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Des armes chinoises à Moscou ? Washington face à une nouvelle guerre froide sur deux fronts simultanés

Véhicules portant des missiles balistiques Dong Feng 41 et DF-17 sous les yeux des visiteurs à Dans le Hall des expositions de Pékin, le 12 octobre 2022. (Source : CNA)
Véhicules portant des missiles balistiques Dong Feng 41 et DF-17 sous les yeux des visiteurs à Dans le Hall des expositions de Pékin, le 12 octobre 2022. (Source : CNA)
Les États-Unis ont clairement fait savoir à la Chine que des livraisons d’armes à la Russie auraient de « sérieuses conséquences ». Une perspective qui viendrait non seulement chambouler en profondeur les cartes géostratégiques planétaires à la fois sur le théâtre européen et celui de l’Asie de l’Est, mais qui constituerait aussi un facteur supplémentaire d’une escalade militaire dangereuse.
« Pékin devra prendre ses propres décisions sur la façon dont [la Chine] va procéder, si elle apporte une assistance militaire. Mais si elle le fait, cela aura un coût certain pour » ce pays, a déclaré dimanche 26 février le conseiller de la Maison Blanche pour la sécurité Jake Sullivan sur CNN. La Chine n’a pas encore livré des armes à la Russie, mais elle n’a pas non plus écarté de le faire, a-t-il précisé ensuite sur ABC.
Les États-Unis de même que leurs alliés au sein de l’OTAN ont ces derniers jours exprimé leurs inquiétudes à propos d’éventuelles livraisons d’armes chinoises à la Russie et se sont efforcés de dissuader les autorités chinoises de franchir le pas. Vendredi 24 février, le secrétaire d’État américain Antony Blinken avait publiquement déclaré que Pékin avait déjà livré une aide « non létale » à Moscou mais que désormais, elle « envisage sérieusement » de lui livrer également des armes létales, plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine. Suite à ces déclarations du chef de la diplomatie américaine, le directeur de la CIA, William Burns, a lui aussi pris la parole sur CBS : « Nous sommes sûrs que la direction chinoise envisage la livraison d’équipements létaux. Nous ne voyons pas cependant qu’une décision définitive ait été prise pour le moment et nous ne voyons pas de preuve d’envois d’équipements létaux. »
Le républicain Michael McCaul, président de la Commission des Affaires étrangères de la chambre des Représentants a, quant à lui, fait état d’informations sur la livraison de des drones envisagée à Pékin. D’après lui, le président chinois Xi Jinping prépare une visite officielle à Pékin « la semaine prochaine » pour y rencontrer son homologue russe Vladimir Poutine. Cette visite a été confirmée par le chef du Kremlin, mais Pékin est jusqu’à présent resté mutique.
En février 2022, quelques jours à peine avant le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février, la Russie et la Chine avaient annoncé un partenariat « sans limites », sans en préciser la nature exacte. Mais l’expression même de « sans limites » utilisé lors d’une visite à Pékin de Vladimir Poutine laissait à penser que cette coopération pourrait s’étendre au domaine militaire.
Le chef du renseignement militaire ukrainien a déclaré mardi qu’il n’avait à ce jour décelé aucun signe probant de livraisons d’armes chinoises à la Russie. Kyrylo Budanov a précisé devant des médias américains n’avoir vu « aucun signe du fait que ces choses là soient même simplement discutées ».
Vendredi 24 février, Joe Biden a affirmé que les États-Unis prendraient des mesures en cas de telles fournitures d’armes chinoises à la Russie. Mais le président américain avait ajouté sur CNN : « Je ne m’attends pas à une initiative majeure de la part de la Chine » à ce sujet. Mais si la visite du président chinois à Moscou devait devenir réalité, « le fait même que les présidents Xi et Poutine se rencontrent la semaine prochaine pour discuter de cette alliance impie pour fournir des armes qui seraient utilisées en Ukraine me choque profondément car ce serait maintenant l’Ukraine, et Taïwan demain. Voici pourquoi c’est si important. »
Si la Chine devait prendre la décision de livrer des armes à la Russie, telles que des munitions d’artillerie ou des drones de combat, « l’impact géopolitique serait dévastateur », estimait mardi Luc de Barochez, éditorialiste pour l’hebdomadaire Le Point. « En devenant, même par procuration, l’acteur d’une guerre sur le sol européen, la Chine accélérerait le grand découplage avec l’Occident. Elle s’imposerait comme une superpuissance non seulement économique et politique, mais aussi militaire. »
Parmi les conséquences immédiates, les pays européens seraient contraints de choisir leur camp dans la grande rivalité sino-américaine. Autre conséquence pour la Chine : elle renoncerait au versant occidental de la mondialisation qui a tant contribué depuis trente ans à sa fortune. Le dilemme est donc vital pour Xi Jinping.
Il est maintenant avéré qu’en dépit des sollicitations pressantes des Européens, le président chinois soutient sans guère d’ambiguïté l’homme fort du Kremlin. Leurs deux régimes, bien qu’ils ne soient pas liés par une alliance formelle, sont unis par leur détestation commune des États-Unis. Depuis un an, la Chine profite amplement du conflit en Ukraine. Elle a multiplié ses importations d’hydrocarbures de Russie et a désormais accès à son marché financier. Les échanges commerciaux sino-russes ont bondi de 30 % en 2022, à un niveau record de 190 milliards de dollars. La Chine n’a pas ménagé sa peine dans son soutien politique et stratégique à la Russie. Elle a ainsi bloqué à l’ONU l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre en Ukraine. Pour autant, contrairement à Téhéran ou à Pyongyang, Pékin s’est abstenu, pour l’instant, de passer à l’étape de l’aide militaire. À l’évidence par crainte de perdre l’accès aux marchés européens et nord-américains au moment où son économie a lourdement fléchi depuis l’an dernier à un niveau plancher record depuis plus de 40 ans.

Neutralité de façade

Mais la réalité est celle-ci : Xi Jinping ne peut tout simplement pas se permettre que Vladimir Poutine perde la guerre. En effet, l’hypothèse d’un changement de régime à Moscou pourrait bien ouvrir la possibilité d’un rapprochement de la Russie avec l’Occident, un cauchemar stratégique pour le Parti communiste chinois et, par ricochet, pour la Chine qui serait alors plus que jamais isolée du concert des nations. L’intérêt objectif de Pékin est donc que la guerre se prolonge.
D’une part, le conflit détourne l’attention des États-Unis de leur rivalité stratégique avec la Chine et permet à celle-ci de poursuivre tranquillement ses préparatifs d’une intervention militaire à Taïwan. D’autre part, il maintient la Russie dans une situation d’infériorité, sinon de vassalité, vis-à-vis de Pékin qui a tout lieu de s’en féliciter.
Une Russie autoritaire et hostile à l’Occident qui le lui rend bien, mais en même temps dépendante de l’aide chinoise, offre un cas de figure idéal pour la direction chinoise. Car il présente à la Chine les meilleures perspectives qui soient pour lui favoriser l’accès aux immenses ressources du sous-sol russe, à la technologie militaire russe la plus avancée ainsi qu’au passage maritime du Nord, le long de la côte sibérienne dans l’océan Arctique, le plus court chemin entre la Chine et l’Europe.
De plus, il contraint Moscou à taire ses réticences contre l’intensification de la présence chinoise en Asie centrale. Le prétendu « plan de paix » ou « plan de réglement politique » en douze points que la Chine a présenté le 24 février dernier, à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion russe, illustre de façon éclatante ses partis pris. En se présentant comme grande puissance responsable, elle cherche à polir son image internationale, largement écornée ces dernières années par son agressivité envers ses voisins asiatiques, sa persécution brutale des Ouïghours, sa répression implacable du mouvement démocratique à Hong Kong et sa gestion exécrable de la pandémie du Covid-19.
Mais en s’abstenant de désigner l’agresseur de l’Ukraine, en refusant d’appeler au retrait des troupes russes des territoires occupés et en déplorant une « mentalité de guerre froide » occidentale et en imputant la responsabilité de la guerre à l’Occident, elle démontre combien sa neutralité n’est qu’une façade. Les semaines qui viennent diront si la Chine renonce effectivement à toute limite dans son soutien à Moscou.

Empêcher la spirale

Washington n’est pas dupe de la signification de ces grandes manœuvres sino-russes. Selon le Wall Street Journal et la chaîne NBC citant des responsables non identifiés, il s’agirait pour la Chine de fournir notamment des drones et des munitions à la Russie. Une entreprise chinoise envisage de démarrer une production de drones « rôdeurs » pour le compte de l’armée russe en vue d’une possible utilisation pour frapper des cibles en Ukraine, affirmait ainsi vendredi 24 février l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Pékin nie avec énergie ces accusations.
Selon Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale de Joe Biden, la guerre en Ukraine pose de « sérieuses complications » pour les Chinois. Mais si Pékin décidait de franchir le pas et de fournir des armes à Moscou, cela engendrerait de « vrais coûts » pour le pays de Xi Jinping. Washington se refuse à détailler ce que seraient ces « coûts » mais dispose d’une large panoplie de sanctions de nature à mettre encore davantage à mal l’économie chinoise. Joe Biden avait lui-même indiqué vendredi 24 février dans une interview sur ABC avoir eu une conversation à ce sujet avec Xi, évoquant les conséquences d’un tel soutien, en rappelant que la guerre en Ukraine avait entraîné le retrait de nombreuses entreprises de Russie. « Ce n’est pas une menace » mais un fait, avait-il dit au président chinois. Lors d’un sommet virtuel vendredi, les dirigeants des pays du G7 ont aussi menacé de « coûts sévères » les pays qui viendraient en aide à la Russie afin de contourner les sanctions occidentales.
La guerre en Ukraine constitue un dossier délicat pour Pékin en raison de ses forts liens diplomatiques et économiques avec Moscou, consolidés par l’intérêt commun de faire contrepoids à Washington. La Chine s’était jusque-là gardée de prendre position à propos de l’invasion russe. Elle a avancé vendredi un document en 12 points dans lequel elle exhorte les deux belligérants au dialogue, insiste sur le respect de l’intégrité territoriale et s’oppose à tout recours de l’arme nucléaire. Vu de Washington, Pékin tente ainsi de « jouer sur les deux tableaux », une position d’équilibriste de plus en plus difficile à tenir.
Dans une analyse publiée par CNN, Stephen Collinson, journaliste de la chaîne accrédité à la Maison Blanche, soulignait récemment que les États-Unis se retrouvent désormais face à deux fronts simultanés : la Russie et la Chine, situation inédite depuis 1945. Il est peut-être encore temps pour Washington d’éviter que la rivalité avec Pékin ne devienne une véritable guerre froide et ne dégénère au point de précipiter le monde dans la guerre. Américains et Chinois conservent un intérêt commun à empêcher une telle spirale qui aurait un coût économique monumental, estime Collinson.
Mais il reste qu’il existe actuellement une perception partagée à Washington et Pékin d’une division du monde en deux camps : les démocraties et les autocraties. La Guerre froide s’est peut-être achevée avec la défaite de l’Union soviétique mais elle ne l’est pas dans la tête de Vladimir Poutine, un ancien officier du KGB, pour qui l’invasion de l’Ukraine met précisément fin à l’accord territorial conclu entre l’Otan et la Russie, relève le journaliste.
Joe Biden, dont l’administration a octroyé des dizaines de milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine, a souligné que ce conflit par procuration avec la Russie est « un test générationnel, un test pour l’Amérique, un test pour le monde. Tout ceci est important pour nous car cela maintient la paix et empêche de laisser le champ libre au agresseurs potentiels qui menacent notre sécurité et notre prospérité ». Une remarque qui pourrait tout aussi bien viser la Chine et son dirigeant Xi Jinping, relève CNN.
« La République populaire de Chine est notre seul concurrent dont l’intention est à la fois de transformer l’ordre international et, de plus en plus, celle d’acquérir la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour y parvenir, avait déclaré Joe Biden en octobre dernier. Pékin a pour ambition de créer une sphère d’influence dans la région Indo-Pacifique et de devenir la grande puissance mondiale. »

« Assumer notre rôle pilote »

Jeudi 1er mars, en marge du G20 à New Delhi, Antony Blinken a brièvement rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov. C’était la première fois depuis le début de l’invasion de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine. Le chef de la diplomatie américaine a clairement signifié à son homologue que Washington resterait aux cotés de Kiev jusqu’à la défaite de l’armée russe. Il n’a en revanche pas rencontré le nouveau ministre chinois des Affaires étrangères Qin Gang.
De son côté, Joe Biden a reçu le lendemain, vendredi 2 mars, le chancelier allemand Olaf Scholz à la Maison Blanche. « Les défis que pose la Chine » ont été au centre des discussions, selon le porte-parole du Conseil de sécurité nationale John Kirby. La Maison Blanche a noté avec une satisfaction non dissimulée qu’Olaf Scholz, dont le pays entretient avec la Chine une étroite relation économique, avait publiquement mis en garde Pékin contre tout soutien militaire létal à la Russie. « Nos vues et celles de l’Allemagne concordent », s’est félicitée une haute responsable de la Maison Blanche la veille, lors d’un entretien avec des journalistes.
La confrontation sino-américaine qui n’a cessé de s’aiguiser ces derniers mois va encore se renforcer avec pour théâtre les océans Indien et Pacifique, estiment les stratèges américains. Selon un document qui sera publié prochainement dans lequel l’administration Biden détaille sa stratégie dans la zone, ces mêmes stratèges s’attendent à ce que la Chine « accélère ses ambitions de supplanter les États-Unis ».
« Nous sommes entrés dans une nouvelle période importante de la politique étrangère américaine qui exigera davantage des États-Unis dans l’Indo-Pacifique que ce qui nous a été demandé depuis la Second Guerre mondiale, souligne ce document dont les médias américains ont révélé le contenu ces derniers jours. Nos intérêts vitaux dans la région sont devenus de plus en plus clairs, tout comme ils sont devenus plus difficiles à protéger. Nous n’aurons par le luxe de choisir entre la politique de puissance et la lutte contre les menaces transnationales. Nous devrons assumer notre rôle pilote en matière de diplomatie, de sécurité, d’économie, de climat, de réponse aux pandémies et de technologie. »
Mardi 28 février, lors d’une première audience publique, les élus républicains et démocrates de la nouvelle commission parlementaire sur la Chine se sont accordés sur la nécessité de contrer la montée en puissance de Pékin. Réunis pour la première fois en audience sur le thème de « la menace du Parti communiste chinois pour l’Amérique », les élus des deux bords de cette commission du Congrès américain ont alerté sans détour sur les risques que fait peser sur Washington la montée en puissance de la Chine.
« Ce n’est pas un match de tennis poli. Mais une lutte existentielle sur ce à quoi ressemblera la vie au XXIe siècle », a déclaré en guise d’introduction Mike Gallagher, président de cette nouvelle commission. La politique américaine vis-à-vis de la Chine « au cours des dix prochaines années préparera le terrain pour les cent prochaines années ».
Le co-président démocrate de cette même commission, Raja Krishnamoorthi a, quant à lui, fustigé la naïveté dont ont fait preuve les États-Unis à propos de la nature du régime communiste chinois : « Nous ne voulons pas d’une guerre avec la RPC [République Populaire de Chine, NDLR], pas une guerre froide, pas une guerre chaude. Nous ne voulons pas un « choc des civilisations ». Mais nous recherchons une paix durable. Et c’est pourquoi nous nous devons de dissuader l’agression [chinoise]. »
[/asl-article-text]Présent à cette audience, Matt Pottinger, l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, a estimé que l’habileté du PCC à se présenter comme entité « responsable » était « l’un des grands tours de magie de l’ère moderne ». « On pourrait dire que le PCC est le Harry Houdini des régimes marxistes-léninistes, le David Copperfield du communisme, le Criss Angel de l’autocratie », a-t-il poursuivi, ajoutant : « La magie s’estompe. »
Par Pierre-Antoine Donnet
Cet article a été réactualisé le samedi 25 février 2023.

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).