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Covid-19 : en solo, la Chine fournit 70 % des vaccins pour les pays en développement

Le vaccin chinois Sinopharm a reçu l'approbation de l'Organisation mondiale de la santé le 7 mai 2021. (Source : CFR)
Le vaccin chinois Sinopharm a reçu l'approbation de l'Organisation mondiale de la santé le 7 mai 2021. (Source : CFR)
La Chine est aujourd’hui, avec les trois vaccins qu’elle exporte, le premier fournisseur des pays en développement : plus de 700 millions de doses promises et 231 millions déjà fournies. Le sommet mondial pour la santé du 21 mai a été l’occasion pour Xi Jinping de rappeler qu’il avait proposé un an plus tôt de faire de la vaccination contre le coronavirus un « bien public mondial ». Pour autant, la contribution chinoise à l’effort multilatéral engagé par l’OMS avec la facilité Covax est modeste. La Chine vient certes d‘annoncer qu’elle fournira à Covax 10 millions de doses du vaccin Sinopharm qui vient d’être homologué par l’OMS. Mais elle n’apporte aucune contribution financière alors que les engagements occidentaux s’élèvent à 9 milliards de dollars. L’Asie dans son ensemble joue d’ailleurs très peu la carte multilatérale à l’exception du Japon.
Le dispositif multilatéral mis en place pour lutter contre la pandémie s’appuie sur une architecture public-privée comprenant un dispositif cadre, l’ACT (dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre le Covid-19). Ce dispositif a quatre piliers : vaccins, thérapies, diagnostics et équipements de protection. Le pilier vaccins s’appelle Covax. Il est co-dirigé par l’OMS et le GAVI, l’alliance pour les vaccins créée en 2006, dont les principaux partenaires sont l’OMS, l’UNICEF, la Banque Mondiale et la Fondation Bill et Melinda Gates.

Financement multilatéral porté par les Occidentaux

Le tracker des financements pour Covax tenu à jour par l’OMS donne une vision précise des engagements publics et privés pour la diffusion multilatérale des vaccins au profit des pays en développement. Sur les 9 milliards de dollars d’engagements concernant la distribution de vaccins, 8,5 milliards viennent des gouvernements. Les trois contributeurs les plus importants sont les États-Unis (2,5 milliards de dollars, avec l’annonce d’une contribution supplémentaire d’1,5 milliards), l’Allemagne (1,8 milliards, soit 55 % de la contribution de l’Union européenne) et le Royaume-Uni (1 milliards). L’Europe et l’Amérique du Nord représentent globalement 85 % des financements de Covax.
L’Asie-Pacifique est très peu présente et aucun des grands pays de la région – Chine, Inde et Indonésie – n’apporte de contribution financière. Seuls le Japon (376 millions de dollars), l’Australie et la Nouvelle-Zélande apparaissent dans le tracker de l’OMS, ainsi que marginalement la Corée du Sud et Singapour, avec respectivement 10 et 5 millions de dollars. Globalement, la contribution de l’Asie-Pacifique est à peine supérieure à 5 %.
Du côté des financements privés, qui représentent environ 440 millions de dollars, la domination occidentale est encore plus forte. Aucune des grandes multinationales chinoises ou asiatiques ne figure dans le bilan dressé par l’OMS, alors que Bill et Melinda Gates assurent à eux seuls 40 % de ces financements. L’Asie se mobilise davantage pour produire les vaccins, comme le montre l’exemple de la Corée du Sud, qui est en train de réussir son pari de devenir l’un des principaux centres mondiaux de production de vaccins.

Après le retrait de l’Inde, les mains libres à la Chine

L’arithmétique globale de diffusion mondiale des vaccins contre le coronavirus peut être résumée de la façon suivante : 1,7 milliards de doses administrées dont 1 milliard dans les pays en développement et 700 millions dans les pays développés ce mardi 25 mai. Sur le milliard distribué aux pays en développement, la Chine a traité plus du tiers de sa propre population (527 millions de doses) et exporté 250 millions de doses (300 millions, selon Xi Jinping) par l’intermédiaire de Sinovac, Sinopharm et Cansino. L’Inde avait également au départ une politique ambitieuse d’exportation fondée sur la fabrication sous licence du vaccin d’AstraZeneca, mais depuis fin mars et le retour en force de la pandémie sur son territoire, le pays de Narendra Modi est sorti de la compétition internationale et s’est recentré sur sa propre population, laissant les mains libres à la Chine.
Le canal multilatéral reste à ce stade secondaire dans la diffusion des vaccins. La facilité Covax n’a distribué que 71 millions de doses à la date du 25 mai aux 125 pays bénéficiaires, qui sont les pays à faible revenus ou à revenus intermédiaires, ce qui représente environ 15 % des doses administrées dans ces pays.
Le tableau suivant permet de comparer plus précisément les livraisons respectives de la Chine et de Covax. Il se fonde sur trois sources différentes : le vaccine tracker du Financial Times pour le nombre de doses administrées, le China vaccine tracker du Bridge Consulting Group pour la diffusion des vaccins chinois dans les pays en développement, et le Factbox de Reuters concernant la distribution des vaccins par Covax.
Tableau comparatif des livraisons de vaccins contre le Covid-19 par la Chine et par l'initiative Covax en date des 21 et 25 mai 2021. (Réalisation : Hubert Testard / Sources : Reuters, Bridge Consulting, Financial Times)
Tableau comparatif des livraisons de vaccins contre le Covid-19 par la Chine et par l'initiative Covax en date des 21 et 25 mai 2021. (Réalisation : Hubert Testard / Sources : Reuters, Bridge Consulting, Financial Times)
Quelques remarques sur ce tableau. Le Factbox de Reuters consacré à Covax n’enregistre que 52,5 millions de livraisons effectives par pays alors que Covax communique sur le chiffre global de 71 millions, qui inclut sans doute les livraisons des prochaines semaines. Globalement, le rythme des livraisons de Covax a été nettement ralenti par la défection de l’Inde qui était son principal fournisseur.
Les livraisons par pays et les doses reçues par les populations ne concordent pas pour deux raisons. Il y a dans un certain nombre de pays un décalage assez important entre le nombre de doses reçues et la distribution des doses aux populations. Par ailleurs, différents pays à revenus intermédiaires ont passé des commandes directes aux fournisseurs occidentaux, ce qui explique qu’en Amérique latine, le total des doses reçues est nettement supérieur à la somme des livraisons de Covax et de la Chine. Le Chili, par exemple, a reçu 10 millions de doses de Sinovac, 0,5 millions de Covax et 7 millions directement par les fournisseurs occidentaux.
Les livraisons déjà faites par la Chine représentent un tiers des engagements pris par les sociétés chinoises, qui s’élèvent au total à 707 millions de doses pour 2021. Par ailleurs, la Chine a donné 20,8 millions de doses, soit un effort financier de l’ordre de 400 millions de dollars.

Politique sélective d’exportation et de dons

La Chine a ciblé un certain nombre de pays clés dans sa politique d’exportation de vaccins : l’Indonésie, les Philippines, le Pakistan et la Thaïlande en Asie, la Hongrie et la Serbie en Europe, la Turquie en Asie Mineure, l’Égypte et le Maroc en Afrique, le Brésil, le Mexique et le Chili en Amérique latine, les Émirats arabes unis au Moyen Orient. Elle avait su associer un certain nombre de ces pays aux phases trois des tests cliniques pour ses vaccins, ce qui lui a permis de ne pas attendre une validation de l’OMS pour exporter massivement. La part des dons est très minoritaire dans les livraisons chinoises mais elle reste significative vers l’Asie et l’Afrique.
Cependant, la répartition par régions des exportations chinoises montre une assez faible mobilisation sur l’Afrique à ce stade. C’est le seul continent où l’action multilatérale menée par Covax fait jeu égal avec les vaccins chinois. La mobilisation est par contre beaucoup plus forte vers l’Asie, avec une grande exception qui est l’Inde – une situation qui pourrait changer avec la validation de Sinopharm et bientôt Sinovac par l’OMS -, et elle est spectaculaire en Amérique latine.
Les vaccins chinois ne sont ni les moins chers – leurs prix sont beaucoup plus élevés que ceux d’AstraZeneca et se comparent à ceux de Pfizer ou Moderna – ni les plus efficaces – ils se situent dans des ordres de grandeur comparables à AstraZeneca et nettement inférieurs aux vaccins à base d’ARN messager. Mais ils ont été disponibles rapidement grâce à la quasi-disparition de la pandémie en Chine et ils se sont appuyés sur une diplomatie très active associant dons, accords de coopération et de coproduction.
Les fournisseurs chinois comptent s’appuyer, comme AstraZeneca, sur un réseau de hubs de production permettant d’augmenter rapidement leurs capacités de commercialisation à l’échelle mondiale. Une douzaine de partenaires industriels dans les pays clés – Brésil, Mexique, Émirats arabes unis, Égypte, Indonésie, Pakistan – vont apporter un potentiel de production supplémentaire de plusieurs centaines de millions de doses dès 2021, la Chine leur livrant volontiers les principes actifs pharmaceutiques dont elle est le grand exportateur mondial.
La sélectivité chinoise prend parfois une tournure très politique. Depuis que le vaccin Sinopharm a été approuvé par l’OMS, la Chine courtise Taïwan, dont le programme de vaccination est très peu avancé, tout en faisant des avances aux pays d’Amérique centrale qui reconnaissent encore Taïwan au plan diplomatique. Le président du Honduras a ainsi annoncé le 12 mai son intention d’ouvrir un bureau de liaison commerciale avec Pékin pour faciliter l’obtention de vaccins chinois. Pour contrer ce rapprochement avec la Chine, les États-Unis semblent prêts à donner une priorité aux pays d’Amérique centrale ayant encore des relations diplomatiques avec Taïwan dans la diffusion des 80 millions de vaccins pour les pays pauvres, annoncés par Joe Biden.

La bataille ne fait que commencer

Si la photographie actuelle de la diffusion mondiale des vaccins est favorable à la Chine, les choses pourraient changer rapidement. Les principaux fournisseurs de vaccins occidentaux ont multiplié les annonces ces dernières semaines à partir du moment où l’idée d’un transfert forcé de propriété intellectuelle a été soutenue par Joe Biden et où elle est devenue un enjeu de négociation à l’OMC.
Pfizer, qui a livré jusqu’à présent 450 millions de vaccins essentiellement dans les pays développés, a annoncé lors du sommet mondial de la santé son intention de fournir un milliard de vaccins à prix coûtants aux pays en développement dès cette année, et deux milliards dans un délai de 18 mois. AstraZeneca, dont le vaccin constitue l’essentiel des livraisons faites par la facilité Covax, se vante de pouvoir produire trois milliards de vaccins cette année en s’appuyant sur les quinze pays avec lesquels la société a passé des accords de production. Une déclaration qui peut paraître irréaliste quand on voit les problèmes de livraison du laboratoire anglo-suédois avec l’Union européenne. Les sociétés chinoises Sinopharm et Sinovac évaluent pour leur part leur capacité conjointe de production à trois milliards de doses pour 2021. Le Serum Institute of India, qui est sous-traitant d’AstraZeneca, a lui-même une capacité de production d’un milliard de vaccins. Si ces annonces se concrétisent, il n’y aura pas de pénurie de vaccins dans le monde.
La campagne de vaccination dans les pays développés bat toujours son plein mais le rythme des vaccinations s’accélère dans les pays en développement. Un certain nombre d’États asiatiques avaient commencé tardivement les vaccinations car la pandémie ne les affectait que modérément. La recrudescence récente de la pandémie en Malaisie, en Thaïlande ou au Japon conduit à une montée en puissance de ces campagnes, qui devrait s’appuyer largement sur les vaccins occidentaux s’ils deviennent disponibles.
Le débat sur la propriété intellectuelle, dont l’enjeu principal porte sur les vaccins à ARN messager – la seule vraie révolution scientifique du moment -, pourrait alors perdre de son actualité. Ce n’est sans doute pas une mauvaise chose car, sous réserve de pouvoir assurer la généralisation des vaccins à des prix abordables afin de ne laisser aucun pays au bord de la route, il serait regrettable de reproduire le schéma des trente dernières années où l’innovation commence dans les laboratoires des pays occidentaux pour que la production, les emplois et les exportations se concentrent sur l’Asie en développement.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.