Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

La Corée du Sud face aux "trumpitudes" de Shinzo Abe

Les tensions commerciales ne cessent d'augmenter entre le Japon de Shinzo Abe et la Corée du Sud de Moon Jae-in. (Source : CNBC)
Les tensions commerciales ne cessent d'augmenter entre le Japon de Shinzo Abe et la Corée du Sud de Moon Jae-in. (Source : CNBC)
Shinzo Abe se prend-il pour Donald Trump ? Début juillet, aux lendemains du G20 d’Osaka où il s’était présenté comme un défendeur de l’ordre multilatéral, le Premier ministre nippon a annoncé qu’il limiterait les exportations de trois produits vers la Corée du Sud. Abe a justifié sa décision par la sécurité du Japon, le prétexte avancé par Donald Trump pour menacer d’élever les droits de douane sur les automobiles européennes. Même si elle affecte seulement 1 % des importations de la Corée venant du Japon, cette mesure risque de priver son industrie de trois produits indispensables et aggrave la situation déjà délétère des relations nippo-coréennes.
Un nouveau conflit commercial est apparu en Asie à l’initiative de Shinzo Abe. Le chef du gouvernement nippon continue de s’inspirer de l’unilatéralisme de Donald Trump : déjà, à la fin de l’année dernière, son gouvernement avait annoncé le retrait du Japon de la Commission internationale sur la baleine et son intention de lancer des campagnes de pêche commerciale – abandonnant le prétexte scientifique que les Japonais avaient longtemps mis en avant pour justifier la pêche à la baleine. Selon Shinzo Abe, il n’était plus possible au Japon de coexister dans la Commission avec des pays ayant des vues différentes, cet argument est proche de celui de Trump quittant le pacte de Paris sur le climat ou menaçant de quitter l’OMC.

Des relations bilatérales mouvementées

L’antagonisme entre Tokyo et Séoul remonte au XVIème siècle et aux tentatives d’invasion de la Corée par les Japonais, dont l’une fut repoussée par l’amiral Yi Sun-sin. Il continue avec la politique de la canonnière menée par le Japon pour ouvrir le royaume ermite aux échanges (1876), le protectorat (1905) et la colonisation (1910 – 1945). Les blessures qui enveniment les relations nippo-coréennes sont nombreuses. La souveraineté de la petite île de Dokdo revendiquée par les Japonais qui la nomment Takeshima reste une question non résolue par le traité de San Francisco qui avait défini le territoire japonais après la guerre. Au souvenir douloureux des exactions nippones durant la colonisation puis la Seconde Guerre mondiale s’ajoute le traitement de la minorité coréenne résidant au Japon.
En 1965, vingt ans après la décolonisation, les fortes pressions exercées par Washington sur le gouvernement sud-coréen et les réparations promises par Tokyo ont abouti à la régularisation des relations bilatérales. Cependant, face à l’ampleur des manifestations coréennes, Park Chung-hee a proclamé l’état de siège pour signer le traité de normalisation qui a ensuite été dénoncé par les gouvernements élus démocratiquement. Ce traité n’évoquait pas la question des « femmes de réconfort » qui n’a été « découverte » qu’en 1991. Vingt ans plus tard, réagissant à la Cour constitutionnelle qui lui reprochait de ne pas avoir avancé sur ce dossier, Lee Myung-bak s’est rendu à Dokdo et cette première visite d’un président sud-coréen a déclenché de très fortes réactions au Japon.
Élue en 2013, Park Geun-hye a attendu neuf mois avant de rencontrer le Premier ministre japonais avec lequel elle a négocié en 2015 un accord pour la résolution de la question des « femmes de réconfort ». Très critiqué par la société coréenne, cet accord a été dénoncé deux ans plus tard par le président Moon qui a unilatéralement dissous la « Reconciliation and Healing Foundation » censée financer les survivantes. Entre-temps, un arrêté de la Cour suprême de Séoul a reconnu aux Coréens forcés de travailler pour des entreprises japonaises durant la guerre le droit à des indemnisations. Fin 2018, elle a condamné Nippon Steel & Sumitomo Metal Corp à offrir 84 000 dollars à quatre travailleurs coréens et Mitsubishi à payer entre 68 000 et 127 000 dollars à chacun des dix travailleurs, envisageant la saisie d’actifs en cas de refus des entreprises. Cette décision pourrait amener d’autres Sud-Coréens – jusqu’à 20 000, selon la Nikkei Asian Review – à demander à leur tour des indemnisations. Ces tensions apparaissent alors que Coréens et Japonais n’ont jamais eu une aussi mauvaise opinion les uns des autres.
Depuis 1990, entre 65 et 80 % des Sud-Coréens ont une mauvaise opinion des Japonais. Ce pourcentage est tombé en dessous de 50 % à deux occasions : en 1999 après l’ouverture du marché coréen aux produits culturels japonais et en 2011 à l’occasion de la catastrophe de Fukushima. À partir de 1996, l’évolution du jugement des Japonais a été moins volatile et en 2011, moins de la moitié avait une mauvaise opinion de leur voisin. Depuis, la part des opinions négatives n’a cessé d’augmenter de part et d’autre. En 2015, trois Sud-Coréens sur quatre et trois Japonais sur quatre avaient une mauvaise opinion de leurs voisins, selon le Pew Research Center. Toutefois, en dépit de cette dégradation, le nombre de touristes nippons en Corée du Sud qui avait diminué entre 2012 et 2015, a grimpé sans interruption, y compris au premier semestre en 2019. Ils forment désormais un cinquième des touristes étrangers, derrière les Chinois qui ont retrouvé le chemin de la Corée. Inversement, la conjoncture politique n’a pas freiné les entrées de touristes sud-coréens au Japon.

Le prétexte de la sécurité nationale

Plusieurs mois après les décisions de la justice de Séoul et trois semaines avant les élections à la chambre haute (21 juillet), Shinzo Abe a annoncé la limitation des exportations vers la Corée du Sud de trois produits chimiques fabriqués presque exclusivement sur le sol nippon et essentiels pour la fabrication de mémoires et d’écrans de smartphone. Tokyo a décidé d’exclure la Corée du Sud de la « Liste blanche » des 27 pays soumis à peu de restrictions lorsqu’ils importent des produits japonais de haute technologie. Séoul a répliqué par une mesure analogue. Le pays de Moon Jae-in fabrique entre 50 et 70 % des mémoires vendues dans le monde. Ainsi, la mise en œuvre des mesures japonaises qui mettra en difficulté l’industrie coréenne aura un impact global.
La Corée du Sud a débloqué des fonds pour développer une fabrication locale des substances importées. Elle a soulevé cette question à l’assemblée générale de l’OMC du 25 juillet, sans la porter à l’instance de règlements des conflits. Mettant en avant l’article 21 du GATT, le Japon a déclaré que sa mesure relevait de la sécurité nationale – empêcher l’exportation illégale de produits de haute technologie vers la Corée du Nord. L’OMC n’était donc, selon Tokyo, pas habilitée à en discuter. Les Sud-Coréens ont rétorqué qu’elle était motivée par les demandes d’indemnisation des travailleurs. Les Américains, eux, n’ont rien fait pour convaincre leurs alliés de négocier. Relayés par les réseaux sociaux, les appels au boycott des marques japonaises se multiplient en Corée du Sud, où les deux derniers boycotts (1995 et 2001) avaient duré près d’un an. Au Japon, les sondages montrent que 58 % des Japonais approuvent les restrictions d’exportation vers le marché sud-coréen. Shinzo Abe a donné un coup de canif à l’ordre multilatéral que Donald Trump détricote depuis son élection.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).