Mais il s’agit en fait de renflouer les caisses du Parti-État. Une campagne idéologique qui doit aussi servir les plans de Xi pour rester au pouvoir après le Congrès de 2022. Mais elle témoigne de la fragilité de sa position au sortir de la traditionnelle retraite estivale de Beidaihe, pleine de tensions entre le président et ses opposants au sein du Parti.
À l’évidence, l’université d’été du Parti, connue sous le nom de « Conférence de Beidaihe » (北戴河会议, Beidaihe huiyi), ne s’est pas déroulée comme prévue pour Xi Jinping et ses associés. Cette retraite estivale, on peut le dire, fut même à couteaux tirés entre le président d’un côté et de l’autre un ensemble hétéroclite à la hargne grandissante : les réformateurs (改革派, gaigepai), les membres de la « deuxième génération rouge » (红二代, hong’erdai), les associés de la clique de l’ancien président Jiang Zemin, ainsi que des mécontents au sein de l’Armée populaire de libération (APL). Ces derniers refusent de payer la note du discours cavalier du Ministère des Affaires étrangères.
À vrai dire, les tensions entre Xi et l’armée populaire se font sentir depuis un moment, si bien que le numéro un chinois a rappelé le 30 juillet que c’est le Parti qui contrôle « le fusil », qu’il faut garantir l’absolue loyauté des militaires, et que l’armée se doit d’obéir aux ordres du Comité central. Mais en dépit de ce rappel à l’ordre, les relations entre l’APL et Xi Jinping demeurent tendues – en grande partie à cause de la campagne anticorruption et de la promotion d’un « trop » grand nombre de commissaires politiques avec une maigre expérience militaire. Bien entendu, cette tentative d’avoir l’air tout-puissant s’adressait également aux partisans de « l’ancien régime », le réseau de pouvoir de Jiang Zemin. Il fallait leur rappeler d’éviter d’utiliser l’armée, tout comme la police armée, à des fins de « déstabilisation », comme en 2012, lors de la chute de Bo Xilai.
Cette avant-dernière retraite d’été avant le XXe Congrès du Parti prévu à l’automne 2022 était l’une des dernières chances pour Xi de rassembler un soutien politique à son un troisième mandat. Il est permis de penser qu’il a bien essayé de convaincre les autres dirigeants du Parti. Mais la route demeure encore longue avant le Congrès : à observer les signaux politiques après la rencontre Beidaihe, c’est à se demander jusqu’à quel point le président chinois a réussi à convaincre les uns et les autres.

Histoire de cliques

*Zhang a mis sur pied un Comité central rival à celui de Yan’an afin de se légitimer, lui et son groupe armé.
Quelques jours seulement après Beidaihe, aux alentours du 12 août, la revue du Parti Qiushi (« Rechercher la vérité ») a publié un article intitulé « Xi Jinping : Résumer l’expérience historique et renforcer la construction politique du Parti ». L’article reprend notamment l’histoire de Zhang Guotao, l’un des fondateurs du PCC. Or, parler de Zhang ou encore de Wang Ming, c’est avant tout évoquer la désunion au sein du Parti. C’est parler de la formation de cliques, de trahison et donc de personnages qui ont causé du tort non seulement à la Révolution, mais aussi au vrai Parti*. Cette histoire est aussi une mise en garde sur la division du PCC comme de l’armée durant des temps difficiles – comme c’est le cas aujourd’hui.
*有了偏差, 就喊看齐.
L’évocation de Zhang Guotao éclaire la situation politique dans laquelle se trouve Xi et à quel point son autorité a pu être remise en cause lors de la rencontre estivale. Sans surprise, il a parlé ensuite des « Deux Sauvegardes » (两个维护, liang ge weihu) et a cité Mao : « [Si] il y a une division, il suffit de faire un rappel à l’ordre [pour que le Parti emboîte le Pas] »*. Cependant, rappeler les mécontents à l’ordre ne sera pas une tâche facile avant octobre 2022. À moins d’accepter certains compromis, comme sur la composition du prochain Politburo.

Une « prospérité commune » pour le Parti

*Et le retour annoncé de la Bourse de Pékin ne fait pas exception à cette tendance. Au contraire, il pourrait être plus facile pour le gouvernement central de contrôler les SME une fois qu’elles seront cotées. **土地改革运动.
Deux jours seulement après la publication de l’article sur la construction du Parti, le 17 août, Xi préside la Xe rencontre du Comité central des Finances et de l’Économie. Le président met alors l’accent sur la « prospérité commune » (共同富裕, gongtong fuyu). Cette notion sort tout droit de la période qui suit la « réforme agraire »** des années 1950 – ou plutôt la campagne politique « classicide », qui détruisit de manière délibérée et systématique une classe sociale : les propriétaires. Elle s’inspire des idéaux communistes de la reprise des moyens de production par les travailleurs ou la paysannerie. Or, cette « prospérité » s’est traduite en mouvement de collectivisation sous le contrôle du Parti. Attention au malentendu : selon le langage et l’histoire du PCC, il ne s’agit pas vraiment de redistribution, mais plutôt de nationalisation ou de collectivisation*. Ainsi, comme il y a 70 ans pour les terres agricoles, c’est sans doute le Parti qui profitera aujourd’hui le plus de la « prospérité commune ».
*On pourrait facilement arguer que la classe rouge, qui vaut des dizaines, voire même des centaines de milliards de yuans, aurait déjà dû commencer à rendre, surtout si l’on sait comment ces fortunes se sont accumulées.
Ce slogan, qui peut sembler « populaire », a cependant raison d’effrayer le secteur privé, mais aussi le secteur « semi-privé » qui rassemble une grande partie de l’élite financière rouge – de la « deuxième génération rouge ». Ceux-ci devront commencer à « payer » pour les conditions favorables offertes naguère par le Parti*. Bien entendu, cette « redistribution » concerne les caisses du Parti-État, sans se diriger vers la population dite « pauvre ». Et pour cause, elle n’existe plus, pour ainsi dire : en décembre dernier, Xi Jinping n’a-t-il pas clamé haut et fort la « victoire sur la pauvreté absolue » ?
*Il ne faut cependant pas jeter de pierre à Deng qui, en 1985, soutenait que « le but du socialisme est de faire prospérer l’ensemble du pays, et non pas de le polariser ».
Et pourtant, la « prospérité commune » doit passer par les « trois redistributions » (三次分配, san ci fenpei) : travailler pour devenir riche – ce que Deng Xiaoping appelait : « laissez certains devenir riches en premier »* ; ajuster les revenus jugés excessifs par des impôts ou d’autres formes de taxes qui en retour pourront soutenir de nouvelles mesures sociales ; espérer que la classe riche prenne d’elle-même l’initiative de « rendre » financièrement à la société. Cette séquence pourrait suggérer, selon Xi, que la Chine d’après les réformes doit s’éloigner maintenant de l’héritage de Deng. En ce sens, le pays en serait à la seconde étape, tout en se dirigeant en même temps vers une troisième étape en même temps : certaines grandes compagnies comme Tencent ont déjà donné des sommes importantes pour se faire oublier par le Parti.
*Ne l’oublions pas, le Parti n’a offert seulement que 50 yuans aux fermiers sans revenus suite aux inondations dans le Henan.
Ce nouvel engagement, qui officiellement vise la redistribution*, accroît le virage à gauche entamé en 2013 et confirme certains des objectifs de Xi Jinping. Parmi eux, le passage à un « nouveau modèle de développement », un slogan annoncé depuis un moment déjà. Ainsi, il est également probable que nous n’entendrons bientôt plus parler de la « société de moyenne aisance » dans la mesure où la notion se réfère davantage à la lutte contre la pauvreté.

Rallier l’opinion publique

*Comme si le Parti venait tout juste d’identifier une nouvelle « classe de propriétaires terriens ».
Outre ces objectifs louables – et surtout directement liés à l’héritage politique plus « socialiste », la « prospérité commune » pourrait devenir pour le Parti un nouvel avatar du slogan de Bo Xilai à son apogée à Chongqing : « chanter rouge et frapper le noir », ce discours populiste mêlant une forte propagande néo-maoïste à la lutte contre la mafia. Aujourd’hui, « chanter rouge » reviendrait à louer la collectivisation et la redistribution, et « frapper le noir » viserait, un peu comme les chats noirs qui attrapent les souris chez Deng, les forces capitalistes. En ce sens, la « prospérité commune » de Xi Jinping met les contradictions sociales, les inégalités et autres problèmes du secteur bancaire et financier chinois sur le dos de la classe capitaliste*. Autant de contradictions qui, ne l’oublions pas, ont émergé sous Deng Xiaoping.
*En outre, Pékin parle de soutenir la reconstruction de l’Afghanistan alors que les coffres du Parti-État, beaucoup plus garnis en 2013, sont à présent vides. **Pour les citoyens ordinaires, mais aussi pour beaucoup de gouvernements locaux qui, depuis le début de la pandémie, ont dû contracter des prêts importants pour pouvoir continuer de fonctionner. D’autres, comme le gouvernement du comté de Kangping (Liaoning), accumulent des arriérés sur les retraites et salaires depuis plus de 10 ans. La pandémie est simplement venue leur porter un coup supplémentaire.
Ce « nouveau » slogan tombe à pic pour une Chine toujours isolée sur la scène internationale et dont l’économie peine à récupérer. Quant à ses projets de développement à l’étranger, ils se portent mal : les « Nouvelles routes de la soie » ne donnent toujours pas de retour sur investissement*. La « prospérité commune saura justement détourner l’attention du ralentissement économique**. Elle saura également l’expliquer et même en identifier les responsables. Ainsi, le Parti souhaite rallier l’opinion publique à l’idéal de la « prospérité commune » pour en fait espérer renflouer les caisses de l’État par des réformes économiques très pénibles pour les plus nantis.
En même temps, ce discours se veut rassurant pour une population qui, depuis le début de 2020, doit s’en remettre de plus en plus à ses propres économies, faute de couverture sociale universelle ou d’aide sous condition de ressources. D’autant qu’elle doit dépenser toujours plus pour les biens de première nécessité, à cause de l’inflation notamment. Sans parler de la crise de de l’emploi, directement liée à la pandémie et aux mesures de confinement draconiennes. En ce sens, voir le Parti s’attaquer aux grands conglomérats tout en parlant de « prospérité commune » pourrait en inciter plus d’un à soutenir Xi Jinping en 2022.
Par ailleurs, ce nouveau slogan ne se veut surtout pas rassurant pour les investisseurs étrangers. En plus de devoir composer avec de nouvelles réglementations, ils ne savent plus trop sur quel pied danser. Devront-ils eux aussi « rendre » ? Devront-ils payer de nouvelles charges sociales ? Nous en saurons sans doute plus lors de la double session parlementaire de mars prochain.

Personne n’est responsable

*En comptant Zhou Xianwang, l’ancien maire de Wuhan, et Wang Xiaodong, gouverneur du Hubei jusqu’en juin 2021.
Autre point important, la question de la responsabilité. Après la retraite de Beidaihe, Jiang Chaoliang et de Ma Guoqiang ont fait un retour assez inattendu sur la scène politique alors qu’ils en avaient été évincés après leur gestion calamiteuse des débuts de la crise sanitaire. Jiang avait quitté le comité permanent provincial du Hubei en février 2020, tandis que Ma avait, le même mois, été limogé de son poste de secrétaire du Parti de Wuhan. Jiang avait fait une brève apparition publique en octobre 2020, mais sans plus. Or, le 20 août, il a refait surface en devenant directeur adjoint du comité sur l’Agriculture et les Affaires rurales de l’Assemblée nationale populaire. Idem cinq jours plus tard pour Ma Guoqiang : il est à présent membre de l’assemblée provinciale populaire du Hubei. En ce sens, la fameuse « bande des Quatre »* du Hubei n’a pas été punie.
Cette immunité de facto, appelée aussi « parapluie protecteur » (保护伞, baohusan), est mauvaise pour l’image de Xi Jinping. C’est à se demander si le destin de Jiang et de Ma n’est pas lié à celui de Xu Liyi, le secrétaire du Parti de Zhengzhou, et de Lou Yangsheng, secrétaire du Parti du Henan après les inondations dévastatrices qui ont frappé la région fin juillet dernier. Malgré la visite de Li Keqiang à Zhengzhou, qui a posé la question de la responsabilité dans une catastrophe qui aurait éventuellement pu être évitée, Xu et Lou n’ont pas été punis. Pourtant, Xu a déjà par le passé été responsable du département de la conservation des eaux de Ningbo dans le Zhejiang, la province clé dans le réseau de pouvoir de Xi Jinping.
Dans ce contexte, la retraite estivale a sûrement été le théâtre de négociations intenses entre Xi Jinping et les membres de « l’ancien régime ». Cet « échange de prisonniers » (Jiang et Ma contre Xu et Lou) démontre que ce dernier a certainement subi certains revers. Les commentaires du Premier ministre sur la responsabilité, mais aussi la nécessité pour les cadres du Parti d’agir sans attendre les ordres de Pékin, en accréditent l’idée.
Cette attitude téméraire de la part de Li Keqiang sera problématique pour 2022. Des arrangements sont sans doute en train d’être négociés pour le remplacer. À ce titre, le retour sur le devant de la scène de Wang Yang durant la rencontre du 17 août, pourrait laisser penser que Xi songe à placer au Conseil d’État en 2022 l’actuel président de la Conférence consultative du peuple et déjà membre du comité permanent du Politburo. Dans la mesure où Wang est techniquement associé à la faction de la Ligue des jeunesses communistes (团派, tuanpai) associée à Hu Jintao, sa nomination au gouvernement pourrait diviser davantage cette clique soutenue aussi par Li Keqiang. Cependant, il reste plus de douze mois avant le Congrès, une éternité. Xi a encore le temps de changer d’avis.

Attention à la jeunesse politisée

La rencontre estivale a laissé derrière elle le sentiment que peu de compromis ont été atteints. Elle semble aussi indiquer que la position de Xi Jinping demeure fragile, malgré tous les efforts idéologiques déployés au sein du Parti et de la population. Soit les nouvelles mesures mises en place par le ministère de l’Éducation afin d’intégrer la pensée de Xi dans les programmes scolaires de tout le pays. Alors que les étudiants chinois ne peuvent maintenant plus jouer aux jeux vidéo ou encore prendre des cours particuliers, ils auront le temps de lire et d’en apprendre plus sur la pensée du numéro un chinois. Or la dernière fois que les étudiants ont été politisés – lors de la Révolution culturelle -, les choses ont rapidement tourné au vinaigre pour le Parti. Il serait donc bon de revoir ces restrictions, car les jeux vidéo et les cours privés permettaient aux étudiants de ne pas trop penser aux questions politiques.
En fin de compte, Pékin préfère mettre l’accent sur les questions idéologiques, au lieu de s’attaquer aux problèmes économiques du pays. Pourtant, les cadres séniors du Parti veulent entendre les solutions de Xi au ralentissement économique. La plupart d’entre eux ne s’intéressent guère à son programme idéologique. Un programme qui, en plus de menacer d’exploser au visage du Parti, ne règle en rien des problématiques structurelles comme le chômage.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.