Histoire
Analyse

Japon : l’encombrant passé impérialiste

"Guerre sino-japonaise : rude bataille de notre armée à Waihaiwei", tableau du peintre japonais Toshiaki (1894-1895), via Wikimedia Commons.
"Guerre sino-japonaise : rude bataille de notre armée à Waihaiwei", tableau du peintre japonais Toshiaki (1894-1895), via Wikimedia Commons.
Shinzo Abe veut-il aller plus vite que le cours de l’Histoire, comme le lui reprochent les gouvernements chinois et sud-coréen ? En souhaitant mettre un terme à 70 ans de pacifisme absolu, héritage de l’après-Seconde Guerre mondiale, le Premier ministre nippon s’attire les foudres de ses voisins asiatiques. Principal point de friction : l’adoption probable de nouvelles lois militaires, permettant l’envoi des Forces japonaises d’Autodéfense (FAD) sur un théâtre d’opération extérieur en soutien à un allié. Et dans cette réinterprétation de la Constitution japonaise d’après-guerre, Pékin et Séoul voient le spectre du Japon nationaliste et impérialiste du premier XXe siècle…
Des craintes alimentées par le récent discours de Shinzo Abe commémorant les 70 ans de la capitulation japonaise : malgré les regrets, les condoléances et les leçons tirées du passé, le Premier ministre a explicitement déclaré que le temps n’était plus aux excuses. Mais quel est donc cet Empire japonais dont la Chine et la Corée du Sud redoutent la résurrection ? Retour en infographies sur un pan de l’histoire asiatique moderne dont le souvenir est à la fois vif et contrasté : l’expansionnisme nippon.
Au plus fort de son expansion en mai 1942, le Japon s’étendait depuis les îles Aléoutiennes jusqu’à Sumatra (9 500 km), et depuis la Mandchourie jusqu’aux îles Salomon (8 200 km) – un vaste territoire, la « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale », recouvrant partiellement ou totalement 25 États actuellement indépendants.
CARTE-1-1942
Si la plupart des conquêtes ont été effectuées pendant la Seconde Guerre mondiale, avec la domination quasi-totale de l’Asie du Sud-Est, les sources de l’impérialisme japonais sont à puiser au siècle précédent.

Le sursaut nationaliste

En 1853, l’ouverture forcée du Japon par les Américains a plongé le pays dans une profonde remise en question. La restauration de Meiji, en 1868, en est l’aboutissement : les officiels nippons souhaitent unifier l’Empire pour le rendre compétitif face aux puissances occidentales. Un intense élan patriotique en découle, alimenté par des politiques nationalistes : sacralisation de l’Empereur, élévation du shintoïsme au rang de religion d’État, endoctrinement des masses.
Les ambitions du Japon sont alors au plus haut : devenir une superpuissance économique malgré les faibles ressources naturelles dont le pays dispose. Tokyo commence ainsi à développer une rhétorique d’intérêts vitaux dans son environnement régional. Les guerres gagnées contre la Chine (1894-1895) puis la Russie (1904-1905) lui permettent de conquérir Taïwan (1895), d’établir une zone d’influence au sud de la Mandchourie, de s’installer au sud de Sakhaline (1905), puis de coloniser la Corée (1910).
L’Empire regarde par la suite vers les mers du Sud. Celui qui les contrôle maîtrise l’accès aux matières premières du Pacifique Sud et de l’Asie du Sud-Est. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il se voit d’ailleurs confier un mandat de la Société des Nations (SDN) sur les ex‑possessions allemandes en Asie, dont les îles Carolines.

Le tournant impérialiste

Cependant, le contexte de l’entre-deux-guerres – crise économique mondiale et montée des totalitarismes en Europe – radicalise l’impérialisme nippon. Le commerce avec l’Occident s’écroule et le Japon décide de fonder un « bloc du yen » en Asie Orientale. L’objectif est de contrebalancer les barrières douanières prohibitives mises en place en Europe et aux États-Unis, en s’inspirant du repli commercial des États occidentaux sur leurs colonies. D’ailleurs, le Japon s’estime méprisé par ces derniers, ce qui nourrit son idéal d’une fédération fondée sur le panasiatisme et sa doctrine de « l’Asie aux Asiatiques ».
Au plan national, la crise économique se mue en crise politique avec l’assassinat de Premiers ministres (1930, 1932) et la mainmise croissante des militaires sur le gouvernement. Ainsi l’armée du Kwantung (groupe d’armée japonais stationnant au nord-est de la Chine) décide-t-elle, unilatéralement, d’envahir la Mandchourie en 1931. Les simples remontrances exprimées par la SDN (que l’Empire quitte en 1933) suite à cette invasion, d’une part, et l’inaction européenne face aux annexions hitlériennes, d’autre part, incitent les Japonais à persévérer dans la voie impérialiste.

La fièvre expansionniste

Le Japon entre en guerre contre la Chine en 1937 et envahit toute une partie de son territoire. Les soldats nippons, forts de plusieurs années d’endoctrinement et convaincus de leur supériorité, considèrent les Chinois comme des sous-hommes. Cela conduit entre autres au tristement célèbre massacre de Nankin (13 décembre), dont le souvenir est encore douloureux pour le gouvernement de Pékin.
Mais c’est avec la Seconde Guerre mondiale que l’expansionnisme nippon prend son cours le plus fulgurant. L’année 1940 regorge d’opportunités pour l’Empire : l’Indochine, riche en étain et en caoutchouc, se trouve sans véritable défense suite à la reddition française ; les Indes néerlandaises, productrices de pétrole et de caoutchouc, sont plus facilement accessibles depuis l’occupation des Pays-Bas par Hitler ; et l’Empire britannique en Asie est quelque peu délaissé par Londres qui préfère se concentrer sur le théâtre européen.
En 1941, l’avancée nippone en Indochine incite les États-Unis à geler les avoirs japonais et à imposer un embargo sur le pétrole. Et parce que 90 % de son pétrole est américain, le Japon doit remédier à cette rupture d’approvisionnement afin de maintenir voire d’étendre sa présence en Chine… L’Empire décide donc d’envahir les Indes néerlandaises afin d’y exploiter les gisements d’hydrocarbures. Mais il sait pertinemment que la marine américaine risque de l’en empêcher. Par conséquent, Tokyo élabore une stratégie de court terme visant à neutraliser l’US Navy : c’est ce qui conduit à l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Simultanément, les troupes nippones lancent des attaques amphibies en Asie du Sud-Est et conquièrent en quelques mois la quasi-totalité de la région, de la Birmanie aux îles Salomon en passant par les Philippines et l’Indonésie. C’est le début de la guerre du Pacifique.

La perdition jusqu’au-boutiste

Si l’armée japonaise est plutôt bien accueillie dans certaines régions, comme en Indonésie et en Birmanie, les élites politiques et la société civile prennent rapidement conscience qu’ils ont troqué un colonialisme contre un autre. La langue et la culture nippones sont mises en avant, les territoires conquis sont exploités pour leurs matières premières, et les populations locales sont soumises à la discrimination.
De leur côté, les États-Unis ne tardent pas à réagir. Ils infligent un sévère retour de bâton aux Japonais lors de la bataille de Midway (juin 1942) : le décryptage des codes nippons leur a permis de prévoir l’attaque. Par la suite les troupes américaines, aidées par les Britanniques, repoussent l’Empire toujours plus à l’Ouest.
CARTE-2-1945
Mais le Japon ne désespère pas et, dans sa fuite en avant autodestructrice, lance l’opération Ichi-Go en Chine (d’avril à décembre 1944). L’objectif est de détruire les aérodromes depuis lesquels sont lancés les bombardiers américains pour attaquer les bateaux et villes japonaises. Néanmoins, deux événements imposent au Japon de se rendre en 1945 : les bombes atomiques lancées sur Hiroshima (6 août) et Nagasaki (9 août), et la déclaration de guerre de l’URSS (8 août), qui envoie ses troupes en Mandchourie et sur les îles Kouriles. Le 15 août, l’Empereur annonce qu’il accepte les termes de la déclaration de Potsdam. L’acte de capitulation est signé le 2 septembre.
A travers notre chronologie, replongez-vous dans les grandes batailles qui ont émaillé la Guerre du Pacifique, de Pearl Harbor au bombardement de Nagasaki.
Aujourd’hui encore, la Chine et la Corée du Sud nourrissent un fort ressentiment à l’égard du Japon, en souvenir de cette période. D’après une enquête réalisée par le Pew Reasearch Center en 2013 (à lire en anglais), les trois-quarts (76 %) des Chinois et la quasi-totalité (97 %) des Sud-Coréens estiment que Tokyo ne s’est pas suffisamment excusé pour ses multiples agressions militaires dans les années 1930 et 1940. Une animosité moins prégnante en Asie du Sud-Est, région où la colonisation nippone a été de plus courte durée et dont les États n’entretiennent pas de conflit de souveraineté avec le Japon.
La posture de Shinzo Abe semble aller dans le sens de son opinion publique nationale. Bien que la majorité des Japonais s’oppose encore à la remise en cause du pacifisme absolu, ils sont de plus en plus nombreux à estimer que leur pays s’est suffisamment excusé pour les actions militaires entreprises jusqu’en 1945. La tentation d’élargir les prérogatives des FAD grandit dans un contexte de montée en puissance militaire de la Chine et de menaces terroristes internationales croissantes. Ainsi, les réformes de Shinzo Abe ne témoignent pas d’une volonté de puissance comme au temps du militarisme japonais. Elles suivent plutôt une logique d’adaptation au monde d’aujourd’hui, considérée comme nécessaire.

Par Alexandre Gandil

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).