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Tensions avec la Chine : Tokyo compte sur la dissuasion

Photo où l'on voit Shinzo Abe passer en revue ses troupes sur la base aérienne de Hyakuri
Le premier ministre japonais Shinzo Abe passe en revue ses troupes sur la base aérienne de Hyakuri à Omitama (préfecture d’Ibaraki) le 26 octobre 2014. 80 avions, 25 véhicules militaires et 740 soldats participaient à cette revue. (Crédit : AFP PHOTO / KAZUHIRO NOGI)
Comment éviter la confrontation ? La dispute sur les îles Senkaku/Diaoyu, administrées par le Japon et revendiquées par la Chine, demeure un foyer explosif. Pour dissuader le voisin chinois d’empiéter sur sa zone maritime, le premier ministre japonais Shinzo Abe renforce son dispositif militaire dans les archipels de la préfecture d’Okinawa, non loin des îles disputées. Au risque d’être accusé de réveiller les vieux démons de la Seconde guerre mondiale.

Le Japon est-il en voie de remilitarisation ? La question s’impose au visiteur de l’île d’Ishigaki. Située au sud d’Okinawa et non loin de Taiwan, elle est en première ligne des transformations de la défense nipponne. A l’origine un discret port de pêche, Ishigaki accueille aujourd’hui des unités de la « deuxième marine japonaise » : la flotte de gardes-côtes. A l’image du Nagura, patrouilleur flambant neuf de classe Kunigami. Capable d’accueillir un hélicoptère, ce bâtiment de 1 500 tonnes arbore un canon de 20 mm. A bord, une quarantaine de gardes-côtes disposent d’un armement léger. Leur mission : surveiller et interdire les intrusions chinoises dans les zones disputées en mer de Chine orientale. En particulier autour des fameuses îles Senkaku/Diaoyu, administrées par le Japon mais revendiquées par la Chine.

Photo du patrouilleur Nagura
Le “Nagura”, dans le port d’Ishigaki, symbole de la “fortification” des archipels de la préfecture d’Okinawa. (Crédit : Mathieu Duchâtel)

En visite à Ishigaki en juillet 2013, le Premier ministre Shinzo Abe avait prévenu ses gardes-côtes : « Les bateaux gouvernementaux chinois s’approchent fréquemment et naviguent dans les territoires autour des îles Senkaku. L’environnement pour mener des patrouilles dans les eaux territoriales japonaises continue de se détériorer. »

L’environnement se détériore… Un avertissement pour justifier un vrai sursaut militaire. L’île d’Ishigaki joue en effet un rôle singulier dans le conflit de souveraineté opposant le Japon à la Chine. Cette municipalité de moins de 50 000 âmes administre l’archipel Senkaku/Diaoyu, à 170 kilomètres de là. Une « administration » toute théorique. En septembre 2012, Tokyo a racheté trois des cinq îles de l’archipel disputé à leur propriétaire. Depuis, leur contrôle échappe à la mairie d’Ishigaki et le gouvernement japonais est directement à la manœuvre.

Contexte

Tournant majeur dans les relations entre Tokyo et Pékin, ce rachat a déclenché une véritable crise dont les deux pays sortent difficilement aujourd’hui. A l’époque, la Chine accuse le Japon de rompre un accord tacite : le maintien du statu quo. Contre-sens aux yeux des Japonais, pour qui ce rachat « public » a permis d’éviter un scénario bien plus dangereux. De fait, il a barré la route à une alliance de nationalistes radicaux emmenés par Ishihara Shintaro. Le maire de Tokyo avait réuni assez de fonds pour acheter les îles. Il envisageait d’y lancer des projets de construction, et semblait prêt à soutenir les groupuscules nationalistes avides d’y planter le drapeau japonais. Autant d’actions qui auraient franchi les lignes rouges chinoises. Aujourd’hui, pour ne pas mettre de l’huile sur le feu, il est interdit aux habitants d’Ishigaki de pêcher dans les zones les plus sensibles. Les pertes économiques ne sont pas chiffrées, mais les pêcheurs se plaignent.

Photo des zodiac de surveillance japonais
Equipe de surveillance japonaise se dirigeant vers les îles disputées Senkaku/Diaoyu, le 2 septembre 2012. Une initiative du maire de Tokyo, Shintaro Ishihara pour surveiller le rivage et les eaux entourant l’archipel. (Crédit : AFP PHOTO / JAPAN POOL via JIJI PRESS JAPAN OUT)

Quand les îles du Sud-Ouest se fortifient

L’arrivée de nouveaux bateaux de gardes-côtes à Ishigaki s’inscrit dans une véritable transformation stratégique. Les îles méridionales de la préfecture d’Okinawa deviennent un avant-poste du dispositif de défense japonais. Depuis 2012, deux batteries PAC-3 anti-missiles balistiques sont déployées à Ishigaki. C’est d’abord une réponse aux tests de missiles nord-coréens Rodong et Taepodong, qui menacent l’ouest du Japon. Mais la présence de PAC-3 gêne aussi l’armée de l’air chinoise, et rend plus risquées ses missions en Mer de Chine Orientale.

Outre Ishigaki, d’autres îles du secteur d’Okinawa se « fortifient ». Parmi elles, Yonaguni, l’île habitée la plus proche des Diaoyu/Senkaku. Ici, l’armée de terre japonaise a déployé 150 soldats après un référendum local en février dernier. L’île voisine de Miyako avait, elle, testé une première dès 2013 : l’installation de missiles antinavires. Miyako jouait déjà un rôle-clef dans la surveillance des sorties de l’armée de l’air chinoise.

Mais au-delà de la surveillance, ces déploiements militaires témoignent d’un problème délicat à gérer pour le Japon : « les défis en zone grise ». C’est-à-dire toutes les opérations de l’armée et des garde-côtes chinois qui visent à refondre le statu quo territorial sans ouvrir le feu. Ce genre d’opérations s’est multiplié en représailles au rachat de 2012. Si la première incursion à l’intérieur des eaux territoriales des Diaoyu/Senkaku date d’août 2011, les garde-côtes chinois s’y aventurent aujourd’hui régulièrement : au minimum deux fois par semaine et parfois bien plus encore. Le seul mois d’août 2013 a compté pas moins de 28 incursions.

Cette négation du contrôle administratif japonais sur les îles vaut désormais aussi dans les airs. En novembre 2013, le ministère chinois de la Défense annonce tout de go la création d’une « zone d’identification aérienne » en mer de Chine orientale. Or cette zone couvre l’espace aérien des îles disputées. Depuis, les F-15 japonais de la base de Naha, à Okinawa, multiplient les sorties pour en interdire l’accès aux avions chinois. Le risque d’étincelle incontrôlable est pour le moins élevé.

L’armée japonaise cherche aussi à mieux contrôler le détroit de Miyako. Des sous-marins nucléaires chinois l’auraient emprunté plusieurs fois sans faire surface, en violation de la convention de l’ONU sur le droit de la mer. En cas de conflit entre la Chine et l’alliance nippo-américaine, le contrôle de ce détroit serait stratégique.

La « remilitarisation » du Japon ?

L’article 9 de sa Constitution lui interdisant le recours à la guerre, le Japon fait preuve d’une certaine retenue en matière de défense. Or, la politique de sécurité japonaise à l’égard de la Chine mise de plus en plus sur la dissuasion. Pour mettre en œuvre ses réformes militaires, le gouvernement de Shinzo Abe est ambigu dans la forme, puisqu’il parle de « contribution active à la paix sur la base de la coopération internationale ». Dans le fond, le Premier ministre cherche à maintenir une supériorité aérienne et maritime sur la Chine. Supériorité mise à mal par les considérables efforts de modernisation de l’armée chinoise.

Pour garder la main, Tokyo a mis au cœur de sa réforme une ambitieuse politique d’achat d’armement. La flotte de sous-marins passe de 16 à 22 unités et la flotte de grands bâtiments de surface de 47 à 54 bateaux. En 2014, a débuté aux Etats-Unis l’assemblage des premiers avions de combat furtifs F-35 de l’armée de l’air japonaise, bientôt rejoints par des drones de surveillance en haute altitude Global Hawk. En soutien de cette politique, le gouvernement Abe a approuvé en janvier dernier un budget de défense en hausse pour la troisième année consécutive, après des décennies de quasi stagnation, voire de baisse. Dans le même temps, le Japon initie un nouveau virage : il ne se limite plus à son alliance avec les Etats-Unis. Désormais, il coopère avec l’Australie, l’Inde, le Vietnam et les Philippines, autant de pays en tension avec la Chine sur la sécurité régionale.

Sans surprise, Pékin refuse le flou de langage à Tokyo, accusé de « remilitarisation » et par là de déstabiliser la région. D’autant que la mémoire de la guerre sino-japonaise sera particulièrement vive en 2015, année du soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Shinzo Abe – jugé révisionniste par les Chinois à cause de ses visites au sanctuaire Yasukuni où reposent des criminels de guerre -, doit prononcer le 15 août prochain un grand discours célébrant la fin du conflit en Asie-Pacifique. Comment présentera-t-il la guerre d’agression déclenchée par le Japon ? Parviendra-t-il à attirer l’attention sur 70 années de “contributions pacifiques à la sécurité internationale” ?

En dépit des invectives chinoises, on aurait tort de voir dans le Japon actuel un retour du démon militariste. A Ishigaki, la « fortification » de l’île n’est pas totalement tranchée : doit-elle contribuer davantage à la défense du Japon ? Le sujet divise. Si le maire de l’île demande une base militaire digne de ce nom, une partie de la population craint les conséquences d’un tel déploiement en cas de conflit avec la Chine. A Tokyo, le gouvernement, lui, pèse toujours le pour et le contre.

Autrement dit, le maître-mot des relations actuelles du Japon avec la Chine est plutôt l’équilibre des forces. Les deux armées ne cessent de rechercher des avantages tactiques. Elles renforcent leur position de manière à éviter un éventuel conflit – et aussi pour gagner des marges de manœuvre politiques. En outre, la diplomatie peut tout à fait reprendre le dessus, à condition que le dossier historique ne provoque pas de nouvelle crise. Les deux capitales ont ainsi relancé en début d’année les négociations sur un « mécanisme de communication aérienne et maritime » pour prévenir les collisions accidentelles dans les territoires disputés. Une lueur d’espoir dans ce qui reste, malgré tout, une dangereuse relation de compétition stratégique.

Mathieu Duchâtel, chercheur et représentant du SIPRI à Pékin

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A propos de l'auteur
Mathieu Duchâtel est directeur adjoint du programme Asie et Chine de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) depuis 2015. Avant de rejoindre l’ECFR il était représentant du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) à Pékin et chercheur à Asia Centre en poste à Taipei et Paris.