Politique
Rencontres du lundi

En Asie, "Joe Biden ne pourra pas refaire de l'Obama"

L'ancien président américain Barack Obama venu soutenir la candidature de Joe Biden lors de la campagne présidentielle en avril 2020. (Source : France 24)
L'ancien président américain Barack Obama venu soutenir la candidature de Joe Biden lors de la campagne présidentielle en avril 2020. (Source : France 24)
La défaite de Donald Trump et l’élection de Joe Biden signifient-elles la fin de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine ? Comment évoluera la situation géopolitique en Asie, notamment en mer de Chine du Sud ? L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) en a débattu lors d’une conférence à distance le 11 janvier, dans le cadres de ses « Rencontres du lundi », avec Sébastien Colin, Guibourg Delamotte et Jean-François Huchet.

Partenariat

À partir de 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Avec l’élection de Joe Biden et la majorité qu’il a obtenue au Sénat, il devient possible de s’interroger sur la forme que prendra la diplomatie américaine, plus particulièrement en direction de l’Asie, dans le contexte de la crise sanitaire globale du Covid-19, ou encore des tensions en mer de Chine du Sud et à Hong Kong.

Fermeté conservée

Joe Biden devrait conserver la ligne de fermeté impulsée par Donald Trump face à la Chine. Néanmoins, la négociation devrait retrouver une place dans les relations sino-américaines, une négociation quasi absente de la présidence Trump entre janvier 2017 et janvier 2021.
Sur les questions commerciales, Trump a tranché avec la souplesse antérieure en rétablissant des droits de douane sur une large portion des échanges. Cependant, les questions structurelles, en particulier le vol de technologie, qui sont à la base des tensions entre les deux pays, ne sont toujours pas résolues. Dès lors, il serait difficile de revenir en arrière à la situation d’avant l’accroissement de la rivalité stratégique ayant commencé pendant la présidence de Barack Obama dont le « pivot vers l’Asie » marquait la vigilance accrue, rappelle Jean-François Huchet, professeur et président de l’Inalco.
« Joe Biden ne pourra pas refaire de l’Obama », confirme Sébastien Colin, maître de conférence à l’Inalco. Les démocrates et républicains s’accordent désormais sur le fait que le rapport économique avec la Chine dans son état actuel ne peut pas continuer et que la situation doit changer. Le fond du problème entre les deux pays ne disparaîtra pas avec l’élection de Joe Biden. Le durcissement de la pression face à la Chine se poursuivra sans doute par le biais de certains leviers économiques et financiers, comme l’augmentation des droits de douane ou le contrôle des exportations vers la Chine de circuits imprimés produits aux États-Unis. Le report de l’entrée en bourse de l’entreprise chinoise Ant Group (Alibaba, Alipay, etc.) en novembre 2020 donne à le penser.
En Chine, l’arrivée de Joe Biden à la présidence des États-Unis a été saluée tardivement, c’est-à-dire presque une semaine après les résultats de l’élection, par le président Xi Jinping à travers son porte-parole Wang Wenbin, bien que d’autres pays comme la Russie ou le Brésil ont attendu plus longtemps encore pour saluer le nouveau président américain, rappelle Jean-François Huchet. L’accueil de Biden s’est passé sans enthousiasme ni critique de la part de la Chine, observatrice. Tout de même, dans les médias chinois, Joe Biden a été annoncé comme un « ami » de la Chine, souligne Sébastien Colin.
Bien que la situation reste tendue, « il existe tout de même une possibilité de dialogue avec la Chine pour trouver un terrain d’entente dans des domaines comme par exemple l’environnement », précise Jean-François Huchet. Il nous appartient toutefois de nous demander ce que nous attendons de la Chine, car l’on ne peut pas attendre une conversion vers un modèle libéral. « La Chine n’évoluera pas : serait-ce à nous de changer ? » interroge Guibourg Delamotte, maître de conférence habilitée à l’Inalco

Logique de coopération

Le nouveau président devrait, cependant, à l’inverse de Trump, renouer avec une logique coopérative, ce qui fera une grande différence pour les alliés des États-Unis. Joe Biden pourrait renouer des contacts avec des pays comme le Japon ou l’Europe, avec qui les relations lors de la présidence Trump n’étaient pas optimales, afin de créer un front commun en direction de la Chine sur les questions d’économie et de sécurité.
Le Japon mise sur cette approche coopérative, en espérant toutefois que l’administration Biden ait pris toute la mesure du défi chinois, insiste Guibourg Delamotte. En effet, comme à chaque nouvelle élection présidentielle aux États-Unis, Tokyo attend la renégociation du support financier apporté aux bases américaines, et a demandé et reçu confirmation du soutien militaire des États-Unis sur les îles Senkaku, revendiquées par la Chine en mer de Chine orientale sous le nom de Diaoyu. Ensuite, les États-Unis pourraient rejoindre à nouveau le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), traité de libre-échange multilatéral des États du Pacifique, dont ils s’étaient retirés sous l’impulsion de l’ancien président Donald Trump. Le Japon s’interroge toutefois sur le degré de fermeté que saura montrer le nouveau président par rapport à un Donald Trump qui sur ce plan l’a contenté. Ceci étant, constate Guibourg Delamotte, « le Japon ne s’interroge pas fondamentalement sur sa propre posture en matière de défense ».
Avec l’Europe aussi, la concertation devrait redevenir de mise, grâce à la prise de conscience née sur le Vieux Continent comme aux États-Unis, chez les décideurs politiques comme dans l’opinion, de la crise sanitaire, de la situation des droits de l’homme à Hong-Kong, au Xinjiang et au Tibet, de la pression sécuritaire sur Taïwan et la mer de Chine.

Situation dégradée en Chine

De fait, depuis l’arrivée du président chinois Xi Jinping au pouvoir, la situation s’est beaucoup dégradée. Xi Jinping a mis l’accent sur le retour du contrôle des ressources financières et industrielles du pays, ce qui place de nouveau l’État au milieu de l’organisation économique. De plus, ayant supprimé la limitation temporelle du mandat de président, « il se retrouve dans une position très forte, et par conséquent, ne peut pas montrer de signe de faiblesse à son entourage sous peine de voir sa position contestée », explique Jean-François Huchet.
En mer de Chine du Sud, la situation est de plus en plus tendue, avec la rivalité sur le terrain entre Pékin et Washington. Les Américains promeuvent le principe de « liberté de navigation », et se heurtent à la présence militaire chinoise grandissante dans la région, dont la marine s’est modernisée ces dernières années. Un exemple très parlant est la construction et la mise en service de deux nouveaux sous-marins nucléaires chinois en 2020 et l’extension de la base navale qui les construit. Trump a accru les opérations de liberté de navigation, débutées en 2015, à plus de 20 entre 2017 et 2021. L’un des objectifs de ces démonstrations de force était les îles Paracels, bien qu’il soit très difficile voire impossible de faire reculer la Chine dans la zone. L’administration Trump a par ailleurs renforcé son soutien à Taïwan, sur laquelle la pression chinoise s’est accrue. La situation n’est pas prête de changer, « l’ASEAN n’a évoqué ni les îles Parcels, ni la mer de Chine du Sud lors de sa dernière rencontre », rappelle Sébastien Colin.

Les Européens doivent aussi montrer leur disposition à coopérer avec les États-Unis

De fait, il serait opportun que l’Union Européenne et les États-Unis forment un front commun, par exemple sur le contrôle des technologies. Néanmoins, l’Union Européenne essaiera probablement de garder une relation apaisée avec la Chine pour les questions commerciales et financières, en raison de l’implication chinoise en Europe, même réduite par le Brexit, la Chine étant très présente en Grande-Bretagne.
Il n’y aura sans doute pas de course aux droits de douane de l’UE avec la Chine comme aux États-Unis. Cependant, l’Accord sur les investissements signé entre la Commission et la Chine fin décembre, qui doit encore être approuvé par les parlements européens n’a pas été discuté avec les Américains, ce que l’on peut regretter. Les initiatives de la Commission montrent à tout le moins que les divisions s’estompent entre Européens bien qu’elles subsistent et révèlent aussi les failles de l’Union Européenne.
Par Rémy Taintenier

Les prochaines Rencontres du lundi de l'IFRAE

Lundi 8 février 2021 de 18h à 19h15 : « 10 ans après Fukushima – Environnement et catastrophes : approches littéraire et politique »

Avec :
Anne Bayard-Sakai, Professeur des universités : Fukushima et le 11 mars 2011 à travers la littérature
Jean-François Huchet, Professeur des universités : Politiques publiques et environnement en Chine
Guibourg Delamotte, Maître de conférences habilitée : Fukushima et la gouvernance d’un secteur stratégique – leçons de démocratie

Publications :
Anne Bayard-Sakai :
– « Quelle marge d’écriture ? À propos des normes et de l’invention après le 11 mars 2011 », in C. Doumet et M. Ferrier (ed), Penser avec Fukushima, Éditions Cécile Defaut, 2016, p. 39-57.
– « Janru to shite no shinsaigo bungaku to hyôshô no genkai » (La littérature de l’après-désastre comme genre et les limites de la représentation »), in Tsuboi H. et S. Richter (ed), Sekai no naka no posuto 3.11, Shin.yôsha, 2019, p. 190-217.
– « Goraku shôsetsu to shite no shinsaigo shôsetsu, mata wa mitomerarezaru 3.11 go bungaku ni tsuite » (Les romans de l’après-désastre et le divertissement, ou la littérature de l’après-11 mars déniée), in Kimura S. (ed.), Sekai bungaku to shite no posuto 3.11 bungaku, Akashi shoten, 2021, p.485-498.

Guibourg Delamotte (dir.) :
Le Japon dans le monde, CNRS Editions, 2019, 254p.
Japan’s World Power. Assessment, Outlook and Vision, Routledge, Londres, 2017, 196p.
– « Fukushima, crise d’un modèle de gouvernance », in Critique internationale, n°59, avril-mai 2013, p.107-117.

Jean-François Huchet :
La crise environnementale en Chine. Évolutions et limites des politiques publiques, Paris, Presses de SciencesPo, 2016, 154 p.
– Avec J. Ruet et X. Richet, Chine, Inde: les firmes au cœur de l’émergence, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2015.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE