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Shinzo Abe assassiné en public : quelles conséquences pour le Japon ?

L'ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe. (Source : VOI)
L'ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe. (Source : VOI)
La sidération. L’ancien chef du gouvernement japonais Shinzo Abe a été abattu ce vendredi 8 juillet alors qu’il faisait campagne à Nara dans l’ouest du Japon pour un candidat de son parti, le Parti Libéral-Démocrate (PLD) au pouvoir. Avec sa mort, le Japon perd un dirigeant hors normes qui a été le premier dans son pays à se faire l’apôtre de Taïwan et à devenir un critique féroce du régime communiste chinois. Shinzo Abe fut aussi un dirigeant à la fois nationaliste à pragmatique, qui tenta sans y parvenir de modifier la Constitution pacifiste japonaise pour intervenir militairement hors de l’archipel. Quelles seront les conséquences de sa mort pour le Japon et sa place en Asie-Pacifique ?
Les circonstances de l’attentat dont il a été victime ne sont pas encore toutes très claires. Mais ce que l’on sait déjà est que Shinzo Abe, 67 ans, a été pris pour cible par un Japonais d’une quarantaine d’années, résident dans la même ville, qui a fait usage d’une arme qu’il aurait lui-même fabriquée, dans un pays où ce genre de crimes est extrêmement rare. Vendredi vers 11h30 heure locale, Abe prononçait un discours pour soutenir un candidat local du PLD aux élections sénatoriales de ce dimanche 10 juillet. Sur des images de la NHK montrant le moment de l’attaque, on voit Shinzo Abe debout sur un podium, puis une forte détonation retentit et de la fumée se dégage. Les spectateurs surpris par la détonation se baissent et plusieurs personnes en plaquent une autre à terre. Cible de deux ou trois tirs, l’ancien Premier ministre s’effondre. Immédiatement hospitalisé, inconscient et en arrêt cardio-respiratoire, il décède quelques heures plus tard.
« Cette attaque odieuse et barbare est absolument impardonnable, d’autant qu’elle s’est produite pendant une campagne électorale, le socle de la démocratie. Je condamne cet acte avec la plus grande fermeté », a réagi lors d’une conférence de presse l’un de ses successeurs Fumio Kishida, presque en larmes et la voix étranglée par l’émotion. Les préparatifs électoraux se poursuivront, a-t-il promis, car « nous devons absolument défendre les élections libres et équitables, qui sont le fondement de la démocratie » et « nous ne céderons jamais à la violence ».
Après le drame, l’auteur présumé des faits a été arrêté sans opposer de résistance. Il s’agit de Tetsuya Yamagani, ancien membre des forces maritimes d’auto-défense. Cet homme de 41 ans est accusé d’avoir ouvert le feu sur l’ancien Premier ministre dont, curieusement, il s’est approché à moins de quatre mètres sans avoir été inquiété par les gardes du corps de Shinzo Abe. Il a tiré à deux reprises sur l’ancien dirigeant japonais atteint dans le dos. D’après la NHK, l’ancien soldat aurait confié aux enquêteurs après son arrestation qu’il était « frustré » vis-à-vis de Shinzo Abe et qu’il lui avait tiré dessus avec l’intention de le tuer. Il « a déclaré avoir gardé rancune à une certaine organisation et il a avoué avoir commis le crime parce qu’il croyait que l’ancien Premier ministre Abe lui était lié », a affirmé un responsable de la police de la région de Nara lors d’une conférence de presse.

« Je n’aurais jamais pensé qu’en telle chose était possible ici »

Le choc au Japon a été immense. D’autant plus grand que le port d’armes à feu est strictement encadré. Le pays dispose de l’une des législations les plus strictes au monde en matière de contrôle des armes à feu. L’obtention d’un permis de port d’arme est un processus long et compliqué, même pour les citoyens japonais, qui doivent d’abord obtenir une recommandation d’une association de tir, puis se soumettre à de stricts contrôles de police. Résultat : le nombre annuel de décès par de telles armes dans ce pays de 125 millions d’habitants est extrêmement faible.
En 2019, seules 13 attaques à l’arme à feu ont été recensées au niveau national. Rien à voir donc avec les fusillades meurtrières aux États-Unis. Le dernier attentat visant un ministre remonte à 1936, selon le quotidien Mainichi Shimbun. « Je sais qu’aux États-Unis, il y a souvent des fusillades, a confié un témoin de l’attentat cité par l’Asahi Shimbun, le deuxième quotidien japonais. Mais je n’aurais jamais pensé qu’en telle chose était possible ici. J’ai toujours des frissons, alors qu’une heure et demie s’est écoulée depuis les faits. »
Déjà, les conséquences politiques et sociales de cet événement s’annoncent considérables. À plus forte raison parce que Shinzo Abe qui détenait le record de longévité à la tête du gouvernement avait gardé une influence prépondérante au sein du PLD. Tandis que bien des questions demeurent sans réponse sur les circonstances de ce drame, en particulier les motivations du tueur, une chose semble certaine : le pays s’engage dans une période très agitée qui promet de s’étendre bien au-delà des sénatoriales.

Soutien aux États-Unis

Shinzo Abe a été le premier à la tête du gouvernement japonais a sortir de la réserve traditionnelle de l’archipel en matière diplomatique pour proclamer publiquement la nécessité pour le pays de s’extraire de sa timidité en matière géopolitique et d’oser faire face à la Chine.
Le 1er décembre 2020, il avait déclaré qu’une attaque chinoise contre Taïwan serait « suicidaire » pour la Chine. Mais que si malgré tout Pékin décidait de lancer une offensive militaire contre l’île, les États-Unis et le Japon ne pourraient pas rester sans réagir et que la Chine devait comprendre cela. Bien que la grande majorité des Japonais restent attachés à la Constitution pacifiste de leur pays et hostiles à ce que le Japon prenne part à un conflit armé, les autorités nippones auraient étudié trois scénarios. Chacun d’eux préconisent explicitement que les forces d’auto-défense accordent un soutien logistique aux États-Unis en cas de guerre à Taïwan. Ceci dans le cadre d’un « accord de défense collective » dont l’objectif premier serait de défendre l’île de même que les bases américaines du Japon contre une attaque chinoise.
Le fait est que la coopération militaire entre le Japon et les États-Unis est d’ores et déjà très forte. Ainsi, les flottes militaires américaine et japonaise ont-elles pris part à une série de manœuvres militaires conjointes ces dernières années, notamment début octobre 2021 en mer de Chine du Sud. Une première dans cette zone revendiquée par Pékin, qui s’étend sur près de 4 millions de km2 et longe les côtes de Taïwan, des Philippines, de l’Indonésie, de Singapour, de la Malaisie et du Vietnam.

« Un danger à Taïwan serait un danger pour le Japon »

S’exprimant à l’occasion d’un forum organisé par le National Policy Research, un think tank taïwanais, l’ancien chef du gouvernement japonais a prévenu contre les conséquences d’une invasion de Taïwan pour la sécurité de l’archipel nippon. « Un danger à Taïwan serait un danger japonais et de ce fait, une urgence pour l’alliance américano-japonaise et le président Xi Jinping ne doit pas se méprendre sur ce sujet », avait-il insisté. Et d’enfoncer le clou : « Le Japon, Taïwan et toutes les populations qui croient en la démocratie doivent faire savoir au président Xi Jinping et aux autres dirigeants du Parti communiste chinois qu’ils ne doivent pas s’engager dans une impasse. »
Ces propos avaient immédiatement suscité la colère de Pékin. Le même soir, le gouvernement chinois avait convoqué l’ambassadeur du Japon en Chine pour condamner des propos « extrêmement dangereux ». Les dires de Shinzo Abe « constituent un soutien éhonté aux forces indépendantistes taïwanaises » et « la Chine s’oppose fermement à cela », avait affirmé une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. Le Japon n’a « aucun droit » de prononcer des remarques « irresponsables » sur la question de Taïwan au regard de l’agression japonaise en Chine dans les années 1930, a-t-elle ajouté. « La Chine demande au Japon de se pencher sur l’histoire, de tirer des enseignements de ces faits historiques et de ne pas porter tort à la souveraineté de la Chine sous quelque forme que ce soit et de ne pas envoyer de signaux erronés aux forces indépendantistes taïwanaises. »
Mais s’il était le premier chef du gouvernement japonais à s’exprimer de façon aussi franche à propos de la Chine, son successeur Fumio Kishida n’a, depuis cette date, pas mâché ses mots non plus. Le 27 novembre 2021, l’actuel Premier ministre avait soutenu s’agissant du pays de Xi Jinping que « toutes les options » étaient sur la table, y compris celle pour l’armée japonaise d’acquérir des capacités d’attaques de bases « ennemies ». Face à la « menace » chinoise mais aussi russe et nord-coréenne, avait poursuivi Kishida, le Japon se doit de créer des forces de défense plus fortes. Et de d’avertir : la situation sécuritaire autour de l’archipel change rapidement et la réalité est désormais « plus grave qu’elle ne l’a jamais été ».
Jamais des dirigeants japonais ne s’étaient aventurés si loin dans leurs discours sur la Chine. Conséquence, le Japon dispose désormais d’un budget militaire qui atteint un niveau jamais vu depuis 1945 avec plus de 6 100 milliards de yens (53,2 milliards de dollars) pour 2021. Soit une hausse de 15 % comparée à la même période de 2020. Le budget militaire représente plus d’1 % du PIB nippon.

Ascension et chute

Nationaliste teinté de pragmatisme, Shinzo Abe avait 52 ans quand il est devenu chef du gouvernement pour la première fois, le plus jeune de l’après-guerre dans son pays. Il a battu des records de longévité à la tête de son pays dont il a profondément marqué la vie politique, résistant à de nombreux scandales politico-financiers autour de lui et ses proches. Il est le Premier ministre japonais à être resté le plus longtemps au pouvoir. En poste en 2006 pour un an, il est revenu à la tête du gouvernement de 2012 à 2020. C’est lors de son deuxième passage au pouvoir qu’il a marqué les esprits avec une politique de relance économique audacieuse et une intense activité diplomatique.
C’est justement avec sa politique économique surnommée « Abenomics » que Shinzo Abe s’est fait connaître à l’étranger. Lancée à partir de la fin de 2012, elle combinait assouplissement monétaire, relances budgétaires massives et réformes structurelles. Le leader conservateur a enregistré certains succès, comme une hausse notable du taux d’activité des femmes et des seniors, ainsi qu’un recours plus important à l’immigration face à la pénurie de main-d’œuvre.
Cependant, faute de réformes structurelles suffisantes, les Abenomics n’ont engendré que des réussites partielles. L’ambition ultime de cet héritier d’une grande famille d’hommes politiques conservateurs était de réviser la Constitution japonaise de 1947, pacifiste, écrite par les occupants américains et jamais amendée depuis.
À l’été 2020, il était devenu impopulaire pour sa gestion de la pandémie, jugée maladroite par l’opinion publique. Il avait alors reconnu souffrir d’une maladie inflammatoire chronique de l’intestin, la rectocolite hémorragique, et avait démissionné peu après. Cette maladie était déjà l’une des raisons de la fin abrupte de son premier passage au pouvoir en 2007.

Choc et condamnations de Washington à Moscou

Dans les heures qui ont suivi l’assassinat de Shinzo Abe, les réactions se sont multipliées à travers le monde. Le président français Emmanuel Macron a regretté sur Twitter « un grand Premier ministre, qui dédia sa vie à son pays et œuvra à l’équilibre du monde », adressant ses « condoléances aux autorités et au peuple japonais », « au nom du peuple français ».
Toujours sur le réseau social américain, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, s’est dit « profondément choqué » par ce « meurtre odieux ». « L’attentat mortel perpétré contre Shinzo Abe me laisse stupéfait et profondément attristé », a tweeté le chancelier allemand, Olaf Scholz, assurant être « aux côtés du Japon en ces heures difficiles ». « C’est avec horreur que j’ai appris la nouvelle de l’attentat perpétré contre mon ancien collègue de longue date, Shinzo Abe », a de son côté déclaré l’ex-chancelière allemande, Angela Merkel.
Joe Biden, quant à lui, a exprimé sa « colère » devant cette tragédie, décrivant Shinzo Abe comme un champion de l’alliance militaire américano-japonaise attaché à la démocratie. « Je suis effondré, en colère et très triste. Il s’agit d’une tragédie pour le Japon et pour tous ceux qui l’ont connu. » Plus tôt, le secrétaire d’État Antony Blinken avait lui aussi condamné ce meurtre, déplorant la perte d’un « dirigeant visionnaire ». En marge d’une réunion du G20, à Bali, en Indonésie, le chef de la diplomatie américaine a souligné que Shinzo Abe avait « porté les relations entre les États-Unis et le Japon aux niveaux les plus élevés ».
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a dénoncé sur Twitter encore le « meurtre lâche et brutal » de Shinzo Abe, « un grand démocrate et défenseur d’un ordre mondial multilatéral », dont l’attaque « choque le monde entier ». « Je ne comprendrai jamais le meurtre brutal de ce grand homme. Japon, les Européens partagent votre deuil », a réagi pour sa part le président du Conseil européen Charles Michel.
Le Premier ministre britannique démissionnaire, Boris Johnson, s’est, lui, dit « incroyablement triste pour Shinzo Abe. Nombreux sont ceux qui se souviendront du leadership mondial dont il a fait preuve en des temps difficiles. »
Parmi les dirigeants asiatiques, Narendra Modi a rapidement fait savoir qu’il était « profondément bouleversé », décrivant l’ex-Premier ministre japonais comme un « ami cher ». Le meurtre de Shinzo Abe constitue un « acte criminel inacceptable », a estimé le président sud-coréen Yoon Seok-youl.
Le Kremlin s’est dit « profondément attristé » par le meurtre de l’ancien chef du gouvernement nippon, saluant un « grand patriote » du Japon. Vladimir Poutine a déploré une « perte irréparable ».

Joie sur l’Internet chinois et condoléances mesurées à Pékin

La réaction peut-être la plus attendue était celle de la Chine. Sitôt connue l’annonce de sa mort, les réseaux sociaux chinois ont été pris d’assaut par des internautes qui exprimaient leur joie, au point de conduire les autorités à tenter de maîtriser ce flot de propos nationalistes.
L’un d’entre eux qui s’exprimait sur Weibo, le principal réseau social de Chine, a ainsi expliqué qu’il était « bon » que Shinzo Abe paye de sa vie l’invasion japonaise de la Chine avant la Seconde Guerre mondiale. Ce post a été salué par 210 000 internautes, selon l’agence américaine Bloomberg. Un autre a posté : « Que la fête commence », recevant le soutien de 150 000 internautes en moins de 30 minutes.
Avant même l’annonce de la mort de Shinzo Abe, les autorités chinoises avaient préparé l’opinion publique du pays et tenté de maîtriser tout dérapage. C’est ainsi que Hu Xijin, l’ancien rédacteur en chef du très officiel et nationaliste Global Times, avait écrit que « le moment est venu le temps de mettre de côté les disputes politiques. J’espère qu’il y aura de plus en plus [de Chinois] qui comprendront cela. »
Même modération de la part de Jin Canrong, professeur de relations internationales à l’Université du Peuple à Pékin. L’intellectuel avait récemment émis l’idée que la Chine devait se préparer à envahir Taïwan en 2027. Mais ce vendredi, Jin a écrit sur Weibo que les internautes devaient faire preuve de retenue : « Ce qui s’est passé aujourd’hui [au Japon] est une tragédie. »
De la part du gouvernement à Pékin, la réaction a évidemment été mesurée. Zhao Lijian, l’un des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a ainsi affirmé que la Chine était « choquée » face à un « incident inattendu ». Après l’annonce du décès de Shinzo Abe, le même porte-parole a ajouté : « L’ancien Premier ministre Shinzo Abe a contribué au développement et à l’amélioration des relations sino-japonaises. Nous exprimons nos condoléances et notre sympathie à [sa] famille. »
Ce samedi 9 juillet, le président chinois Xi Jinping est sorti de son silence et a adressé un message de condoléances au premier ministre japonais. « Au nom du gouvernement et du peuple chinois, et en son propre nom, Xi Jinping a exprimé ses profondes condoléances après le décès prématuré de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe », a indiqué la télévision publique CCTV, ajoutant que Xi était « profondément attristé par ce décès soudain ».
À Taïwan, le ton était évidemment très différent. La présidente Tsai Ing-wen s’est déclarée « choquée et triste », soulignant que le Japon et Taïwan partagent les mêmes valeurs de démocratie et d’État de droit. « Au nom du gouvernement taiwanais, a-t-elle déclaré, je condamne cet acte de violence illégale. »
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).