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Aider Poutine en Ukraine ? La Chine ambiguë face à la pression américaine

Le président américain Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping lors d'un entretien virtuel le 18 mars 2022. (Source : DW)
Le président américain Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping lors d'un entretien virtuel le 18 mars 2022. (Source : DW)
Depuis plus de trois semaines, la Chine assiste à une guerre en Ukraine où les troupes de Vladimir Poutine sont en difficulté. Pékin est plus que jamais confronté à un choix extrêmement difficile : soit prendre le parti du président russe et s’exposer à des sanctions occidentales qui seraient redoutables pour son économie, soit décider d’abandonner la Russie avec pour conséquences de se retrouver seule devant les États-Unis.
Le président chinois Xi Jinping ne peut qu’être abasourdi par le déroulement de l’invasion russe. La guerre a déjà fait des milliers de morts. Jour après jour, elle s’enlise avec la perspective d’une résistance ukrainienne qui risque de durer des semaines, sinon même des mois.
Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, le chef de l’État chinois s’est très peu exprimé, tout comme d’ailleurs les six autres membres du comité permanent du Politburo du Parti, l’instance suprême qui décide de tous les choix stratégiques du pays.
Mais Xi Jinping est sorti de son silence ce vendredi 18 mars lorsqu’il a parlé à son homologue américain Joe Biden pendant près de deux heures. C’était le premier entretien vidéo entre les dirigeants des deux plus grandes économies du monde depuis le déclenchement de la guerre le 24 février.
La crise en Ukraine, a affirmé Xi Jinping, « n’est pas quelque chose que nous voulons voir », sans pour autant utiliser les mots « guerre » et « invasion ». Le Président chinois n’a pas non plus précisé si la Chine allait fournir une aide militaire ou financière et économique à Vladimir Poutine.
Joe Biden, de son côté, n’a pas manqué de réitérer les mises en garde américaines visant Pékin si elle devait décider d’accorder son aide militaire Moscou. Dans ce cas, Washington prendrait alors la décision d’infliger de lourdes sanctions contre la Chine, dévastatrices pour son économie déjà fortement mise à mal ces derniers mois.
Avant même ce sommet, l’administration Biden avait exprimé à plusieurs reprises sa « profonde inquiétude » sur le risque de voir la Chine pencher vers la Russie. Réagissant à des informations jamais confirmées par Pékin sur l’option chinoise de livrer des armes à la Russie qui lui en aurait fait la demande, la direction américaine avait exprimé sa « grave préoccupation ».

« Ils sont dans l’obscurité »

À l’issue de l’entretien entre Xi Jinping et Joe Biden, un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères faisait état de la volonté de la Chine de demander la poursuite du dialogue des États-Unis et de l’OTAN avec la Russie pour « s’efforcer de résoudre la crise ukrainienne ».
Mais Pékin est dans une position difficile, estime David Shulmann, directeur de l’Atlantic Council’s Global China cité par le Washington Post. « Cette guerre est mal venue dans un moment déjà très perturbé pour la Chine, soutient-il. Pékin ne sait pas comment tout cela va se terminer. Ils ne voient aucune opportunité en ce moment, ils sont dans l’obscurité et tentent de trouver leur solution à ce qui se passe. »
Jeudi 13 mars déjà, le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan avait eu plusieurs heures de discussions avec son homologue chinois Yan Jiechi que Washington avait qualifiée « d’intenses » et « franches ». « Nous sommes inquiets du fait qu’ils envisagent d’apporter une aide à la Russie », avait alors avertit le secrétaire d’État américain Anthony Blinken. Il avait lui aussi mis en garde la Chine, déclarant que que « nous n’hésiterions pas à imposer un coût » à la Chine si celle-ci décidait de soutenir l’agression russe en Ukraine.
« Nous estimons que la Chine tout particulièrement a comme responsabilité de faire usage de son influence auprès du président Poutine et de défendre les règles internationales et les principes qu’elle professe, avait ajouté le chef de la diplomatie américaine. Or il semble bien que la Chine se dirige vers la solution inverse en refusant de condamner cette agression tout en cherchant à se présenter comme un arbitre neutre. »
Cette guerre arrive au plus mauvais moment pour la Chine dont la croissance économique ralentit fortement depuis plus d’un an. Nul doute que des sanctions américaines exerceraient une pression considérable sur la croissance du PIB chinois dont la chute risquerait fort de s’accélérer encore davantage.
Or qui dit ralentissement économique dit aussi risque de crise sociale. Or une crise sociale est sans doute le phénomène que le PC chinois redoute le plus, lui qui table précisément sur la « stabilité sociale » pour que la population puisse continuer à adhérer à ses orientations idéologiques. La bourse chinoise a dégringolé cette semaine pour tomber à un plancher jamais vu depuis 21 mois tandis que le prix du gaz grimpe en flèche et que la pandémie du Covid-19 flambe à nouveau à travers la Chine.

La Chine « n’attaquera jamais l’Ukraine »

La tonalité du discours officiel des autorités chinoises a nettement évolué depuis le 24 février. Désormais, Pékin observe la plus grande prudence quand il s’exprime sur ce qui est désormais clairement considéré comme un aventurisme militaire de Vladimir Poutine.
Il y a quelques jours, l’ambassadeur chinois en Ukraine Fan Xianrong avait dit clairement que son pays « n’attaquerait jamais l’Ukraine et respecterait la voie choisie par les Ukrainiens », une manière de dire que Pékin n’apporterait pas son soutien à ce conflit. Des propos repris le lendemain par Zhao Lijian, l’un des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, connu pour être le plus bruyant des diplomates « loups guerriers », particulièrement agressifs avec les États-Unis et tous les critiques du régime chinois en Occident.
Interrogé sur le fait de savoir si Pékin allait accorder ou non une aide à la Russie, Zhao a répondu : « La Chine a fait de multiples déclarations à ce sujet : il n’y a aucune raison de dire cela. » Le porte-parole s’est toutefois soigneusement abstenu d’écarter la possibilité d’une telle aide.
Déjà le 15 mars, l’ambassadeur chinois aux États-Unis Qin Gang avait employé le terme de « guerre » dans une tribune parue dans le Washington Post, tout en dénonçant les pressions américaines dirigées vers la Chine. Le signe d’un changement de position de Pékin ? C’était en tout cas la première fois qu’un responsable politique chinois employait le mot « guerre » en Ukraine depuis le début de l’invasion russe. « Les affirmations selon lesquelles la Chine était au courant, approuvait ou soutenait tacitement cette guerre sont de la pure désinformation », a-t-il dit en réponse aux affirmations des autorités américains selon lesquelles la Chine avait eu connaissance préalable de la guerre à venir en Ukraine.
Dans son texte titré en anglais « Where we stand on Ukraine » (« Notre position sur l’Ukraine »), l’ambassadeur chinois écrit que « la position de la Chine est objective et impartiale », soulignant que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays, y compris l’Ukraine, doivent être respectées ». Certains observateurs s’étaient risqués à prédire que Xi Jinping allait profiter de la guerre en Ukraine pour tenter d’envahir Taïwan.

« Xi Jinping ne doit pas aimer ce qu’il voit »

Le 22 février, les premiers missiles russes n’avaient pas touché l’Ukraine que déjà l’ancien président américain Donald Trump prédisait que son vieil ennemi, la Chine, allait en profiter pour envahir l’île. « Ils attendent la fin des Jeux olympiques », prophétisait le magnat de l’immobilier au micro d’une radio américaine.
Chercheur associé au Centre français d’étude sur la Chine contemporaine, Tanguy Lepesant n’y croit pas une seule seconde : « Le débarquement d’une armée chinoise me paraît impossible actuellement, même dans deux ou trois ans », affirme-t-il, cité par le site Slate depuis Taipei. « Comme nous tous, Xi Jinping observe fébrilement ce qui se passe en Ukraine. Il ne doit pas aimer ce qu’il voit, explique ce spécialiste de la géopolitique. Ça casse le discours que l’on entendait, à savoir que la Chine est capable de plier l’invasion de Taïwan en quelques jours. »
En effet, bien que l’armée russe soit rompue aux théâtres de guerre, elle commence à s’enliser sérieusement en Ukraine. Or l’armée chinoise n’a aucune expérience d’intervention lors d’un conflit. Le risque d’un flop est donc d’autant plus grand pour elle du fait que Xi Jinping ne peut pas se permettre une déroute à Taïwan qui aurait un coût politique énorme pour le PC chinois et a fortiori pour son secrétaire général. « Parce que si ça ne marche pas du premier coup, Taïwan déclare son indépendance, laquelle sera probablement reconnue aussitôt par une grande partie du monde », ajoute Tanguy Lepesant.
D’autre part, une guerre d’ampleur ne se déclare pas en deux ou trois semaines car il faut un long travail de préparation et des déplacements massifs de troupes. Ce qui n’échapperait pas aux autorités taïwanaises ni non plus aux forces américaines présentes dans la zone.
« Les Taïwanais auront tout le temps de mettre en place leur défense… et ils sont armés jusqu’aux dents ! Même si leur puissance de frappe est bien moindre, ils ont bâti une défense asymétrique [du faible au fort] à partir de missiles extrêmement précis et performants qui peuvent être produits en masse, et ils peuvent larguer des mines dans le détroit », assure le chercheur basé à Taipei.
« Sur la scène internationale, la Chine semble être le seul ami que la Russie ait encore. Mais ce serait une erreur d’exagérer la solidité de cette amitié sino-russe supposée », relève Allan Carlson, professeur associé à l’Université Cornell, cité ce samedi 19 mars par le South China Morning Post. Le président Xi Jinping est très loin de permettre que la Chine devienne embourbée dans ce conflit avec la livraison d’armes à la Russie. La question la plus importante aux yeux de Pékin n’est pas de mettre fin à la guerre ou de renforcer une amitié supposée mais de protéger les intérêts de la Chine. »
Pour Long Jing, directrice adjointe du Centre d’études européennes du Shanghai Institute for International Studies, également citée par un quotidien hongkongais. « la grande question n’est pas que la Chine penche d’un côté ou d’un autre ou qu’elle écoute les appels d’un pays. Plus vrai est le fait que la Chine a constamment appelé toutes les parties à faire preuve de retenue et à retourner à la table des négociations. Je pense qu’il y a là un chemin pour que la Chine puisse jouer un rôle » dans la recherche d’une solution à ce conflit.
« Même si Pékin semble pencher vers la Russie, la Chine ne prendra jamais le parti d’un pays qui se retrouve en conflit avec la grande majorité du monde. La meilleure option est de rester neutre », indique une source chinoise anonyme citée par le journal.

La volonté des Taïwanais

D’autre part, à Taïwan, la volonté de se battre des habitants en cas de conflit avec la Chine populaire n’a jamais été aussi élevée. Selon un sondage diffusé le 15 mars par le think tank Taiwan International Strategic Study Society, 70,2 % des personnes interrogées se sont déclarées prêtes à se battre pour défendre Taïwan contre 40,3 % lors d’un sondage réalisé le 28 décembre dernier.
Interrogées sur un slogan qui a largement circulé dans l’île et qui dit « L’Ukraine aujourd’hui, Taïwan demain », seul 26,1 % se disent d’accord tandis que 61,6 % se disent en désaccord. En outre, 62,4 % des personnes interrogées estiment que la guerre en Ukraine ne conduira pas à une accélération des préparatifs de l’Armée populaire de libération en vue d’une éventuelle invasion de l’île.
De plus, il est quasiment certain que la direction chinoise est choquée par les violences commises en Ukraine par l’armée russe, qui n’hésite pas à bombarder des hôpitaux, des écoles et des bâtiments civils et faire usage de bombes aveugles. Un spectacle qui suscite une indignation croissante à travers le monde.
Par ailleurs, alors que nombre de jeunes soldats russes découvrent que les Ukrainiens parlent presque la même langue qu’eux et que de nombre d’autres se demandent pourquoi ils ont été envoyés pour combattre dans un pays voisin, comment peut-on imaginer que des recrues de l’Armée populaire de libération en viennent à s’entretuer avec d’autres Chinois de l’autre côté du détroit de Taïwan ?
Tout comme les parents des soldats russes tués au combat pleurent la mort de leurs fils, les familles de ces soldats de l’APL qui perdraient leur vie à Taïwan pleureraient la mort de leurs fils. D’autant plus qu’ils seraient probablement leur fils unique du fait le politique de l’enfant unique longtemps imposée en Chine.

« Sans limite » ?

Xi Jinping doit aujourd’hui regretter amèrement le passage du communiqué commun sino-russe publié à l’issue de quatre heures d’entretiens entre lui et Vladimir Poutine le 4 février lors de l’ouverture des Jeux d’hiver de Pékin. Dans ce texte, les deux parties affirmaient que la coopération entre la Russie et la Chine étaient désormais « sans limite ».
À l’heure où la carte géopolitique du monde est entièrement redessinée, L’Occident doit trouver le ton juste pour convaincre les autorités chinoises de la nécessité de prendre leurs distances avec la Russie et de persuader Xi Jinping que son rêve d’une grande Chine dominante n’est plus réaliste.
Car il sera en effet particulièrement difficile pour le régime chinois d’accepter s’il abandonne la Russie de se retrouver presque seul face aux États-Unis. Depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden en janvier 2021, Washington n’a pas fait mystère de sa volonté de barrer la route à la montée en puissance Pékin sur la scène internationale.
Un ton paternaliste serait certainement contre-productif et provoquerait sans doute l’hostilité côté chinois. Un ton trop accommodant pourrait, au contraire, donner quelque espoir aux autorités de Pékin de ne pas être puni en cas d’aide à Vladimir Poutine.
À l’approche du XXème congrès du Parti à l’automne prochain qui sera d’une importance capitale pour l’avenir de Xi Jinping, il faudra donc que l’administration Biden parvienne à trouver un équilibre délicat entre fermeté et souplesse si elle veut réussir à convaincre le maître de la Chine rouge d’abandonner son alter ego russe.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).