Remilitarisation du Japon : "La carte blanche donnée à Shinzo Abe"
Entretien
Yo-Jung Chen est un ancien diplomate français à la retraite et spécialiste des relations entre le Japon, la Chine et les Etats-Unis. Originaire de Taïwan, diplomate titulaire du Quai d’Orsay jusqu’en 2012, il a fait des études au Japon et est naturalisé français avant de commencer une carrière diplomatique qui l’a amené à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin. Contributeur régulier en tribunes pour des quotidiens sur la politique internationale en Asie, il a notamment publié de nombreux articles dans le Straits Times et le Lianhe Zaobao de Singapour, dans le magazine en ligne The Diplomat et d’autres revues au Japon et en France. Yo-Jung Chen répond aux questions d’Agnès Redon.
Autrement dit, il n’a qu’à réfléchir un peu avant de voter comme il l’a fait lors des élections anticipées de décembre 2014. Tous ceux qui suivent un peu la politique japonaise devraient savoir que la priorité d’Abe a toujours été la remilitarisation du Japon, un dessein que rejettent la majorité des Japonais. Or, pendant la campagne électorale, le camp d’Abe s’est tu sur la question de la défense et a prétendu que ces élections n’étaient destinées qu’à approuver la décision d’Abe de repousser à plus tard le relèvement de la TVA. Aveuglé par cette promesse économique, l’électorat a massivement redonné à Shinzo Abe un nouveau mandat, en fermant les yeux sur le côté va-t-en-guerre de l’ultranationaliste.
Désormais, qui peut contredire Abe quand il affirme que c’est le peuple qui lui a accordé un nouveau mandat en décembre dernier, non pas pour repousser la TVA, mais pour mener à bien la remilitarisation du pays ? Une fois qu’on a donné une majorité parlementaire aussi large au camp d’Abe, on lui a pratiquement offert, sur un plateau d’argent, une carte blanche pour faire n’importe quoi. Tout cela revient à dire, à mon avis, que si on ne vote pas de façon intelligente aux urnes, on finit par ouvrir la porte au loup…
Pour comprendre cette ambiguïté de la NHK, il faut savoir que, malgré son obligation légale d’impartialité politique, le service public est aussi tenu d’avoir son budget annuel approuvé par le parlement qui, en plus, nomme son conseil d’administration. La NHK ne peut donc pas ignorer la volonté de la majorité parlementaire, c’est-à-dire du gouvernement.
Je suis donc surpris par ce sursaut des jeunes à l’approche de l’adoption des lois sur la Défense. Je vois plusieurs facteurs derrière ce phénomène. Tout d’abord, les Japonais réalisent brutalement qu’ils vont perdre à jamais le pacifisme si cher à ce pays. Cela en particulier à la vue des tragédies des guerres dans le reste du monde. Ensuite, on observe un phénomène du type « Printemps arabe » où la mobilisation est facilitée par l’usage massif d’Internet avec lequel sont nés la quasi-totalité des jeunes Japonais d’aujourd’hui. Enfin, ce mouvement des jeunes a savamment su éviter le strict dogmatisme, accompagné de violence, de son aîné des années 1960. Le pacifisme, l’absence de couleurs politiques marquées et la relative « sagesse » du mouvement ont contribué à faire baisser la barrière psychologique à la participation des Japonais d’autres tranches socioprofessionnelles qui éprouvaient vaguement la même angoisse sur la tendance ultranationaliste d’Abe, mais qui se méfiaient jusqu’ici des manifestations contestataires jugées trop politiciennes.
Il est difficile de prévoir dès maintenant si ce mouvement va continuer jusqu’à la prochaine échéance électorale, c’est-à-dire jusqu’à l’été 2016 où doit avoir lieu le prochain renouvellement sénatorial. Cela pour la bonne raison que le peuple japonais est bien connu pour sa faculté d’oublier rapidement l’émotion du moment. C’est précisément sur cette faculté nationale que compte l’équipe gouvernementale. Car, une année, c’est long pour la mémoire d’une nation. Shinzo Abe a déjà déclaré, après l’adoption des lois sur la Défense, que sa priorité dorénavant serait l’économie. De quoi séduire encore une fois l’électorat national qui s’est déjà fait avoir aux élections générales de décembre 2014 avec la même promesse…
Donc, changement profond de la société ? Pas si vite ! Il suffit certainement à l’équipe d’Abe de tendre encore une nouvelle carotte économique sous leur nez, accompagnée d’une bonne dose de propagande sur la menace militaire chinoise, pour que l’électorat s’empresse de lui accorder une nouvelle majorité au Sénat en été 2016, remilitarisation ou non. Mais Il est aussi possible que l’électorat japonais ne se laisse plus prendre cette fois-ci et inflige une défaite écrasante à l’équipe Abe en 2016. On verra bien dans un an si la société japonaise a vraiment changé.
Au fond, cette législation d’Abe ne constituera, dans l’immédiat, qu’une nuisance mineure pour Pékin. Il est difficile d’imaginer que les forces japonaises, même avec les nouveaux moyens rendus possibles par la législation, puissent constituer un obstacle sérieux à l’expansion chinoise. De toute façon, la Chine, tout discrètement, accorde un certain crédit à l’alliance nippo-américaine en ce qu’elle permet aux Américains de « contrôler » la tendance des Japonais vers l’extrémisme, notamment celui de recourir à un armement nucléaire.
Quant aux Etats-Unis, ils applaudissent bien entendu la nouvelle législation japonaise qui va permettre à Tokyo d’assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité régionale. Cela dit, Obama se méfie aussi du Japon d’Abe et notamment de la tendance révisionniste de ce dernier. La volonté affichée d’Abe de « remettre en cause le régime d’après-guerre » (afin de refaire du Japon une puissance militaire) constitue après tout une remise en question de la Pax Americana depuis 1945. Mais pour le moment, en dépit de cette méfiance à l’égard de ce révisionniste, l’Amérique militairement et économiquement affaiblie, est obligée de s’en accommoder car sa priorité est maintenant de décharger une partie du fardeau sécuritaire régional sur le Japon.
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