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Analyse

Japon : l’entêtement nucléaire

Photo d'un employé dans une centrale nucléaire au Japon
EmplOyé de la TEPCO, la Tokyo Electric Power Co, en combinaison de sécurité dans la centrale de Daiichi à Futabata, dans la préfecture de Fukushima, le 10 Mars 2014. (Crédit : AFP / ITSUO INOUYE / POOL)
Quatre ans après la triple catastrophe de Fukushima, le Japon s’active pour mettre fin au zéro nucléaire et relancer plusieurs réacteurs dès 2015. Le gouvernement de Shinzo Abe ambitionne même de produire un cinquième de son électricité avec l’atome en 2030. Ses principaux arguments en faveur du nucléaire ? L’indépendance énergétique et la lutte contre les gaz à effet de serre. Un choix énergétique tenace, qui a été pris au lendemain d’un autre désastre, les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki.

En matière de nucléaire, le Japon sait faire preuve de persévérance. Alors que des milliers d’hommes se débattent encore pour tenter de maîtriser la centrale accidentée de Fukushima Daiichi, le pays prépare activement le réveil de son parc nucléaire. Déjà quatre réacteurs ont reçu un feu vert de principe à leur redémarrage de la part de l’Agence nippone de régulation nucléaire (NRA), trois autres ne devraient pas tarder à l’obtenir et quatorze autres sont en cours d’examen. Une opiniâtreté qui n’est pas sans rappeler les débuts du nucléaire civil dans l’Archipel, quand le gouvernement lançait son programme de recherche au lendemain même des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki de l’été 1945.

Aujourd’hui, l’ère du « zéro nucléaire » perdure. Quatre ans après la triple catastrophe de mars 2011, les 48 réacteurs nippons sont toujours à l’arrêt, sans compter les six réacteurs de Fukushima définitivement condamnés. L’atome, qui représentait un petit tiers de l’électricité japonaise avant l’accident nucléaire, s’est éteint progressivement, jusqu’à une mise en veille totale à partir de septembre 2013. Les opérateurs attendent désormais que les mesures de sûreté proposées pour leurs installations soient jugées conformes aux normes de sécurité plus contraignantes.

Photo de la centrale de Sendai
La centrale de Sendai le 7 novembre 2014. Dès cet été 2015, les deux réacteurs pourraient être réactivés. (Crédit : AFP PHOTO / Motoki Nakashima / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun)

« Fin de la période sans énergie nucléaire »

Cette torpeur, bien qu’inédite, n’est que temporaire. Dès cet été, les réacteurs 1 et 2 de la centrale de Sendai, dans la préfecture de Kagoshima, au sud de l’île de Kyushu, pourraient être réactivés. Ayant reçu l’aval de la NRA, du gouverneur et de l’assemblée municipale concernés, les travaux de mise aux normes sont en cours de réalisation. « Cette année marque la fin de la période sans énergie nucléaire », s’est d’ailleurs réjoui Takashi Imai, président du Forum de l’industrie atomique du Japon, lors d’une réunion des acteurs du secteur en avril à Tokyo.

Puis vers novembre, ce devait être au tour des réacteurs 3 et 4 de la centrale nucléaire de Takahama, dans la préfecture de Fukui, au nord d’Osaka. Le projet de réformes a en effet été validé le 12 février par la NRA. Mais le 14 avril, le tribunal de Fukui a interdit le redémarrage des réacteurs à la suite d’une plainte déposée par neuf opposants à la relance de ces installations. Le juge Hideaki Higuchi a considéré que les normes de sécurité mises en place « manquaient de rationalité », en sous-estimant notamment le risque sismique. Les réacteurs de Sendai auraient pu subir le même sort, mais un autre tribunal a annoncé quelques jours plus tard avoir rejeté le recours déposé par des citoyens antinucléaires.

Photo d'une manifestation anti-nucléaire au Japon
Près de 5 500 Manifestants ont marché contre la réouverture de la centrale de Sendai, à Tokyo le 28 juin 2014. (Crédit : AFP PHOTO / KAZUHIRO NOGI)

Contexte

Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 suivi d’un tsunami d’une ampleur exceptionnelle a notamment provoqué l’arrêt des systèmes de refroidissement à la centrale de Fukushima Daiichi, dans la région du Tohoku. Trois des quatre réacteurs sont entrés en fusion ; des explosions d’hydrogènes ont entraîné d’importants rejets radioactifs.
Quatre ans après, des milliers d’hommes se battent encore pour tenter de maîtriser la centrale accidentée. Pour refroidir les réacteurs en fusion, des centaines de mètres cubes d’eau doivent chaque jour être déversées sur la centrale. Or comme celle-ci n’est plus étanche, cela génère des tonnes d’eaux radioactives qu’il faut pomper et stocker. Déjà plus de 500 000 tonnes sont en attente de traitement et les fuites se succèdent. Des tests sont en cours afin d’ériger une gigantesque gangue de glace souterraine dans l’espoir d’enrayer l’écoulement de ces eaux contaminées dans l’environnement.
Le Japon prévoit une quarantaine d’année pour démanteler le site de Fukushima Daiichi. Mais la tache s’annonce complexe. Les corium (cœurs des réacteurs en fusion) n’ont toujours pas été localisés. Et, en avril, des robots ont mesuré à l’intérieur du réacteur 1 un taux de radioactivité particulièrement élevé – plus de 9 000 000 microsieverts par heure (à titre de comparaison, la norme est de 0,23 microsievert par heure en milieu naturel). Les engins eux-mêmes n’ont tenu que quelques heures.

Photo des reservoirs de la centrale de Fukushima
Les réservoirs d’eaux contaminées dans la centrale n°1 de Fukushima, le 19 octobre 2014. (Crédit : Naruhiro Tanaka / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun)

Shinzo Abe passe outre les voix dissonnantes

Le chef du gouvernement Shinzo Abe est le premier artisan de cette relance. Des voix dissonantes se font de plus en plus entendre, tant dans les rangs du parti démocrate du Japon (PDJ) qu’au sein de son propre camp, le parti libéral-démocrate (PLD). Junichiro Koizumi, l’ex-Premier ministre PLD de 2001 à 2006, clame que le « mythe de la sûreté » s’est effondré. Et Naoto Kan, le Premier ministre PDJ au moment de l’accident, avait même initié une sortie du pays du nucléaire.

Peine perdue : le plan énergétique de Shinzo Abe, présenté en avril, définit de nouveau le nucléaire comme « une source importante d’énergie de base ». Et, selon un projet du ministère de l’Industrie rendu public le 28 avril, le Japon espère tirer un cinquième de son électricité de l’atome à l’horizon 2030. L’énergie atomique représenterait alors de 20 à 22% de l’électricité, les énergies renouvelables grimperaient de 22 à 24%, et les centrales thermiques (gaz, charbon, pétrole), qui produisent actuellement 90% de l’électricité, baisseraient à 56%.

Besoins importants en énergie et changement climatique

Comment comprendre une telle persévérance ? Hier, comme aujourd’hui, l’argument principal en faveur du nucléaire est celui de l’indépendance énergétique. Le Japon est une terre étroite, morcelée en une collection d’îles, isolée par les océans, avec une population deux fois plus importante que celle de la France, concentrée sur un territoire près d’un tiers plus petit. C’est aussi une terre pauvre en ressources naturelles, principalement montagneuse, dont 17% seulement de la surface est cultivable. Or les besoins en énergie de cette troisième puissance mondiale sont importants – 7848 KWh d’électricité par habitant, contre 7292 dans l’hexagone -, vitaux même.

De nos jours, le nucléaire s’auréole aux yeux du gouvernement japonais d’une nouvelle vertu, celle de limiter les émissions en gaz carbonique et de lutter ainsi contre l’aggravation du changement climatique. Le Japon y voit également un bon moyen de réduire ses importations d’hydrocarbures qui, sous l’effet de la baisse du yen, creusent ses déficits commerciaux.

« Il ne faut pas croire, toutefois, que le Japon s’est mis à consommer des énergies fossiles à partir du moment où il a arrêté le nucléaire, souligne Stéphane Lhomme, directeur de l’Observatoire du nucléaire. Même quand les 54 réacteurs nucléaires fonctionnaient, les énergies fossiles couvraient 75% de la consommation d’énergie de l’Archipel. A titre de comparaison, les 58 réacteurs français fournissent 75% de l’électricité mais seulement 15% de l’énergie consommée – contre 70% pour le trio pétrole-gaz-charbon ! »

Pas d’amalgame entre Hiroshima et Fukushima

Hier, comme aujourd’hui, le Japon se prête à un étonnant exercice d’équilibrisme : transformer le mal nucléaire en bien. Fukushima n’est certes pas Hiroshima. « Les Japonais ne font pas l’amalgame, même les partisans antinucléaires, souligne Philippe Pelletier, auteur de La Fascination du Japon (Le Cavalier Bleu). Hiroshima, c’est un bombardement, causé par une armée, américaine, et lié à une situation historique de guerre. Le choix du nucléaire civil relève quant à lui de décisions énergétiques, avec leurs risques, et en partie liées à des enjeux géopolitiques. » Dans les deux cas cependant, loin d’être échaudé, le peuple japonais semble puiser dans ces deux drames la raison même de sa persévérance.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a certes banni le nucléaire militaire et s’est doté, dès 1946, d’une constitution résolument pacifiste. Il s’est engagé à ne jamais « posséder, produire et stocker » d’armements nucléaires sur son territoire. Mais obsédé par son indépendance, il s’est rapidement tourné vers le nucléaire civil pour alimenter ses industries. Dès 1952, l’éminent physicien Taketani Mitsuo soutient même que, parce que les Japonais sont les seules victimes au monde de l’arme nucléaire, ils ont plus que quiconque le droit de mener des recherches à fins pacifistes sur cette énergie. Le discours historique du président des Etats-Unis Eisenhower, Atoms for peace (« Des atomes pour la paix ») trouve un écho particulièrement favorable au Japon, qui lance son programme de recherche dès 1954.

Astro Boy et les scientifiques nippons

Cet enthousiasme pour l’atome, loin de se restreindre à quelques spécialistes et décideurs, est populaire. « Tous les petits baby-boomers nippons ont appris que le feu nucléaire était une horreur, mais tous se sont passionnés pour Tetsuwan Atomu (« Atome puissant »), alias Astro Boy, le vaillant petit robot créé en 1952 par le « dieu du manga », Tezuka Osamu, écrit l’historien Jean-Marie Bouissou dans Le Monde diplomatique d’avril 2011. Astro Boy, qui allait à l’école avec les enfants de son âge et défendait le Bien, la démocratie et l’égalité entre les races aux quatre coins du monde, avait un cœur atomique. » Chantre de la science et de sa puissance, le super héros est si réputé, que nombre de scientifiques nippons avouent aujourd’hui lui devoir leur vocation !

Le premier réacteur nippon fournit de l’électricité en 1963. Les constructions sont ensuite menées à un rythme soutenu afin d’alimenter le « miracle économique japonais » et, une quarantaine d’années plus tard, 55 réacteurs sont en exploitation. Quand surviennent l’accident de Three Mile Island en 1979 puis la catastrophe de Tchernobyl en 1989, les dépenses en R&D nucléaire déclinent de manière conséquente en Europe et aux Etats-Unis. Au Japon, elles sont multipliées par quatre des années 1970 aux années 2000. Persévérance.

Sens du retournement ou inconséquence ?

L’âpreté du milieu naturel japonais, la violence de ses manifestations, sont connues. Faisant partie de la « Ceinture de feu du Pacifique », au confluent de quatre plaques tectoniques, le pays du Soleil-Levant n’en finit pas de trembler. Il est à la merci des tsunamis qui frappent régulièrement les côtes du Pacifique et compte pas moins de 110 volcans actifs, dont 47 sous surveillance. Situé à des latitudes peu clémentes d’un point de vue climatique, il subit régulièrement typhons et inondations.

La triple catastrophe de Fukushima aurait pu être interprétée comme un appel à la vigilance. Le Japon, lui, réactive ses centrales et les vend même à l’étranger avec le même sens du retournement :

« c’est parce que nous avons connu Fukushima que nous sommes les plus aptes à gérer des réacteurs, » entend-on régulièrement dans le milieu nucléaire.

Comme si chaque catastrophe obligeait les Japonais à imaginer un nouveau départ, à redoubler d’effort pour recouvrer leur honneur.

Le prix Nobel de littérature Kenzaburô Oé est l’un des rares au Japon à mettre en garde contre cette lecture du passé. « Comme dans le cas des séismes, des tsunamis et autres calamités naturelles, il faut graver l’expérience d’Hiroshima dans la mémoire de l’humanité : c’est une catastrophe encore plus dramatique que les désastres naturels, car elle est due à la main de l’homme », disait-il dans les pages du Monde le 17 mars 2011.

« Récidiver, en faisant preuve avec les centrales nucléaires de la même inconséquence à l’égard de la vie humaine, c’est là la pire des trahisons de la mémoire des victimes d’Hiroshima. » « Kenzaburô Oé », 17 Mars 2011

Rafaële Brillaud à Kyoto

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A propos de l'auteur
Rafaële Brillaud est journaliste indépendante basée à Kyoto. Elle écrit dans Sud Ouest, Libération, Le Monde diplomatique, la Vie, la Recherche ou Thinkovery, et réalise des sujets sciences pour Arte. Auteure de Portraits de Kyoto (Hikari).