Politique
Entretien

Remilitarisation du Japon : "La carte blanche donnée à Shinzo Abe"

Au plus fort d’une manifestation contre la réforme militaire de Shinzo Abe devant la Diète le 30 août 2015. (Crédit : AFP PHOTO / Toru YAMANAKA)
Au plus fort d’une manifestation contre la réforme militaire de Shinzo Abe devant la Diète le 30 août 2015. (Crédit : AFP PHOTO / Toru YAMANAKA)
Le tournant est majeur dans l’histoire du Japon. L’adoption de la réforme militaire de Shinzo Abe le 17 septembre dernier a changé la couleur de la constitution nippone, pour la première fois depuis 70 ans. La loi fondamentale n’est plus tout à fait pacifiste, en vertu des principes imposés par les Etats-Unis au lendemain de la capitulation japonaise en 1945. Tokyo peut désormais participer à des opérations militaires extérieures en soutien à d’autres pays lorsque l’intérêt national est jugé menacé. Adoptée dans le tumulte parlementaire malgré le peu de suspense sur l’issue finale du vote, la réforme poussée par Shinzo Abe a provoqué un mouvement de protestation dans la rue. Mais pourquoi les Japonais protestent-ils alors qu’ils ont récemment reconduit le gouvernement Abe lors des élections anticipées de décembre 2014 ? C’est la question soulevée par l’ancien diplomate français Yo-jung Chen, qu’Agnès Redon a rencontré à Tokyo.
Que s’est-il passé le 17 septembre au Parlement de Tokyo ? Lors d’un des nombreux débats sur la loi de Défense au Japon, les parlementaires en sont venus aux mains. Les opposants, révoltés, qui comptaient déposer immédiatement une autre motion contre le gouvernement, se sont rués vers le bureau du président, en vain. Dans une cacophonie incroyable, la loi controversée dans tout le pays était finalement votée.
Autoriser l’armée japonaise à participer à des opérations militaires extérieures, et ce pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a en effet créé d’importantes dissensions dans ce pays, au parlement comme dans la rue. Cette « réinterprétation » de l’article 9 de la constitution a permis au Premier ministre Shinzo Abe de donner au Japon le droit de participer à des systèmes de défense collective. Ce qui a déclenché la colère d’une majorité de Japonais qui restent attachés au pacifisme. Mais Abe a pu compter sur le soutien des Etats-Unis, qui souhaitent que Tokyo joue un rôle plus actif en ce domaine. Au lendemain du passage de cette loi, son caractère « anticonstitutionnel » est encore largement décrié par l’opposition.

Entretien

Yo-Jung Chen est un ancien diplomate français à la retraite et spécialiste des relations entre le Japon, la Chine et les Etats-Unis. Originaire de Taïwan, diplomate titulaire du Quai d’Orsay jusqu’en 2012, il a fait des études au Japon et est naturalisé français avant de commencer une carrière diplomatique qui l’a amené à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin. Contributeur régulier en tribunes pour des quotidiens sur la politique internationale en Asie, il a notamment publié de nombreux articles dans le Straits Times et le Lianhe Zaobao de Singapour, dans le magazine en ligne The Diplomat et d’autres revues au Japon et en France. Yo-Jung Chen répond aux questions d’Agnès Redon.

Que s’est-il exactement passé au Parlement le 17 septembre lorsque cette bagarre a éclaté ?
Les sénateurs des partis d’opposition comptaient tout faire pour que les débats durent longtemps et ainsi retarder le vote. En effet, le gouvernement aurait été obligé de faire repasser la loi en séance plénière de la Diète, si la ratification par le Sénat se passait 60 jours après le 15 juillet. Dans ce cas, comme Shinzo Abe ne pouvait pas obtenir les 2/3 des voix en séance plénière à la Diète, la loi aurait pu tomber à l’eau… C’était joué d’avance vu l’écart en nombre entre les deux camps, mais, pour sauver les apparences d’une démocratie et de l’harmonie bien nippone, il faut jouer le jeu des discussions et des concertations qui ne mènent nulle part car aucune partie ne peut céder sous peine de rejet par sa base. Venu le moment de voter en commission, l’opposition, se sachant perdante dès le départ, passe au blocage physique qui est, somme toute, futile. Et c’est ce spectacle auquel nous avons assisté.
Ce jour-là, le vote est, semble-t-il, passé aux forceps…
Même si, comme beaucoup d’observateurs japonais et étrangers, je déplore le caractère clairement anticonstitutionnel de ces projets de lois sur la Défense, je trouve aussi que l’électorat japonais, même s’il est maintenant mécontent et inquiet par ces lois, n’a que ce qu’il mérite.

Autrement dit, il n’a qu’à réfléchir un peu avant de voter comme il l’a fait lors des élections anticipées de décembre 2014. Tous ceux qui suivent un peu la politique japonaise devraient savoir que la priorité d’Abe a toujours été la remilitarisation du Japon, un dessein que rejettent la majorité des Japonais. Or, pendant la campagne électorale, le camp d’Abe s’est tu sur la question de la défense et a prétendu que ces élections n’étaient destinées qu’à approuver la décision d’Abe de repousser à plus tard le relèvement de la TVA. Aveuglé par cette promesse économique, l’électorat a massivement redonné à Shinzo Abe un nouveau mandat, en fermant les yeux sur le côté va-t-en-guerre de l’ultranationaliste.

Désormais, qui peut contredire Abe quand il affirme que c’est le peuple qui lui a accordé un nouveau mandat en décembre dernier, non pas pour repousser la TVA, mais pour mener à bien la remilitarisation du pays ? Une fois qu’on a donné une majorité parlementaire aussi large au camp d’Abe, on lui a pratiquement offert, sur un plateau d’argent, une carte blanche pour faire n’importe quoi. Tout cela revient à dire, à mon avis, que si on ne vote pas de façon intelligente aux urnes, on finit par ouvrir la porte au loup…

Tous les discours à la Diète furent retransmis en direct par la NHK (la chaîne publique). Ce 17 septembre, après le vote de la motion de censure contre Yoshitada Konoike, le président de la commission, il devait y avoir une pause. Sans surprise, la motion a été rejetée, mais, tout à coup, la NHK a coupé le son, indiquant en sous-titres que « les échanges qui suivent ne sont pas retranscrits ». Pendant cette coupure, le gouvernement s’est empressé de prononcer le vote de la loi en commission spéciale. Le vote en séance plénière ne pouvait plus être retardé (car les opposants ne disposaient plus que de 10 minutes en séance plénière). Comment expliquer cette coupure de la NHK ? Peut-on parler de censure orchestré par le gouvernement nippon ?
Il est vrai que la NHK, le service public, a pris un ton nettement « service gouvernemental » depuis que Abe est au pouvoir. Le Premier ministre lui-même s’est illustré pour avoir, avant d’être au pouvoir, tenté d’intervenir dans la production d’un documentaire de la NHK sur la question des femmes de réconfort. Depuis qu’il est au pouvoir pour son second mandat, il a nommé plusieurs ultranationalistes au sein du Conseil d’administration de la NHK et a mis à sa présidence un homme d’affaires qui a déclaré sans vergogne qu’un service public (vivant exclusivement de redevances des auditeurs) doit aller à droite quand le gouvernement dit « à droite ». Et quand on observe bien la façon dont la NHK diffuse les actualités depuis qu’Abe est au pouvoir, on constate une nette hésitation à mentionner ou à montrer « les choses gênantes » pour le gouvernement.

Pour comprendre cette ambiguïté de la NHK, il faut savoir que, malgré son obligation légale d’impartialité politique, le service public est aussi tenu d’avoir son budget annuel approuvé par le parlement qui, en plus, nomme son conseil d’administration. La NHK ne peut donc pas ignorer la volonté de la majorité parlementaire, c’est-à-dire du gouvernement.

Cette loi a suscité une mobilisation citoyenne d’une ampleur assez inhabituelle, en particulier des jeunes. Assiste-t-on à un changement durable et profond de la société ?
Ayant connu les mouvements estudiantins particulièrement violents des années 1960, je suis l’un de ceux qui ont déploré le désintérêt total des jeunes Japonais depuis les années 1980, années de la bulle économique japonaise, pour tout ce qui se passe autour d’eux en matière politique et sociale.

Je suis donc surpris par ce sursaut des jeunes à l’approche de l’adoption des lois sur la Défense. Je vois plusieurs facteurs derrière ce phénomène. Tout d’abord, les Japonais réalisent brutalement qu’ils vont perdre à jamais le pacifisme si cher à ce pays. Cela en particulier à la vue des tragédies des guerres dans le reste du monde. Ensuite, on observe un phénomène du type « Printemps arabe » où la mobilisation est facilitée par l’usage massif d’Internet avec lequel sont nés la quasi-totalité des jeunes Japonais d’aujourd’hui. Enfin, ce mouvement des jeunes a savamment su éviter le strict dogmatisme, accompagné de violence, de son aîné des années 1960. Le pacifisme, l’absence de couleurs politiques marquées et la relative « sagesse » du mouvement ont contribué à faire baisser la barrière psychologique à la participation des Japonais d’autres tranches socioprofessionnelles qui éprouvaient vaguement la même angoisse sur la tendance ultranationaliste d’Abe, mais qui se méfiaient jusqu’ici des manifestations contestataires jugées trop politiciennes.

Il est difficile de prévoir dès maintenant si ce mouvement va continuer jusqu’à la prochaine échéance électorale, c’est-à-dire jusqu’à l’été 2016 où doit avoir lieu le prochain renouvellement sénatorial. Cela pour la bonne raison que le peuple japonais est bien connu pour sa faculté d’oublier rapidement l’émotion du moment. C’est précisément sur cette faculté nationale que compte l’équipe gouvernementale. Car, une année, c’est long pour la mémoire d’une nation. Shinzo Abe a déjà déclaré, après l’adoption des lois sur la Défense, que sa priorité dorénavant serait l’économie. De quoi séduire encore une fois l’électorat national qui s’est déjà fait avoir aux élections générales de décembre 2014 avec la même promesse…

Donc, changement profond de la société ? Pas si vite ! Il suffit certainement à l’équipe d’Abe de tendre encore une nouvelle carotte économique sous leur nez, accompagnée d’une bonne dose de propagande sur la menace militaire chinoise, pour que l’électorat s’empresse de lui accorder une nouvelle majorité au Sénat en été 2016, remilitarisation ou non. Mais Il est aussi possible que l’électorat japonais ne se laisse plus prendre cette fois-ci et inflige une défaite écrasante à l’équipe Abe en 2016. On verra bien dans un an si la société japonaise a vraiment changé.

Quel peut-être l’impact du vote de cette loi sur les relations avec la Chine à la fois politiquement et économiquement ? Et avec les Etats-Unis ?
Certes, cette législation « Défense » d’Abe ne plaît pas à la Chine. Mais la réaction de Pékin, même naturellement négative, a été nettement moins véhémente, autrement dit plus mesurée, qu’on aurait pu le penser. Cela s’explique par le fait que Pékin s’y attendait ou s’y résignait depuis longtemps. Elle s’explique aussi par le fait que la Chine, après les violentes campagnes anti-japonaises de 2012 et 2013, a besoin maintenant de se réconcilier avec le Japon afin de limiter les dégâts du déclin de sa propre économie. Même si cette réconciliation doit se faire avec un révisionniste à ses yeux détestable.

Au fond, cette législation d’Abe ne constituera, dans l’immédiat, qu’une nuisance mineure pour Pékin. Il est difficile d’imaginer que les forces japonaises, même avec les nouveaux moyens rendus possibles par la législation, puissent constituer un obstacle sérieux à l’expansion chinoise. De toute façon, la Chine, tout discrètement, accorde un certain crédit à l’alliance nippo-américaine en ce qu’elle permet aux Américains de « contrôler » la tendance des Japonais vers l’extrémisme, notamment celui de recourir à un armement nucléaire.

Quant aux Etats-Unis, ils applaudissent bien entendu la nouvelle législation japonaise qui va permettre à Tokyo d’assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité régionale. Cela dit, Obama se méfie aussi du Japon d’Abe et notamment de la tendance révisionniste de ce dernier. La volonté affichée d’Abe de « remettre en cause le régime d’après-guerre » (afin de refaire du Japon une puissance militaire) constitue après tout une remise en question de la Pax Americana depuis 1945. Mais pour le moment, en dépit de cette méfiance à l’égard de ce révisionniste, l’Amérique militairement et économiquement affaiblie, est obligée de s’en accommoder car sa priorité est maintenant de décharger une partie du fardeau sécuritaire régional sur le Japon.

Propos recueillis par Agnès Redon à Tokyo

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A propos de l'auteur
Journaliste résidant à Tokyo, Agnès Redon a effectué la plus grande partie de son parcours professionnel au Japon. D’abord reporter de terrain en presse magazine à Paris, au Liban et au Japon, elle se tourne ensuite vers la presse spécialisée (actualité sociale en France, politiques de l’emploi et formation) et travaille à temps plein pour l’agence de presse AEF (Agence emploi éducation formation) en 2012. Depuis début 2013, elle s’installe plus durablement à Tokyo et devient correspondante pour Asalyst, Japon Infos et une émission de Radio Canada ("Les samedis du monde"). Elle collabore ponctuellement avec TV5 Monde, Madame Figaro, Grazia, Néon, Le Parisien magazine et Géo. Elle est également l’auteur d’un livre recueillant les témoignages des survivants du massacre du 28 février 1947 à Taïwan, intitulé Témoignages du silence.