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L'œil sur la guerre en Ukraine, Taïwan renforce sa défense en cas d'invasion chinoise

La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen assiste à un exercice militaire, en mai 2017. (Source : Intellasia)
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen assiste à un exercice militaire, en mai 2017. (Source : Intellasia)
La guerre que livre Vladimir Poutine à l’Ukraine depuis le 24 février a fait ressurgir le spectre d’une invasion chinoise de Taïwan. Mais les autorités de l’île en ont tiré les enseignements et ont accéléré les préparatifs pour, si d’aventure l’Armée populaire de libération (APL) se lançait à l’assaut, être en mesure de résister suffisamment longtemps avant que les États-Unis puissent venir à la rescousse.
Pour dissuader la Chine d’attaquer, Taïwan doit démontrer qu’elle peut mettre à profit les vulnérabilités de l’APL et contrecarrer ses avantages numériques et capacitaires. C’est pendant la traversée maritime du détroit de Taïwan qu’une flotte d’invasion sera la plus exposée. Les forces armées taïwanaises doivent donc tirer pleinement parti de la barrière naturelle que constitue ce bras de mer et du temps nécessaire pour le traverser.
Large de 65 milles nautiques (MN), c’est-à-dire 120 km, là où il est le plus étroit, ce détroit sépare la Chine continentale des côtes taïwanaises. Peu profond, il n’est pas favorable à la navigation sous-marine, mais est très propice à la guerre des mines. Contrairement au droit de la mer, la Chine considère qu’il fait partie de sa mer territoriale. Pour affirmer la liberté de navigation, des bâtiments de guerre des États-Unis et de leurs alliés le traversent régulièrement au grand dam de la Chine populaire.
Un trafic maritime civil intense l’emprunte, ce qui empêche d’y mouiller préventivement des mines défensives en grand nombre. Cependant, Taïwan disposerait d’un millier de missiles antinavires Harpoon dont la portée permet de couvrir l’ensemble du détroit. Les batteries seraient camouflées à proximité de leurs pas de tir.
La conjonction de ces deux types d’armes devrait théoriquement permettre de rendre périlleuse la traversée par une force de surface, même importante. Sans compter l’influence des conditions météorologiques qui peuvent interdire un débarquement sur une côte non équipée en cas de vagues déferlantes.
Taïwan a en outre développé des missiles à longue portée capables de frapper les ports et les bases aériennes des forces chinoises. Ce faisant, elle espère contraindre l’ennemi à rassembler ses forces et sa logistique de combat le plus loin possible.
Dans un article publié en 2017 dans le quotidien singapourien The Straits Times, le ministre de la Défense de Taïwan révélait que les forces armées de l’île étaient en mesure de frapper la Chine continentale par des missiles à la portée supérieure à 1500 km (810 MN).

Le 25 mars 2021, c’est le quotidien de Hong Kong South China Morning Post qui annonçait que Taïwan avait commencé la production en série d’un missile à longue portée à la capacité de frapper des cibles situées au cœur de la Chine continentale en cas de conflit.
Du fait de la haute technicité dont dispose Taïwan, ces informations sont plausibles. Les sept îles artificielles construites par Pékin dans l’archipel des Spratleys en mer de Chine du Sud et qui font l’objet de différends maritimes tranchés en 2016 par un arrêt de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye au détriment de la Chine, seraient alors à portée de tir depuis Taïwan.
Par ailleurs, constatant l’écart de puissance grandissant entre les ordres de bataille des deux camps, Taipei a récemment modifié son concept opérationnel de défense en application de la stratégie militaire de « défense résolue et de dissuasion multidomaines ».
Le gouvernement taïwanais privilégie l’emploi de moyens de combat asymétriques contre les éléments qui parviendraient à franchir le bras de mer. Ce type de combat serait favorisé par une géographie très montagneuse dont un des sommets atteint 3 952 m d’altitude. Seule la côte ouest, qui donne sur le détroit, est plate et facile d’accès par la mer.

Depuis que Mao Zedong a pris le contrôle de la Chine continentale en 1949, trois opérations militaires majeures ont été menées contre Taïwan et les quelques îles de moindre importance où s’était réfugié le Kuomintang, le parti nationaliste commandé à l’époque par le général Chiang Kaï-sheck.
Les crises du détroit de Taïwan, de 1954-1955, 1958 et 1995-1996, ont échoué en raison de l’intervention de groupes aéronavals américains, plus puissants que les forces chinoises. Pékin a tiré les leçons de ces échecs cuisants et n’entamera pas d’hostilités sans disposer localement — et pendant le temps nécessaire — d’une supériorité numérique indiscutable dans tous les domaines de lutte. Une inconnue demeure : la compétence opérationnelle des équipages et des états-majors de la marine chinoise. Faute d’avoir été engagée dans des opérations réelles de grande envergure, elle n’a pu être évaluée.
La Chine poursuit sans précipitation excessive un plan de développement de sa marine, entamé en 1978 quand Deng Xiaoping a décidé d’ouvrir le pays au commerce maritime mondial. Il préconisait alors : « Cachez votre force, attendez votre heure » pour éviter de susciter une opposition contreproductive des grandes puissances maritimes.
Aujourd’hui, la marine chinoise dispose d’environ 450 bâtiments de guerre en ordre de bataille sur le théâtre maritime autour de Taïwan et en mer de Chine orientale ou en mer de Chine du Sud. C’est bien plus que la marine américaine. Pour autant, elle ne peut toujours pas rivaliser avec elle du fait d’un niveau technologique bien inférieur.
Quoi qu’il en soit, Taïwan n’est pas l’Ukraine. Ceci pour plusieurs raisons, la première étant que l’Ukraine est riveraine de la Russie tandis que l’île de Taïwan est une île. Or l’armée chinoise n’a aucune expérience de débarquement en mer. De plus, si l’Otan, si les États-Unis et l’Union européenne ont dès le 24 février clairement déclaré qu’il ne serait pas question d’envoyer des troupes en Ukraine, il en va tout autrement pour Taïwan.

En 1979, lorsque les Etats-Unis avaient reconnu la Chine populaire et mis fin à leurs relations diplomatiques avec Taïwan, Washington s’était engagé à fournir des armes à Taipei pour lui permettre de se défendre en cas d’agression, sans aller au-delà.
Mais ces dernières années, la situation a profondément changé. Sans l’avoir dit ouvertement, l’administration américaine apparaît aujourd’hui clairement déterminée à intervenir directement en cas de conflit entre Taïwan et la Chine continentale, sous une forme qui demeure incertaine.
En outre, l’armée chinoise serait en cas de tentative d’invasion de Taïwan confrontée à une réaction militaire qui s’étendrait au Japon, à la Corée du Sud, à l’Australie, au Vietnam et même peut-être à la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines.
Par ailleurs, l’armée taïwanaise se prépare depuis des décennies à résister en cas d’agression chinoise. Ces préparatifs se sont nettement accéléré depuis le 24 février, les forces taïwanaises observant de très près la résistance féroce de l’Ukraine face à l’armée russe.

Loin de paniquer, le gouvernement de Taïwan s’emploie à rassurer sa population, estimant qu’un conflit avec Pékin demeure peu probable à court et moyen terme.
« Depuis que nous sommes nés, nous vivons dans l’anxiété et la crainte que la Chine communiste nous attaque. Mais bien que nous ayons peur, nous demeurons déterminés à résister s’ils décident de venir, déclare Chiang Hsin-wei, un étudiant cité par le quotidien japonais Nikkei Asia et qui prenait part vendredi 25 mars à une manifestation contre la guerre. Certes, même si l’invasion russe de l’Ukraine a changé la donne, nous vivons avec cette menace depuis toujours. »
Jack Cheng, un expert taïwanais en ressources humaines âgé d’une trentaine d’années, ne pense pas que la Chine va envahir Taïwan. Car si ce devait être le cas, une telle guerre serait très coûteuse pour Pékin. Cependant, il ne se fait guère d’illusion sur un soutien occidental : « Je ne pense pas que les États-Unis et les économies occidentales développées se rangeraient à nos côtés pour faire front contre Pékin. Nous serions seuls. »
Connie Tsai, une experte en marketing de Taipei, exprime sa nervosité : « Auparavant, je ne pensais pas qu’une guerre était au coin de la rue. Mais en observant ce qui s’est passé en Ukraine, une guerre que personne n’avait prévue, je pense maintenant que rien n’est impossible. La possibilité d’une guerre pourrait être distante, mais elle pourrait aussi bien être imminente. »
Selon un sondage publié par la Taiwanese Public Opinion Foundation juste avant le début de l’invasion de l’Ukraine, seules 26,6 % des personnes interrogées estiment qu’une guerre avec la Chine continentale pourrait éclater à tout moment.

La propagande chinoise ne cesse, elle, d’intimider la population de Taïwan en affirmant qu’une guerre contre elle est une certitude à brève échéance. Mais pour Lo Ping-cheng, ministre sans portefeuille et porte-parole du parlement de Taïwan, « cela constitue une tentative visant à saper le moral » des Taïwanais et c’est « une initiative stupide ». Depuis l’arrivée au pouvoir de la présidente Tsai Ing-wen en 2016, les relations des deux côtés du Détroit de Taïwan se sont considérablement rafraîchies.
Le 4 février, au terme de quatre heures d’entretiens avant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, le président chinois de même que son homologue russe Vladimir Poutine avaient souligné que leurs deux pays s’opposaient à toute forme d’indépendance de Taïwan. Dans le même temps, les autorités chinoises refusaient de qualifier la guerre en Ukraine « d’invasion » tout en s’abstenant lors d’un vote aux Nations Unies condamnant cette guerre.
Contrairement à leur attitude à l’égard de l’Ukraine, « les États-Unis entretiennent des liens politiques entièrement différents avec Taïwan avec qui la stratégie est complètement différente et la Chine sait cela, explique Lev Nachman, chercheur à la Harvard University’s Fairbank Center for Chinese Studies. Mais il reste que la peur [des Taïwanais] est légitime. L’Ukraine tout comme Taïwan font face à des crises existentielles confrontées à des régimes autoritaires. »
Pour espérer gagner une guerre à Taïwan, les forces chinoises devraient nécessairement réussir une guerre éclair en quelques jours pour éviter que la flotte et l’armée de l’air américaines puissent intervenir. Mais les difficultés considérables que rencontre l’armée russe en Ukraine résonnent comme un avertissement supplémentaire pour le pouvoir à Pékin. Ce dernier ne manquera pas de garder en mémoire la déroute de l’armée chinoise au Vietnam en 1979. Or un échec militaire à Taïwan serait pour le Parti communiste chinois un désaveu cuisant de nature à précipiter sa chute, tout comme celle de Xi Jinping.
Ce jeudi 31 mars, Sandra Oudkik, la directrice de l’Institut américain à Taipei, de facto une ambassade, a estimé que la posture de plus en plus agressive de la Chine représentait une menace à la fois pour Taïwan et pour toutes les démocratie à travers le monde. Les États-Unis, a-t-elle affirmé lors d’une prise de parole à la Chambre américaine de commerce, sont déterminés à aider Taïwan à se défendre. « La conduite de plus en plus agressive de la République populaire de Chine est la plus évidente à l’égard de Taïwan contre qui elle continue d’exercer une pression militaire, diplomatique et économique. »
« Les activités provocatrices de la RPC à proximité de Taïwan sont de nature déstabilisatrice et font courir un risque de mauvais calcul tout en sabotant la paix et la stabilité régionale, a ajouté Sandra Oudkik en présence de la présidente de Taïwan. Les efforts persistants de Pékin visant à déstabiliser l’espace international de Taïwan, à faire pression sur ses amis et à s’ingérer dans son système démocratique représentent une menace pour toutes les démocraties. [Avec Taïwan,] nous partageons un intérêt commun pour la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan. Nous considérons que c’est d’une importance capitale pour la sécurité et la stabilité de la région Asie-Pacifique dans son ensemble. »
La Chine a jusqu’à présent maintenu une attitude de grande prudence à l’égard de la Russie, prenant soin de s’abstenir d’exprimer tout soutien à Vladimir Poutine. Mais mercredi 30 mars, le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov s’est déclaré en faveur de l’avènement d’un « nouvel ordre multipolaire, juste et démocratique ». S’exprimant en présence de son homologue chinois Wang Yi à Tunxi, dans la province de l’Anhui dans l’est de la Chine, le chef de la diplomatie russe a ajouté que la Russie attendait de la Chine un soutien à cette idée au moment où le monde est confronté à une « période très grave sans précédent dans l’histoire des relations internationales ». La crise actuelle va conduire à un chamboulement des relations internationales au terme duquel « nous, ensemble, avec vous et avec nos autres alliés, nous nous dirigerons vers un nouvel ordre mondial multipolaire, juste et démocratique ».
Wang Yi a répondu que la Chine et la Russie sont « plus résolues » à développer des relations bilatérales et renforcer leur coopération. Les deux hommes ont condamné les sanctions « illégales et contreproductives » imposées à Moscou par « les États-Unis et leurs satellites » depuis le 24 février. Moscou et Pékin en ont profité pour réaffirmer leur amitié « sans limite », trois semaines après qu’elle fut qualifiée de « solide comme un roc » par Wang Yi.
Cette déclaration offre un contraste singulier avec les déclarations du président chinois au président américain Joe Biden le 18 mars. Le chef de l’État chinois avait alors estimé que des conflits militaires n’étaient « dans l’intérêt de personne ». « La crise ukrainienne n’est pas quelque chose que nous souhaitions voir » arriver, avait dit Xi Jinping. Des propos qui semblent bien confirmer l’embarras du régime chinois devant une guerre brutale et sanglante qui s’enlise, Pékin soufflant le chaud et le froid selon ses interlocuteurs.
Pour preuve, le Premier ministre chinois Li Keqiang a refusé ce vendredi de s’engager à ce que la chine ne soutienne pas la Russie, lors d’une visioconférence avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président du Conseil européen Charles Michel. « La Chine continuera à œuvrer pour la paix en Ukraine » mais « à sa propre façon » et « selon ses termes à elle », a ajouté le chef du gouvernement chinois.
« Nous avons demandé à la Chine d’apporter son aide pour la fin de la guerre. La Chine ne peut pas fermer les yeux sur les violations par la Russie de la loi internationale », a expliqué Charles Michel à l’occasion de ce premier sommet euro-chinois depuis le 3 décembre 2020. Toute tentative de permettre à la Russie de contourner les sanctions ou de lui apporter une aide ne ferait que prolonger la guerre. » Un dialogue de sourds qui ne présage rien de bon.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).