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Analyse

Guerre en Ukraine : Poutine peut-il compter sur le soutien économique de la Chine ?

Le président russe Vladimir Poutine lors d'un entretien en visioconférence avec son homologue chinois Xi Jinping, depuis la résidence d'État de Novo-Ogaryovo, le 15 décembre 2021. (Source : SCMP)
Le président russe Vladimir Poutine lors d'un entretien en visioconférence avec son homologue chinois Xi Jinping, depuis la résidence d'État de Novo-Ogaryovo, le 15 décembre 2021. (Source : SCMP)
Au moment où l’armée russe engage une offensive majeure en Ukraine, et où les pays occidentaux s’engagent dans une politique de sanctions économiques sans précédent à l’égard de la Russie, l’attention se porte sur le principal partenaire de Poutine qu’est la Chine. L’alliance russo-chinoise va-t-elle offrir à Moscou un rempart contre les sanctions occidentales ? La visite de l’homme fort du Kremlin en Chine lors de la cérémonie d’inauguration des Jeux olympiques d’hiver de Pékin a été l’occasion de célébrer cette alliance. Depuis l’invasion russe en Ukraine, la Chine donne des gages dans ses prises de position – elle « comprend » les préoccupations russes – et ses actes – elle vient d’augmenter ses importations de céréales de Russie. Malgré ces gestes de bonne volonté, la guerre aura un prix pour l’économie chinoise, très sensible aux prix mondiaux de l’énergie. Deux choses sont claires : le « rempart » chinois ne peut être que limité, surtout si les Occidentaux restent unis, et il ne sera de toute façon pas inconditionnel.
La Russie et la Chine n’ont pas attendu la crise actuelle pour bâtir un partenariat économique renforcé. Les sanctions appliquées à la Russie en 2014 lors de l’annexion de la Crimée, puis celles engagées depuis 2018 par les États-Unis à l’égard de la Chine, ont cimenté une alliance reposant sur la recherche d’une plus grande autonomie économique et financière par rapport aux pays occidentaux. Les deux principaux domaines qui illustrent le nouveau partenariat entre les deux pays concernent l’énergie et la finance.

L’alliance énergétique russo-chinoise ne fait pas contrepoids

L’accord pour la création d’un premier gazoduc reliant les gisements de gaz sibériens à la Chine est signé quelques mois après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Le « Power of Siberia » est un gazoduc de 8 000 km de long, dont 3 000 km en Russie et 5 000 km en Chine pour desservir trois zones de population allant du nord du pays jusqu’à Shanghai. Entré partiellement en fonction en 2019, il a permis d’acheminer 10 milliards de mètres cubes de gaz en 2021. C’est beaucoup, mais c’est encore peu comparé aux 136 milliards de mètres cubes que Gazprom exporte actuellement vers l’Europe. Lorsque le gazoduc ira jusqu’à Shanghai en 2024, les livraisons pourraient atteindre 38 milliards de mètres cubes.
Un second projet – « Power of Siberia 2 » – est en cours d’étude et la crise actuelle pourrait accélérer sa conclusion. Il s’agirait cette fois-ci d’un gazoduc provenant de la partie occidentale de la Russie et passant par la Mongolie. Il permettrait à Gazprom de substituer en cas de besoin les livraisons vers l’Asie ou vers l’Europe, ce qui n’est pas le cas du gazoduc actuel. S’il est confirmé, « Power of Siberia 2 » n’entrerait pas en service avant 2030. L’investissement majeur consenti par les deux pays depuis 2014 permet à la Russie de diversifier un peu ses exportations de gaz, mais n’offre pas à court terme de possibilité de substitution si les exportations vers l’Europe étaient entravées.
Au plan pétrolier, Rosneft vient de signer un accord de long terme avec le chinois CNPC pour la livraison de 100 millions de tonnes de pétrole brut sur 10 ans, soit 10 millions de tonnes par an. Cet accord est significatif, mais de portée réduite par rapport au niveau actuel des exportations russes de pétrole, qui était de 230 millions de tonnes en 2021. Le pétrole est par ailleurs un marché mondial beaucoup plus diversifié que le gaz, et le partenariat avec la Chine n’a pas pour la Russie la même importance.
Au total, le partenariat énergétique russo-chinois offre à la Russie un potentiel de diversification significatif de ses exportations sur le moyen terme, mais ne lui donne pas les moyens de substituer rapidement les clients asiatiques aux client européens.

Le partenariat financier bilatéral encore en construction

La « dédollarisation » de l’économie russe est apparue comme une nécessité au même moment que le changement de stratégie sur le gaz, lorsque le régime russe a pris conscience du poids des sanctions financières américaines après l’invasion de la Crimée. Les Chinois ont également pris la mesure de ce risque en 2018 quand Donald Trump a commencé à pratiquer une politique de sanctions économiques et commerciales de grande ampleur à l’égard de la Chine.
Dès 2014, les deux pays signent un accord de swap entre les banques centrales d’un montant de 24,5 milliards de dollars, qui permet de faciliter les transactions commerciales en yuan ou en rouble. Signé pour trois ans, cet accord a été régulièrement renouvelé. Lors de la visite de Xi Jinping en Russie en juin 2019, un nouvel accord est signé pour remplacer le dollar dans les règlements internationaux entre les deux pays, et pour progressivement s’affranchir du système SWIFT qui régit les transactions en devises et qui est utilisé par toutes les grandes banques internationales.
La Chine a créé en 2015 le CIPS (Cross Border Interbank Payment System) qui traite les transactions financières internationales en yuans. La Russie a parallèlement développé le SFPS fondé sur le rouble, qui gère un peu plus de 20 % des transactions en devises de la Russie aujourd’hui d’après l’Institute of International Finance. Mais très peu de banques européennes ou américaines y sont reliées. Les banques chinoises et russes sont en revanche connectées à ces deux systèmes de règlement, qui sont par ailleurs ouvert aux pays tiers désireux de s’affranchir du dollar, notamment l’Iran, qui n’a plus accès au système SWIFT.
Les transactions commerciales entre Chine et Russie étaient libellées en dollars à hauteur de 90 % en 2013. En 2021, cette proportion est tombée à 36,6 %. Mais la principale devise qui s’est substituée au dollar est l’euro, qui représente actuellement 47 % des règlements en devises entre les deux pays. Le couple rouble-yuan ne dépasse pas 16 % des transactions bilatérales en devises. Si les Occidentaux maintiennent une ligne commune en matière de sanctions financières, la capacité du yuan et du rouble à se substituer aux devises de règlement existantes n’est pas immédiate – il faudra renégocier tous les contrats en cours avec des partenaires étrangers qui n’auront pas nécessairement la latitude ou la volonté de le faire.
Le train de nouvelles sanctions économiques adopté par l’Union européenne le 24 février n’inclut pas l’exclusion de la Russie du système SWIFT en raison des réticences de plusieurs pays, dont l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie ou Chypre. Reportée à un stade ultérieur, une telle décision perturberait fortement l’ensemble des flux commerciaux et financiers entre les pays occidentaux et la Russie. Elle constitue une arme financière ultime à double tranchant, et c’est cet impact direct sur les économies européennes qui freine l’UE plutôt que le risque d’une dérivation des flux financiers russes vers la Chine.
Pékin pourra par ailleurs prêter à la Russie à travers ses banques publiques de développement, la China Development Bank et la China Eximbank, qui sont moins tributaires du système financier international que les banques commerciales chinoises. Elle l’a déjà fait à hauteur de 151 milliards de dollars entre 2000 et 2017, notamment pour financer les investissements chinois en Russie. Elle continuera de le faire, mais pas à hauteur des problèmes financiers auxquels la Russie va être confrontée.
Globalement, la coopération financière russo-chinoise jette les bases d’une système financier international moins dominé par le dollar. Mais comme pour l’énergie, il s’agit d’un projet de moyen ou long terme qui ne permettra pas à la Russie d’échapper aux sanctions financières occidentales.

La Chine voudra préserver ses liens économiques et financiers avec l’Ukraine

Sans être comparables aux liens avec la Russie, ceux de la Chine avec l’Ukraine ne sont pas négligeables. La Chine est le premier partenaire commercial de l’Ukraine. Le commerce bilatéral atteignait 19 milliards de dollars en 2021 selon les statistiques ukrainiennes, à comparer aux 146 milliards de dollars du commerce russo-chinois. Les relations sont importantes dans le domaine agricole et minier – 30 % des importations chinoises d’orge viennent d’Ukraine et 60 % des exportations ukrainiennes de minerai de fer sont destinées à la Chine – qui exporte par ailleurs en Ukraine une large gamme de produits manufacturés.
L’Ukraine est un des partenaires européens des « Nouvelles routes de la soie », et constitue un hub logistique important entre le continent européen et la Chine, avec notamment une liaison ferroviaire inaugurée depuis peu. Pékin espérait tirer parti de l’accord de libre-échange du pays avec l’Union européenne. Les grandes entreprises chinoises ont investi dans les télécommunications (Huawei est très présent en Ukraine), l’agro-alimentaire avec COFCO et les énergies renouvelables avec quelques gros projets dans l’éolien. La Chine devra d’abord faire face aux destructions provoquées par la guerre, qui vont perturber l’ensemble des flux logistiques, et voudra par la suite rétablir les liens commerciaux antérieurs. L’Ukraine cessera par ailleurs d’être la porte d’entrée vers le marché européen sur laquelle tablaient les entreprises chinoises. La façon dont Moscou tiendra compte des intérêts chinois en Ukraine pèsera sur la coopération entre les deux pays.

L’internationalisation probable des sanctions aura un impact

Les experts chinois s’attendent à ce que les sanctions mises en œuvre par les États-Unis aient, au-delà du secteur financier, une portée internationale et touchent les entreprises commerçant avec la Russie, quel que soit leur pays d’origine, sur le modèle des sanctions appliquées à Huawei dans les semi-conducteurs et les télécommunications. Les hautes technologies sont incluses dans les sanctions américaines et européennes, et l’Export control Act américain va être mis au service d’un boycott technologique de la Russie. Cette perspective de nouveaux obstacles aux échanges de biens de haute technologie n’enchante évidemment pas la Chine. Elle prépare déjà sa propre liste de rétorsions si les entreprises chinoises étaient touchées. Mais elle sera incitée à peser sur la Russie pour éviter une spirale de chocs économiques dont elle sera également victime, à un moment où la croissance chinoise s’essouffle.
Globalement, l’alliance avec la Chine ne sera pour Vladimir Poutine ni gratuite, ni inconditionnelle, ni suffisante pour échapper aux conséquences du chaos qu’il a décidé de provoquer en Europe et dans le monde.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.