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Confrontée à la guerre en Ukraine, la Chine semble pencher vers la Russie

Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine. (Source : CNBC)
Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine. (Source : CNBC)
Face à une guerre brutale menée par la Russie en Ukraine, la Chine se retrouve devant un choix cornélien : rester l’alliée indéfectible du Kremlin ou penser plutôt sur le long terme et, dans ce cas, préférer rester distante de Vladimir Poutine. Pékin semble bien se diriger vers le premier scénario.
Depuis le 24 février, les troupes russes en Ukraine rencontrent une résistance acharnée et accumulent les revers, tandis que l’Occident se retrouve soudé comme jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ceci alors que l’économie russe s’effondre du fait de sanctions financières occidentales qui s’avèrent redoutables.
Nul doute que le régime communiste chinois suit avec la plus grande attention ces événements tragiques qui sont en train de bouleverser de fond en comble la carte géopolitique du monde au détriment de la Russie qui, après plus de deux semaines de guerre sanglante, se retrouve presque totalement isolée.
Mardi 8 mars, Avril Haines, la directrice du renseignement national aux États-Unis, a livré son analyse devant la Commission chargée du renseignement à la Chambre des représentants : Pékin a bien pris note de l’efficacité des sanctions occidentales qui pleuvent sur l’économie russe. La direction chinoise sait parfaitement, d’après la responsable américaine, que les sanctions décidées par Washington et ses alliés seront lourdes de conséquences pour la Chine dans le cas où elle devait se hasarder à prendre le parti de la Russie. Car il ne fait guère de doute que l’Occident déciderait alors de frapper fort en cas d’invasion de Taïwan, soutient encore Avril Haines. La situation actuelle « va probablement renforcer la vision chinoise sur le sérieux de ce que serait notre approche si Taïwan devait être menacée, en regard de l’unité entre l’Europe et les États-Unis. L’impact de ces sanctions sont critiques dans leurs calculs et il sera intéressant de voir comment ils vont tirer les enseignements » de cette situation.
Bill Burns, directeur de la CIA, a quant à lui estimé que la réponse américaine à l’invasion russe de l’Ukraine avait suscité « un impact sur les calculs de la Chine à propos de Taïwan ». Il a toutefois en garde : « Je ne sous-estimerais pas la détermination du président chinois Xi et de la direction chinoise en ce qui concerne Taïwan ». Mais il reste que Pékin a été surpris par « la puissance de la réaction occidentale ».
« ll est désormais acquis que les États-Unis et la Russie sont redevenus les ennemis d’antan. Les États-Unis déclinent, certes, mais lentement. Et ils peuvent compter sur l’Europe pour former un bloc géopolitique, souligne Frédéric Mérand, professeur de science politique et directeur scientifique du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), dans le magazine Le Rubicon. Mais s’agissant de la Chine, elle est « économiquement plus forte mais militairement plus fragile. »
« Jouera-t-elle un rôle semblable avec la Russie ? interroge le professeur de science politique. Sera-t-elle tentée de soutenir Moscou avec ses moyens économiques et diplomatiques dans le simple but d’équilibrer (ou d’achever) la puissance américaine, donnant ainsi à Vladimir Poutine l’impression d’avoir évité le déclin ? Ou restera-t-elle un peu à l’écart, aux aguets, hésitant entre la satisfaction de voir deux rivaux s’affaiblir mutuellement et l’inquiétude de fragiliser la mondialisation économique à laquelle elle tient par ailleurs ? »

Le déni

Si le président américain Joe Biden a plusieurs fois déclaré qu’il n’était pas question d’envoyer des soldats américains sur le sol de l’Ukraine, il en va autrement de Taïwan. Sur ce dossier, les autorités américaines ont été claires : si l’Armée populaire de libération devait tenter d’envahir l’île rebelle, les États-Unis ne resteraient pas sans rien faire. Il en serait de même du Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie et de l’Inde.
C’est aussi l’avis de James Palmer dans les colonnes de Foreign Policy : « Tandis que l’économie russe est en flamme, Pékin se demande ce que l’isolement croissant de Moscou signifie pour son propre avenir et ce que la Chine peut faire pour éviter de se brûler les doigts. » L’un des sujets d’inquiétude est l’alimentation. La Russie et l’Ukraine sont toutes deux des producteurs majeurs de produits agricoles et Xi Jinping a lancé un appel cette semaine pour une réduction de la dépendance de son pays aux produits agricoles étrangers. « Le bol de riz des Chinois doit être rempli de céréales chinoises », rappelle James Palmer. Ce sujet hante la mémoire des Chinois qui se souviennent de la famine endurée pendant le Grand Bond en Avant de 1958 à 1962 pendant lequel au moins 40 millions de personnes sont mortes de faim.
Il est à noter que les échanges commerciaux de la Chine avec les pays occidentaux sont bien plus importants que ceux avec la Russie. Et là se trouve un choix cornélien pour Pékin : l’autarcie pour réduire la dépendance à l’égard de l’Occident ou, au contraire, rester ouvert aux échanges avec l’Ouest ?
Si la Chine fait le choix de soutenir Poutine, dans la lignée de l’accord conclu le 4 février entre les deux grandes puissances lors de la venue à Pékin du président russe pour l’ouverture des Jeux d’hiver, elle s’expose à un isolement international qui lui serait mortifère. Si, au contraire, Xi Jinping met tout en œuvre pour négocier une paix que lui seul peut obtenir de la part de Poutine, alors il entrera dans l’histoire.
Pour l’économiste Stephen S. Roach, les médias chinois véhiculent l’image d’un pays dans le déni. Deux documents résument la déconnexion chinoise : l’accord de coopération Chine-Russie conclu le 4 février et le rapport de travail présenté par le Premier ministre Li Keqiang devant l’Assemblée nationale populaire.
Dans une déclaration à la très large portée publiée après l’entretien entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, les deux dirigeants parlent d’une « amitié sans limite entre les deux pays ». Cette déclaration énonce d’innombrables intérêts communs, ainsi que des engagements en matière de changement climatique, de santé mondiale, de coopération économique, de politique commerciale, sans oublier les ambitions régionales et géostratégiques.

Nouvel ordre mondial

Si Pékin penchait vers la Russie, la Chine serait en mesure de l’aider à faire face aux sanctions occidentales. En particulier dans le domaine de l’énergie. Ainsi le géant du pétrole russe Gazprom est-il en train de construire un énorme pipeline de gaz d’une capacité de 50 milliards de mètres cubes vers la Chine. Rappelons que l’Allemagne a gelé le projet Nord Stream 2 qui devait alimenter l’Europe en gaz. Or le pipeline Nord Stream 1 continue de fournir du gaz. Mais les sanctions occidentales vont beaucoup plus loin. Des compagnies pétrolières telles que Shell et BP ont annoncé leur intention de geler leur présence en Russie.
En 2014, Gazprom avait signé un accord d’une durée de 30 ans avec la Chine sur la fourniture de 38 milliards de mètres cubes de gaz. Cet accord a été suivi du début des livraisons en 2019 avec la mise en route du pipeline « Power of Siberia ». Gazprom envisage maintenant d’approfondir sa coopération avec la Chine avec la construction de « Power of Siberia » également appelé « Soyuz Vostok ». L’installation de ce pipeline permettrait à la Russie de compenser l’arrêt de ses fournitures en gaz à l’Europe avec celles vers la Chine et de réduire ainsi la dépendance russe à l’égard de l’Europe.
Alors pourquoi donc la Chine de Xi Jinping va-t-elle probablement choisir de continuer de prendre parti pour la Russie de Vladimir Poutine ? Pour des raisons politiques, car elle n’a en fait guère d’autre choix : elle devra affronter les États-Unis sur les plans stratégique, économique, technologique et militaire. Or depuis deux décennies au moins, la direction chinoise estime que l’Occident est entré dans une phase de déclin irréversible, en particulier les États-Unis. Si cette phase se vérifie, ce qui est encore loin d’être le cas, il donnera lieu à l’avènement d’un nouvel ordre mondial où l’influence américaine va progressivement céder la place aux régimes autocrates, dont le plus grand est la Chine.
Pékin table aussi sur le fait que les sanctions décidées par l’Occident pour punir Vladimir Poutine ne dureront pas très longtemps. Ce fut le cas après le massacre de la place Tiananmen en juin 1989. En moins de dix ans, l’Occident avait déjà presque oublié ces centaines de morts au cœur de Pékin qui avaient pourtant choqué le monde.
Dans leurs déclarations, les dirigeants chinois ont adopté une certaine neutralité prudente, s’abstenant de qualifier les opérations militaires russes en Ukraine « d’invasion », sans toutefois l’approuver. Pékin est allé jusqu’à s’offrir comme médiateur entre Moscou et Kiev pour faciliter le retour à la paix.

Partenariat à préserver

Mais les informations sur l’Ukraine sont soigneusement censurées par les médias officiels chinois qui ne disent mot sur les actes barbares commis par l’armée russe dans le pays.
Ces mêmes médias diffusent aux 1,4 milliard de Chinois de la désinformation. La chaîne de télévision officielle CCTV va jusqu’à affirmer que les États-Unis ont financé un programme ukrainien de production d’armes biologiques. Elle n’hésite pas à présenter Vladimir Poutine comme une victime devenue un rempart contre un siège de la Russie imposé par les puissances occidentales.
Ainsi, Zhao Lijian, l’un des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a récemment déclaré lors d’un briefing que les États-Unis devaient « cesser leurs activités militaires de nature biologique sur son sol et à l’étranger ». Déclaration immédiatement reprise par la CCTV, l’agence officielle Xinhua, le Quotidien du Peuple, l’organe du Parti communiste chinois, et au moins 17 autres médias officiels, selon la chaîne de télévision américaine CNN. Les réseaux sociaux ont ensuite fait de même.
Interrogé par CNN, le ministère chinois des Affaires étrangères a expliqué ce jeudi 10 mars que le peuple chinois était la cible de campagnes de désinformation occidentales :
« Certaines forces anti-chinoises et certains médias fabriquent beaucoup trop de mensonges sur des questions telles que la situation en Ukraine. Ils ont calomnié l’image de la Chine, empoisonné l’environnement médiatique et induit en erreur le public dans le monde. Ces actes sont hypocrites et méprisables. »
Mardi 8 mars, lors d’une vidéoconférence avec le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz, Xi Jinping avait lancé un appel à l’ouverture de négociations entre Moscou et Kiev afin d’ouvrir la voie à de « résultats pacifiques » tout en promettant une aide humanitaire à l’Ukraine.
« Il existe une différence entre la façon dont la Chine parle à une audience internationale et à une audience chinoise, explique Alexander Gabuev, président du Russia in the Asia-Pacific Program du centre Carnegie Moscow Center. Pour celle-ci, il est important de préserver le partenariat de la Chine avec la Russie, car c’est là une priorité de Xi Jinping. Ainsi [les dirigeants chinois] ont besoin de façonner la perception de l’opinion publique [chinoise] sur ce sujet et d’expliquer que rester engagé avec la Russie est justifié sur le plan moral et la chose à faire. »
Une décision ferme et irrévocable du régime chinois de se ranger aux côtés de la Russie en guerre serait importante car elle contribuerait à modifier la donne géopolitique sur les plans géostratégique mais surtout militaire. Elle ferait apparaître un monde coupé en deux avec d’un côté le camp occidental et de l’autre ces quelques pays totalitaires qui ont tendance à faire preuve d’une agressivité croissante sur la scène internationale.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).