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Guerre en Ukraine : face aux sanctions, la Chine peut-elle rester liée à la Russie ?

Le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping. (Source : Lowy institute)
Le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping. (Source : Lowy institute)
Alors qu’il y a peu les autorités chinoises semblaient soutenir le président Vladimir Poutine, la Chine paraît aujourd’hui prendre progressivement ses distances avec la Russie en guerre contre l’Ukraine. Pékin n’ignore pas le risque de devenir à son tour la cible de sanctions économiques et financières potentiellement dévastatrices pour son économie.
Dernier signe qui ne trompe pas, le géant étatique chinois de la pétrochimie Sinopec Group a annoncé ce vendredi 25 mars avoir suspendu les négociations avec son partenaire russe pour un investissement important et la création d’une société mixte en Russie dans le domaine du gaz. L’investissement est évalué à 500 millions de dollars pour la construction d’une usine chimique. Cette annonce du premier groupe de pétrole en Asie semble bien être la conséquence de l’inquiétude de la direction chinoise de devenir la prochaine cible des sanctions occidentales si Pékin continue de soutenir Moscou.
Officiellement, le gouvernement chinois continue de déclarer son opposition à toute idée de sanctions et affirme que la Chine poursuivra ses échanges économiques et commerciaux avec la Russie, refusant également de condamner l’invasion de l’armée russe en Ukraine. Encore tout récemment, Pékin a exprimé son opposition à l’exclusion de la Russie du G20, comme le demandent les États-Unis.
Mais derrière ce discours officiel, il apparaît de plus en plus clair qu’il existe un débat au sein du pouvoir chinois sur l’analyse qui doit être faite au plus haut niveau et les enseignements à tirer des conséquences de l’invasion de l’Ukraine. En effet, Pékin redoute maintenant que les entreprises chinoises ne deviennent les victimes de sanctions que l’Occident se dit prêt à imposer à la Chine si elle devait continuer à soutenir ouvertement le président russe.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine le 24 février, les trois géants chinois du secteur de l’énergie (Sinopec, China National Petroleum Corp et China National Offshore Oil Corp) ont procédé à une évaluation du coût de possibles sanctions occidentales sur leurs investissements qui s’élèvent à plusieurs milliards de dollars, explique des sources anonymes informées, citées par Reuters. « Les entreprises sont déterminées à suivre étroitement la politique étrangère de Pékin dans cette crise, indique un haut responsable de l’un de ces géants chinois. Il n’existe aucune marge de manœuvre pour les entreprises [chinoises] qui souhaiteraient prendre des initiatives sur de nouveaux investissements » en Russie.
Récemment, le ministère chinois des Affaires étrangères a convoqué des responsables de ces trois champions nationaux du secteur de l’énergie afin de passer en revue leurs liens avec des partenaires russes, affirmait ce vendredi Reuters, qui cite deux sources proches de cette réunion. Selon l’une d’entre elles, le ministère a exhorté ces géants de l’énergie à ne prendre aucune décision sur d’éventuels nouveaux investissements. Interrogées par l’agence de presse britannique, ces trois groupes ont refusé tout commentaire sur le sujet. Quant au ministère, il s’est borné à répondre qu’il n’y avait aucune raison de communiquer « sur le fait de savoir s’il existe ou non des réunions » à ce sujet. « La Chine est un grand pays indépendant. Nous avons le droit d’entretenir une coopération normale dans différents domaines avec d’autres pays dans le monde », s’est contenté d’indiquer le ministère dans un communiqué adressé à Reuters.
Sinopec, anciennement China Petroleum and Chemical Corp, a donc suspendu ses discussions sur un investissement de quelque 500 millions de dollars pour la construction d’une méga-usine de production de gaz en Russie, a précisé l’une de ces sources. L’objectif était de lier le groupe chinois avec Sibur, le plus grand producteur pétrochimique russe pour un projet similaire à celui déjà prévu de 10 milliards de dollars : l’Amur Gas Chemical Complex en Sibérie orientale, détenu à 40 % par Sinopec et à 60 % par Sibur. Ce complexe doit commencer à produire en 2024. « Ces trois groupes voulaient répliquer l’exemple de la société mixte Amur pour en mettre sur pied une autre et les discussions avaient déjà presque abouti à la sélection d’un site », a encore indiqué à Reuters l’une de ces sources.

Enlisement

Lors d’une réunion des responsables de l’OTAN jeudi à Bruxelles, les dirigeants des pays membres ont concentré une bonne partie de leurs travaux sur les craintes de voir la Chine s’engager dans des initiatives visant à permettre au Kremlin d’éviter les sanctions déjà décidées par l’Occident contre la Russie. La Commission européenne avait déclaré récemment disposer d’éléments précis attestant de la volonté de Pékin d’aider la Russie.
« La quasi-totalité des trente dirigeants [de l’OTAN] ont parlé de la Chine », a ainsi indiqué un haut responsable de l’organisation présent à cette réunion citée par le magazine américain Politico basé à Washington. Selon l’un des diplomates qui a assisté aux entretiens, « l’accent est particulièrement mis sur l’attitude de la Chine dans ce qui est une crise essentiellement européenne. Le fait que la propagande chinoise ne cesse de demander le démantèlement de l’OTAN, même après le début de cette guerre russe, contribue à ce phénomène. »
Les dirigeants chinois, déjà confrontés aux brutalités commises par l’armée russe en Ukraine, ne peuvent que s’interroger sur les revers à répétition enregistrés par la Russie dans ce pays. Les forces ukrainiennes font la démonstration d’une résistance féroce face à l’envahisseur russe.
Jour après jour, l’armée russe s’enlise sur le terrain ukrainien, au point que le ministère de la Défense à Moscou a indiqué ce vendredi que ses forces allaient désormais se concentrer sur le Donbass, région séparatiste de l’est de l’Ukraine, précisant que la Russie avait déjà accompli les objectifs définis par son « opération militaire spéciale ». Des propos qui ont très largement été interprétés dans les chancelleries occidentales comme l’expression d’un aveu d’échec de la part de l’état-major russe en Ukraine où il a déjà enregistré plusieurs milliers de morts dans les rangs de son armée, dont plusieurs généraux, alors que le moral de ses soldats est au plus bas.
« Malgré toutes les destructions qu’elle provoque jour après jour, l’offensive russe s’enlise en Ukraine », a ainsi estimé vendredi le chancelier allemand Olaf Scholz. Les États-Unis ont ces derniers jours établi le même constat.

Ligne rouge franchie

Pékin ne peut manquer de noter que la Russie est devenue un paria sur la scène internationale un mois après le début de cette guerre. Il est à peu près certain que la direction chinoise ne souhaite pas que la Chine en devienne un autre si elle devait persister dans son refus de s’écarter de Vladimir Poutine.
D’ores et déjà, la diplomatie chinoise s’efforce de renouer des liens avec des pays qui lui sont hostiles tels que l’Inde. Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi vient d’achever un séjour à New Delhi à la suite duquel les autorités indiennes sont restées très prudentes, estimant que les désaccords profonds entre les deux pays subsistaient.
Le Kazakhstan, pourtant allié de la Russie, a quant à lui publiquement exprimé son désaccord avec la guerre livrée à l’Ukraine. Jamais les liens entre les pays européens n’ont été aussi forts, tout comme ceux entre les pays membres de l’OTAN. Venu vendredi à Bruxelles pour prendre part au sommet de l’organisation, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a exprimé son respect pour les travaux de l’Alliance atlantique, dont son pays est le seul membre du G7 à ne pas faire partie.
L’OTAN a promis une aide militaire accrue à l’Ukraine et décidé de renforcer ses troupes sur le flanc est de la Russie. « Poutine a déjà franchi la ligne rouge qui le sépare de la barbarie, a affirmé le Premier ministre britannique Boris Johnson. Plus fortes seront nos sanctions, plus nous ferons pour aider l’Ukraine et plus vite tout cela sera terminé. » Par ailleurs, l’OTAN n’a pas manqué d’exhorter la Chine à « s’abstenir de soutenir les efforts de guerre de la Russie de quelque façon que ce soit et de s’abstenir de toute action qui pourrait aider la Russie à contourner les sanctions », a affirmé le Premier ministre finlandais Sanna Marin.
Jeudi 24 mars, un mois jour pour jour après le déclenchement de l’invasion, l’Assemblé générale des Nations Unies a approuvé à une écrasante majorité une résolution demandant à la Russie de mettre fin sans délai à la guerre. 140 pays ont voté pour, tandis que la Biélorussie, la Syrie, la Corée du Nord et l’Érythrée ont été les seuls avec la Russie à voter contre. La Chine s’est abstenue, de même que l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Iran et Cuba.
Aux yeux de nombreux analystes occidentaux, il apparaît maintenant que plus la Chine attendra pour s’éloigner de la Russie, plus elle risque d’en payer le prix sur les plans diplomatiques, économiques et financiers.

« Erreur irréversible »

Le 16 mars, le représentant chinois à la Cour Internationale de Justice de La Haye a voté contre une résolution demandant à la Russie de « cesser immédiatement ses opérations militaires en Ukraine », qui a néanmoins été adoptée à une majorité écrasante. Depuis le début du conflit, les médias chinois n’ont jamais utilisé le terme « d’invasion » pour qualifier la guerre déclenchée par Vladimir Poutine, faisant usage de l’expression « opération militaire spéciale en Ukraine » utilisée par le Kremlin.
Mais, à l’évidence, il existe un débat au sein de l’élite chinoise sur la position qui devrait être celle de la Chine sur ce sujet. C’est ainsi que Hu Wei, vice-président du Public Policy Research Centre rattaché au Conseil des Affaires État (nom officiel du gouvernement chinois) a indiqué dans un article en anglais publié le 5 mars par le US-China Perception Monitor que « les opérations contre l’Ukraine ont engendré une grande controverse en Chine, les partisans et les opposants [à cette guerre] étant divisés en deux camps diamétralement opposés ».
« Cette opération militaire constitue une erreur irréversible, écrit Hu Wei, qui est aussi enseignant à l’Institut d’études marxistes de l’école du Parti communiste de Shanghai et Président de l’Association de Shanghai pour la recherche en politique publique. L’espoir d’une victoire est mince et les sanctions occidentales ont atteint un niveau sans précédent. La Chine ne peut pas être liée à Poutine et doit rompre ses liens dès que possible. La Chine doit se débarrasser de ce fardeau au plus tôt. Elle doit adopter une attitude de neutralité » et de la sorte se rapprocher de l’Occident, ajoute-t-il sans jamais citer le nom de Xi Jinping. Mais ces propos représentent une critique évidente de la politique suivie jusqu’à présent par le président chinois. De cette façon, poursuit Hu Wei, la Chine pourra éviter de devenir isolée à son tour et de se retrouver face à des sanctions qui seraient imposées par les États-Unis mais aussi par l’Union européenne, le Japon, l’Australie et d’autres pays.
La version chinoise de cet article a été supprimée de l’Internet en Chine une heure à peine après avoir été publiée, explique Mark O’Neill, expert des questions chinoises basé à Hong Kong. À noter que si les réseaux sociaux chinois ne sont pas tendres pour l’Ukraine et son président, de nombreux messages, vite censurés, dénoncent l’agression russe et expriment une solidarité et même une sympathie pour les Ukrainiens.
Les réactions de responsables ukrainiens se multiplient sur la position chinoise dans ce conflit. C’est ainsi que Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre ukrainien, a envoyé une lettre ouverte à DJI, le plus grand fabricant chinois de drones, pour lui demander de mettre fin à ses liens avec la Russie « jusqu’à ce que l’agression russe en Ukraine soit définitivement stoppée ».

Équipe inexpérimentée

Déjà, les effets de l’ambigüité de la Chine sur ce dossier se font sentir. C’est ainsi que les investissements étrangers dans les entreprises chinoises semblent bien dégringoler en raison de la menace d’éventuelles sanctions contre Pékin, tandis que les bourses de Shenzhen et Shanghai de même que celle de Hong Kong chutent depuis plusieurs jours.
Or l’économie chinoise est plus exposée à ces sanctions que l’économie russe. En effet, les échanges commerciaux de la Chine avec l’Occident sont plus diversifiés. En outre, la Chine est davantage dépendante des recettes tirées des importations chinoises dans des secteurs tels que le pétrole, les minéraux et les produits alimentaires.
Vendredi 19 mars, lors d’une conversation téléphonique de deux heures, le président américain Joe Biden a clairement mis en garde son homologue chinois Xi Jinping contre un soutien matériel chinois à la Russie, expliquant que la Chine en paierait le prix fort. Selon des diplomates cités par Mark O’Neill, Moscou a demandé à la Chine de continuer à lui livrer des drones qui sont à la fois bon marché et efficaces car ils peuvent aisément être utilisés à des fins militaires.
Selon Jude Blanchette, président du China Studies at the Center for Strategic and International Studies (CSIS), « l’intensification de la guerre en Ukraine a conduit à des appels en direction de Taïwan pour améliorer ses capacités militaires et à rechercher des partenariats » avec l’OTAN, le Quad (États-Unis, Japon, Australie et Inde) et Aukus, cet accord tripartite noué par l’Australie avec les États-Unis et le Royaume-Uni sur la livraison de sous-marins nucléaires à la flotte australienne. « Les indications actuelles montrent que les conseillers militaires de Poutine l’ont mené à commettre des erreurs quant à la force réelle de l’armée ukrainienne », soutient Jude Blanchette. Xi Jinping pourrait tomber dans le même piège sur la base d’informations et de conseils erronés. « Xi sera de plus en plus entouré de dirigeants plus jeunes et moins expérimentés. Ce dont Xi a besoin, c’est d’une équipe expérimentée et non pas un groupe qui lui soit servile comme il en dispose actuellement », analyse-t-il

Moment de vérité

De son côté, Taïwan a pris en compte l’agression russe contre l’Ukraine pour examiner les mesures à prendre sans délai afin de mieux se préparer à une possible invasion chinoise. Même si elle paraît peu probable, elle continue de hanter les allées du pouvoir à Taipei.
Mais dans ce contexte de tensions avec l’Occident, la Chine doit également prendre en compte ses relations avec l’Union européenne déjà mises à mal à la suite de la répression chinoise contre la minorité musulmane des Ouïghours au Xinjiang, la mainmise de Pékin sur Hong Kong et le processus d’assimilation forcée au Tibet. Un sommet Chine-Union européenne doit avoir lieu le jeudi 1er avril prochain et l’invasion russe en Ukraine va immanquablement être un sujet prioritaire des discussions à venir.
Sergiy Korsunsky, ambassadeur d’Ukraine au Japon, a été très clair dans les colonnes du journal Nikkei Asia : « Xi doit reconnaître que son partenariat avec Poutine est toxique. Il doit décider rapidement d’une direction nouvelle dans ses actes s’il veut garantir une transition réussie pour un troisième mandat de président [lors du XXe Congrès du PCC cet automne, NDLR] et assurer une paix et une prospérité durables pour la Chine. Il serait certainement préférable pour Pékin de couper ses liens avec Moscou plutôt que de continuer une association avec ce dictateur russe qui a du sang sur les mains et qui dirige maintenant un pays devenu un paria. »
Le moment de vérité est arrivé pour la Chine. Xi Jinping a tout lieu d’être inquiet face à d’éventuelles sanctions occidentales contre son pays car celles-ci pourraient bien porter un coup grave à l’économie chinoise déjà mal en point depuis plus d’un an. Si elle se détériore davantage, elle pourrait susciter une instabilité sociale mais aussi et surtout politique.
Or une instabilité politique serait lourde de conséquences pour le président chinois à l’approche du XXème congrès du Parti. Xi espère que ce congrès lui permettra de rester aux commandes de la Chine pour les années à venir. Mais rien n’est moins sûr aujourd’hui du fait des incertitudes suscitées par la débâcle russe en Ukraine et la redistribution complète des cartes géopolitiques de la planète.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).