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Analyse

Origines du Covid-19 : la fuite de laboratoire, du complotisme à la thèse crédible

Vue aérienne de l'Institut de virologie de Wuhan. (Source : Daily Telegraph)
Vue aérienne de l'Institut de virologie de Wuhan. (Source : Daily Telegraph)
On ne saura peut-être jamais l’origine du Covid-19. S’agit-il d’un accident de laboratoire ? Le silence persistant de la Chine et son refus obstiné de permettre à des équipes internationales d’enquêter sur son sol a pour conséquence d’alimenter les rumeurs et de relancer les interrogations. Parmi elles, l’hypothèse d’une fuite du laboratoire de Wuhan, au début dénoncée comme complotiste, a pris de la consistance.
La Chine a pour la première fois fait état du virus en décembre 2019. Mais la révélation récente d’une note des services américains de renseignement selon laquelle plusieurs chercheurs du laboratoire P4 de Wuhan, le désormais célèbre Wuhan Institute of Virology, étaient déjà malades du Covid-19 avant cette date, a brusquement changé la donne.
La principale chercheuse de ce laboratoire ultra-sophistiqué, sa directrice Shi Zhengli a été l’une des premières à identifier la chauve-souris comme étant le réservoir du Covid-19. Shi Zhengli s’est ensuite vu affublée du surnom de « Batwoman » pour ses recherches courageuses menées dans des caves où elle a procédé à des collectes d’échantillons.

The Lancet et le complotisme

Le 9 février 2020, The Lancet, peut-être la revue médicale la plus respectée, a publié un communiqué qui réfutait de façon définitive l’hypothèse d’un accident de laboratoire, estimant que cette théorie relevait du complotisme et de la désinformation. Signé par 27 scientifiques, le communiqué insistait sur « la solidarité avec tous les chercheurs et les professionnels de santé en Chine ». Et d’ajouter : « Nous sommes ensemble et condamnons fermement les théories conspirationnistes qui avancent que le Covid-19 n’a pas une origine naturelle ».
Avec ce communiqué, The Lancet pensait clôturer une fois pour toute le débat, avant même que celui-ci ait eu lieu. Mais ce communiqué revenait à dire qu’il était maintenant « accroché sur la porte de l’église ». « Tout le monde devait dès lors suivre ce communiqué. Ce dernier avait donné le La. »
Le texte avait en effet qualifié les premières recherches de Gilles Demaneuf, épidémiologiste néo-zélandais, de « totalement non scientifiques ». Mais il a eu pour effet de convaincre le chercheur de poursuivre sa propre enquête d’une façon qu’il jugeait « appropriée », sans avoir la moindre idée de ce qu’il allait découvrir ou pas.

Incidents troublants

Il ne mit guère de temps à découvrir une piste. Certes, les laboratoires chinois avaient la réputation d’être totalement sûrs, avec l’équivalent des normes de sécurité des laboratoires américains et d’autres pays développés. Mais Gilles Demaneuf découvrit qu’il s’était produit quatre incidents depuis 2004 en Chine, dont deux dans un laboratoire sophistiqué de Pékin.
Du fait de manipulations inappropriées, des virus vivants du Covid-19 avaient été par erreur désactivés et entreposés dans un réfrigérateur installé dans un couloir. Un étudiant les avait examinés au microscope électronique, une manipulation qui a immédiatement provoqué une petite épidémie.
Que s’est-il passé ensuite ? C’est là que les pistes s’effacent. Mais Gille Demaneuf avait pris soin de publier l’état de ses premières recherches sur un site scientifique avec pour titre « Le bien, le mal et l’horrible : un passage en revue des fuites de la laboratoires ». À cette époque, il était déjà bien avancé dans ses travaux et s’était associé à Rodolphe de Maistre, directeur de recherche dans un laboratoire parisien, qui avait auparavant mené des recherches en Chine.
Ce dernier était alors occupé à tenter de faire avancer la notion selon laquelle l’Institut de Virologie de Wuhan hébergeait dans ses locaux plusieurs laboratoires qui travaillaient sur le coronavirus. Or seul l’un d’entre eux maîtrisait les protocoles les plus sûrs qui préconisait que tous les chercheurs devaient obligatoirement porter une combinaison étanche et pressurisée avec une alimentation en oxygène propre. Le niveau de sécurité des autres était comparable à celui d’un cabinet de dentiste dans un pays occidental.

Des chercheurs indépendants jusqu’à Joe Biden

Plus d’un an après le début de cette pandémie qui a bouleversé la planète, infecté au moins 170 millions de personnes et fait plus de 3,5 millions de morts dans le monde, le mystère de l’origine du Covid-19 reste entier. Toutes les questions et les tentatives d’enquête se sont heurtées au refus obstiné de la Chine de communiquer les moindres données sur cette épidémie partie de son territoire. Statistiques inaccessibles ou effacées, scientifiques, diplomates et journalistes étrangers interdits d’accès, Pékin oppose un déni agressif émanant du plus haut niveau de l’appareil d’État, de Xi Jinping lui-même.
Le débat a pourtant été relancé par la révélation selon laquelle plusieurs scientifiques de l’Institut de virologie de Wuhan auraient été hospitalisés dès novembre 2019. Non seulement cette information indique que la pandémie aurait commencé bien plus tôt que ce qu’avait dit la Chine, mais elle ouvre la vertigineuse possibilité que la plus grande catastrophe sanitaire de l’histoire contemporaine ait pu être déclenchée par la négligence, l’imprudence, ou, dans le scénario le plus extrême, la malveillance.
La révélation a entraîné une remise en question du reste du discours officiel chinois. D’abord dans des cercles restreints, ceux des chercheurs indépendants qui rassemblent sur Internet tous les éléments épars pour tenter de reconstituer le puzzle de l’origine du Covid-19. Puis chez les enquêteurs et spécialistes, souvent isolés dans leurs propres administrations ou organismes, un peu intrigués par l’unanimité qui s’est faite autour de la théorie de l’origine naturelle du virus, et de plus en plus surpris par l’absence totale de preuves venues l’appuyer.
L’affaire a rebondi une nouvelle fois le 26 mai, quand le président américain Joe Biden a annoncé que le scénario de la fuite de laboratoire était de nouveau envisagé par les autorités de Washington, en même temps que celui d’une origine naturelle. « À ce jour, les services de renseignement américains se sont ralliés à deux scénarios probables, sans parvenir à une conclusion définitive », a déclaré le locataire de la Maison Blanche, qui a donné « 90 jours » à ses services de renseignement pour remettre un nouveau rapport d’enquête.
Dans le sillage des États-Unis, l’Union Européenne a annoncé qu’elle aussi avait désormais la ferme intention de demander des investigations complémentaires sur l’origine du virus. Les 27 pays membres de l’UE « espèrent adopter un texte sur ce sujet à l’occasion d’un sommet européen » prévu vers la fin du mois de juin, d’après un document cité par Bloomberg ce mercredi 9 juin. Selon ce projet de texte, les 27 « demandent des progrès sur l’examen des origines du Covid-19 qui soient transparents, basés sur des preuves ».

« La seule hypothèse qui ait du sens »

D’un point de vue purement logique, l’hypothèse n’a rien d’extravagant. Dès le début de la pandémie, la coïncidence la plus troublante était aussi la plus évidente : les premiers cas de Covid-19 sont diagnostiqués dans la ville même où est situé l’un des instituts de virologie les plus en pointe dans la recherche scientifique mondiale. C’est à Wuhan qu’étaient menées des recherches sur le même coronavirus qui a infecté la planète.
L’un des derniers à s’être exprimé sur le sujet est l’Américain David Asher qui a dirigé de septembre 2020 à janvier 2021 l’enquête du Département d’État sur les origines de la pandémie de Covid-19. Voici ce qu’il a déclaré au Figaro le 4 juin dernier : « Je pense que l’administration Biden a simplement fini par prêter attention à notre travail. Il ne semble pas y avoir d’autre raison logique pour laquelle le président aurait pris une décision aussi radicale. Il a probablement été très choqué. Nous l’avons été aussi. »
« Le 15 janvier dernier, poursuit David Asher, notre enquête avait permis de dévoiler que plusieurs employés de l’Institut de virologie de Wuhan sont tombés très malades début novembre 2019, avec des symptômes ressemblant à ceux de la grippe ou du Covid-19. Nous pensons qu’au moins trois de ces personnes ont été admises à l’hôpital – mais peut-être y en a-t-il eu beaucoup plus. Nous pensons également que certains membres de leur famille ont été infectés, et que peut-être l’une de leurs épouses est décédée en décembre. Il est possible qu’il s’agisse de cas de grippe, mais la procédure standard veut que les gens travaillant dans ces laboratoires soient vaccinés contre le plus de pathologies possibles, dont la grippe. Si l’on tient compte des temps d’incubation, il est probable que toutes ces personnes ont été infectées par le Covid-19, et non par la grippe, dès la fin du mois d’octobre. »
« Cette découverte était l’élément manquant pour comprendre ce qui a pu se passer à Wuhan, précise David Asher. Depuis lors, plusieurs chercheurs de l’Institut de virologie ont disparu – peut-être morts ou que l’État policier communiste chinois a fait disparaître, pour avoir parlé, ou posé trop de questions. D’autres, apparemment, ont été promus pour leurs mérites par la République populaire, y compris le docteur Shi Zhengli, qui dirige le Centre des maladies infectieuses émergentes de l’Institut de virologie de Wuhan. Qu’ont-ils fait pour être récompensés ? »
« J’ai considéré cette affaire comme une vaste scène de crime, plutôt que comme une analyse conventionnelle de renseignements, explique l’enquêteur américain. J’ai essayé de formuler des hypothèses sur les causes probables et de reconstituer ce qui a pu se passer à l’aide de renseignements et d’informations en provenance de plusieurs sources. Beaucoup d’informations importantes non classifiées étaient disponibles, mais n’avaient pas été examinées de manière exhaustive. Il s’agissait parfois simplement de les rassembler et de les mettre dans un ordre cohérent. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, mais faisable. Et c’est notamment ce qu’a fait un extraordinaire groupe de chercheurs sur internet, appelé Drastic, qui comprend d’ailleurs un certain nombre de scientifiques et d’enquêteurs français. »
Précisons que David Asher n’est pas le dernier venu. Il était de l’équipe d’enquêteurs qui ont dévoilé le réseau de prolifération nucléaire du « Père de la bombe au Pakistan », A. Q. Khan. Sous George W. Bush et Barack Obama, il était de toutes les grandes enquêtes : réseaux de financement d’al-Qaïda, programme nucléaire iranien, Hezbollah ou encore le groupe État islamique. Investisseur dans le capital-risque dans les biotechnologies, il a aussi un carnet d’adresse bien garni dans le monde scientifique.
Que pense-t-il de l’attitude actuelle de la Chine ? Elle est « dépuis le début […] particulièrement troublante, répond David Asher. J’étais à Pékin en 2003, en tant que conseiller du Département d’État, lorsque le Centre américain de contrôle des maladies est arrivé pendant l’épidémie de SRAS. À l’époque, les responsables chinois de la santé partageaient beaucoup d’informations, même s’ils ne voulaient pas que la presse ou leur population le sache. Je ne veux pas dire que notre coopération était totale, mais nous avions accès à un certain nombre de données et, surtout, nous avions des équipes sur le terrain. Il n’y avait pas encore cette grande muraille de silence qui s’est depuis refermée sur le pays. Cette fois-ci, la Chine est restée impénétrable. Les autorités de Pékin viennent d’annoncer qu’elles refusaient toute coopération future. La question est de savoir pourquoi la Chine se comporterait-elle de manière aussi suspecte si elle n’avait pas quelque chose à cacher ? Une fuite de laboratoire n’est pas certaine à 100 % mais, à ce stade, c’est la seule hypothèse qui ait du sens, et qui soit cohérente avec ce que nous savons. » Avec les jours qui passent, la Chine accentue le doute.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).