Société
Indonésie plurielle

Y a-t-il une identité indonésienne ?

L’Indonésie revendique une identité fondée sur la pluralité de ses langues, de ses populations, de ses cultures et de ses religions, et proclamée dans sa devise nationale, "Unité dans la diversité". (Source : Jakarta Post)
L’Indonésie revendique une identité fondée sur la pluralité de ses langues, de ses populations, de ses cultures et de ses religions, et proclamée dans sa devise nationale, "Unité dans la diversité". (Source : Jakarta Post)
Faut-il définir l’identité indonésienne ? Existe-t-elle, d’ailleurs ? Avant l’indépendance, être indonésien signifiait pour beaucoup lutter contre la colonisation néerlandaise. En mai 1998, une semaine après la démission de Soeharto, l’historien australien Robert E. Elson, en visite en Indonésie, concluait qu’une « identité nationale forte avait échoué à voir le jour ». Retour sur l’histoire de l’archipel.
*Estimation du CIA World Factbook. **L’Indonésie a soumis le nombre de 16 056 auprès des Nations Unies en 2017. ***Cf. ethnologue.com.
L’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé du monde, avec 267 millions d’habitant en 2020*. C’est le plus vaste archipel de notre planète, avec un peu plus de 16 000 îles** qui s’étendent sur plus de 5 000 km d’Ouest en Est et près de 1 800 km du Nord au Sud. On y parle plus de 700 langues***, et le recensement de 2010 a dénombré plus de 1 100 groupes ethniques. Les « grandes » religions, bouddhisme, christianisme, hindouisme et islam, sont représentées en Indonésie, et coexistent avec de nombreuses religions traditionnelles. Une telle diversité amène légitimement à se demander s’il existe une « identité indonésienne ».
Pour le linguiste britannique Russell Jones, « parler d’un concept tel que « l’Indonésie » avant la colonisation néerlandaise est d’une valeur discutable » (Archipel, 1973). Dans un livre intitulé A History of Modern Indonesia (2013), l’historien australien Adrian Vickers va plus loin : « Avant [la proclamation de l’indépendance en] 1945, il n’y avait pas d’Indonésie, mais plutôt une collection d’îles étalées à travers l’équateur que les Néerlandais ont transformées en Indes néerlandaises. »
La majorité des habitants de l’archipel parlent des langues qui appartiennent à la branche malayo-polynésienne de la famille austronésienne. Le berceau de cette famille est Taïwan. Il y a 4 000 ans, des groupes commencent à migrer de Taïwan vers les Philippines. Puis, il y a environ 3 500 ans, des groupes vont des Philippines vers l’archipel indonésien, d’autres vers le Sud-Est et le Pacifique. Ces Austronésiens sont des navigateurs de haute mer.

Une réseau qui englobe le sud du Vietnam et commerce avec la Chine et l’Inde

Les forêts et les mers de l’archipel donnent des produits qui sont très tôt connus et appréciés ailleurs dans le monde : bois précieux, résines, épices, plumes d’oiseau, holothuries, écailles de tortue. À la recherche de nouveaux débouchés, des habitants de l’ouest de l’archipel, plus précisément de Java et de Sumatra, marins et marchands, sont à l’initiative de relations commerciales qui dès sans doute le IVème siècle avant notre ère les mettent en contact avec l’Inde. Peu avant notre ère, leurs cités forment un réseau qui englobe le sud de l’actuel Vietnam et commerce avec la Chine et l’Inde.
Les embouchures de fleuve sont donc des emplacements idéaux pour l’établissement de communautés : par la mer, elles sont reliées au monde extérieur et par le fleuve, à un arrière-pays recouvert de forêt. Selon l’historien britannique O. W. Wolters, « aucun groupe, cependant, n’était assez grand ou assez puissant pour envahir et occuper les territoires voisins ». Mais à partir du VIIIème siècle, une de ces cités, Sriwijaya dans le sud de Sumatra, à l’emplacement de l’actuelle Palembang, contrôle le trafic dans le détroit de Malacca et devient la puissance commerçante et navale dominante. Sa langue, le malais, devient la langue véhiculaire dans les ports de l’archipel.

Majapahit, le centre du réseau de marchands

À la même époque, dans les plaines fertiles du centre de Java, une riziculture prospère permet l’émergence de royaumes dont les souverains construisent de grands monuments religieux comme les temples de Borobudur bouddhique et de Prambanan shivaite. Au début du Xème siècle, le plus puissant de ces royaumes transfère sa capitale dans l’est de Java, dans le bassin inférieur du fleuve Brantas. Là aussi, une riziculture prospère va être à la base de la puissance des royaumes de l’Est. Majapahit, fondé en 1292, devient le grenier à riz de l’archipel. Le Nagarakertagama, un poème épique écrit en 1365 à la gloire du roi Rajasanegara, plus connu sous le nom populaire de Hayam Wuruk (qui règne de 1350 à 1389), énumère une liste de quelque cent « contrées tributaires » de Majapahit qui vont du nord de Sumatra au littoral de la Nouvelle-Guinée occidentale, c’est-à-dire pratiquement l’Indonésie actuelle. En réalité, Majapahit ne domine pas ces États mais est le centre du réseau marchand qu’ils forment.
*La langue malaise est originaire de Sumatra.
Après la mort de Hayam Wuruk commence le déclin de Majapahit. Le souverain de Palembang, l’ancien Sriwijaya, tente de s’affranchir de Majapahit mais est contraint de fuir sa cité. Ce prince bouddhiste, connu dans la tradition sous le nom de Parameswara, se réfugie à Tumasik (l’actuel Singapour) puis sur la péninsule, où il fonde Malacca vers 1400. Un de ses successeurs se convertit à l’islam. Au cours du XVème siècle, Malacca devient le port le plus important de la région et le centre d’un réseau commercial qui couvre l’archipel. Le malais*, la langue de Parameswara, confirme sa position de langue véhiculaire. L’islam, religion des commerçants de Malacca, se diffuse dans les ports de l’archipel. Pour l’historien australien M. C. Ricklefs, les diverses populations de l’archipel sont désormais reliées par un réseau non seulement économique mais aussi culturel.

Les Néérlandais expulsent les Portugais

Les premiers Européens à s’établir en Asie du Sud-Est sont les Portugais. En 1511, depuis leur base de Goa en Inde, ils conquièrent Malacca. De là, ils gagnent les Moluques, d’où proviennent le girofle et la muscade, ces épices tant recherchées des Européens. En 1602, les Néerlandais, qui ont réussi à se procurer des cartes portugaises, créent la Compagnie unie des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC), une société de commerce nantie des pouvoirs d’un gouvernement. Ils expulsent les Portugais des Moluques en 1605.
La VOC avait besoin d’un port dans la partie occidentale de l’archipel. En 1619, elle conquiert la cité de Jayakarta dans l’ouest de Java. Sur ses ruines, la compagnie fonde Batavia, en l’honneur de la tribu germanique dont les Néerlandais pensaient descendre, et y installe son siège. Les Néerlandais conquièrent Malacca en 1641. Ils parviennent à défaire le plus puissant des États de l’est de l’archipel, le royaume de Gowa dans le sud de Célèbes, qui doit signer un traité de paix en 1667. A Java, la VOC est amenée à intervenir dans les guerres de succession du royaume de Mataram, qui avait soumis la plupart des autres principautés javanaises. Elle étend son influence dans l’île.
Lorsqu’en 1800, le gouvernement des Pays-Bas reprend les actifs de la VOC en faillite, les Néerlandais contrôlent une bonne partie de Java et de l’est de l’archipel. Ils se lancent alors dans des expéditions militaires contre les royaumes dans les autres îles et leur impose sa souveraineté.

350 États princiers au début du XIXème siècle

Au milieu du XIXe siècle, deux Britanniques, le linguiste anglais George Windsor Earl et le juriste écossais James Richardson Logan, forgent à partir des mots du grec ancien Indos, le fleuve Indus, qui désigne par métonymie l’Inde, et nesos, qui veut dire « île », le nom « Indonesia » pour désigner l’archipel. Ce nom ne sera pas tout de suite adopté par le monde scientifique : il apparaît dans des publications néerlandaises des années 1900, dans un sens uniquement anthropologique ou géographique.
En 1908, le territoire que les Néerlandais appellent Nederlands-Indië, « Indes néerlandaises », a atteint sa forme définitive avec la fin de la guerre contre le sultanat d’Aceh dans le nord de Sumatra et la soumission du royaume de Klungkung à Bali. À côté des territoires sous administration directe, on compte alors quelque 350 États princiers dans l’archipel, qui tous ont formellement reconnu la souveraineté néerlandaise.

Associations javanaise et musulmane

En Indonésie, le 20 mai est célébré comme le « Jour du réveil national » (Hari Kebangkitan Nasional). Le 20 mai 1908 en effet, neuf jeunes Javanais créent une association qu’ils nomment Boedi Oetomo, « noble intelligence » en javanais (Budi Utomo dans la graphie indonésienne moderne). L’association adopte comme langue officielle non pas le javanais mais le malais, langue de l’administration coloniale aux côtés du néerlandais. Néanmoins le nom de l’association est javanais : son but est de donner une éducation moderne à la jeunesse javanaise et en outre, promouvoir une modernité qui s’appuie sur la culture javanaise. Un tel projet ne pouvait pas concerner les autres populations des Indes néerlandaises.
En 1911, à Surakarta dans le centre de Java, des marchands de batik musulmans s’organisent pour lutter contre la concurrence grandissante des Chinois de Java et fondent « l’association commerciale musulmane » (Sarekat Dagang Islam). L’année suivante le mot dagang, « commerce », est retiré et le nom de l’association devient Sarekat Islam. Son objectif est désormais « d’assurer pour l’élément indigène une position plus éminente socialement, politiquement et économiquement, en retenant en même temps l’islam, qui est le lien naturel qui lie ensemble les éléments très divers d’une grande partie de la population indigène des Indes néerlandaises. » La Sarekat Islam a donc un projet politique pour la population indigène, mais sa référence est l’islam, la religion « d’une grande partie » des indigènes. Ce projet ne pouvait intéresser les non-musulmans.

Naissance de « l’idée d’Indonésie »

Cette même année 1911 est fondé le premier mouvement qui dénonce la domination coloniale néerlandaise, le « Parti indien » ou Indische Partij, qui réclame l’indépendance des « Indes ». En 1913, ce parti publie un pamphlet bilingue néerlandais-malais intitulé Si seulement j’étais néerlandais (Als ik eens Nederlander was), qui ridiculise la commémoration du centenaire de la libération des Pays-Bas de l’occupation française. Les exemplaires du pamphlet sont confisqués et les initiateurs arrêtés et exilés aux Pays-Bas. Outre le caractère jugé séditieux du pamphlet, ce que les autorités coloniales estimaient être une circonstance aggravante était le fait qu’il soit rédigé en malais, ce qui le rendait accessible aux classes moyennes indigènes dans toute la colonie.
Un des exilés aux Pays-Bas, le prince javanais Soewardi Soerjaningrat, crée en 1913 « l’agence de presse indonésienne » ou Indonesisch Pers-bureau : c’est la première apparition officielle du mot « indonésien ». En 1922, « l’Association des Indes » ou Indische Vereeniging, fondée en 1908 par des étudiants des Indes néerlandaises aux Pays-Bas, change son nom en « Association indonésienne » (Perhimpoenan Indonesia). « L’idée d’Indonésie », pour employer une expression de Ricklefs, est née, même si elle n’est encore que le rêve d’une élite indigène d’éducation européenne.

Le « Congrès de la jeunesse » et « l’indonésien »

Java est le centre de la colonie : c’est là que se trouvent sa capitale, Batavia, et les autres grandes villes : Surabaya, Bandung, Semarang. Sur les près de 43 millions d’habitants des Indes néerlandaises en 1900, 28,5 millions, soit les deux tiers, se trouvent à Java. Les Néerlandais appellent les autres îles « possessions extérieures » (buitenbezittingen ou « régions extérieures » (buitengewesten). Des jeunes gens viennent des différentes régions de l’archipel travailler ou étudier dans les grandes villes de Java. Ils se regroupent dans des associations selon leur région d’origine : Jong Ambon (sud des Moluques), Jong Java, Jong Manado (nord de Célèbes), Jong Soematra.
En 1926, ces associations se réunissent en un « Congrès de la jeunesse » à Batavia. Les participants parlent le néerlandais, langue dans laquelle ils font ou ont fait leurs études ou qu’ils utilisent au travail. Mais le juriste Mohammad Yamin, un Minangkabau de Sumatra, déclare que le malais est la seule langue susceptible de créer une culture commune et un sens de l’unité aux différentes populations des Indes néerlandaises. Le président du congrès, Tabrani, originaire de l’île de Madura, réplique que si le malais doit devenir la langue de l’unité, il faut alors le rebaptiser « indonésien ».

L’association nationale indonésienne

La première référence formelle à une « nation indonésienne » apparaît en 1927 avec la fondation de « l’association nationale indonésienne » (Perserikatan Nasional Indonesia ou PNI), dont le président est un certain Soekarno, qui sera le premier président de l’Indonésie indépendante. La PNI, qui change rapidement son nom en Partai Nasional Indonesia, adopte comme langue officielle la Bahasa Indonesia, c’est-à-dire « l’indonésien ». L’association prône une politique de non-coopération avec le gouvernement colonial.
En 1928 se tient un second congrès. Le discours d’inauguration, prononcé en indonésien, contient notamment une déclaration que nous traduisons ainsi :
« Premièrement : Nous, jeunes gens et jeunes filles d’Indonésie, reconnaissons avoir pour unique terre de naissance, la terre indonésienne.
Deuxièmement : Nous, jeunes gens et jeunes filles d’Indonésie, reconnaissons avoir pour unique nation, la nation indonésienne.
Troisièmement : Nous, jeunes gens et jeunes filles d’Indonésie, honorons la langue de l’unité, la langue indonésienne. »

islam marginalisé et essor d’une littérature indonésienne

Le mouvement national est dirigé et animé par une élite nobiliaire et bourgeoise d’éducation européenne, qui parle et écrit en néerlandais. Alors que l’islam avait fait de l’archipel un espace commun, il est marginalisé dans un mouvement idéologique et politique.
Les années 1930 voient l’essor d’une littérature qui se dit « indonésienne » et contribue à l’élaboration d’une langue moderne. L’indonésien s’éloigne du malais classique des sultanats de Sumatra et n’a pas grand-chose à voir avec le malais simplet que les Néerlandais parlent et qualifient de « langue simple, enfantine ». La langue et la littérature contribuent à former une identité indonésienne non ethnique et non religieuse.
Les autorités coloniales finissent par réagir. Soekarno, arrêté une première fois en 1929, l’est de nouveau en 1933, et exilé à Bengkulu dans le sud de Sumatra. Hatta (futur vice-président) et Sjahrir (futur Premier ministre) sont à leur tour arrêtés en 1934 et exilé à Banda dans les Moluques. C’est la fin du mouvement national et anticolonial.

l’occupation japonaise et la « charte de Jakarta »

Le 7 décembre 1941, les Japonais attaquent Pearl Harbor. Le lendemain, le royaume des Pays-Bas déclare la guerre à l’empire du Japon. Les Américains, les Australiens, les Britanniques et les Néerlandais créent un commandement unifié pour coordonner leurs forces en Asie du Sud-Est mais leur flotte est défaite en février 1942. Les Japonais débarquent à Java sans rencontrer de résistance. Les forces alliées se rendent le 8 mars. C’est la fin de près de trois cent cinquante ans de domination néerlandaise sur l’archipel. La majorité des dirigeants nationalistes indonésiens, Soekarno et Hatta en tête, accueillent les Japonais en libérateurs et acceptent de coopérer avec eux. Mais Sjahrir et d’autres dirigeants organisent la résistance souterraine.
L’occupation japonaise sera brutale. Néanmoins, en avril 1945, les autorités d’occupation créent un groupe d’étude pour préparer l’indépendance. Le 1er juin, dans un discours devant les membres de ce groupe, Soekarno expose cinq principes, qu’il désigne par l’expression sanscrite « Pancasila » et qui selon lui doivent former la base du futur État indonésien. Quelques semaines plus tard, il rédige et signe un document intitulé Piagam Jakarta, la « charte de Jakarta », qui énonce ces cinq principes. Toutefois, le premier principe, celui de « la croyance en Dieu », précise « l’obligation pour les musulmans d’observer la charia » (« dengan kewajiban menjalankan syariat Islam bagi pemeluknya »).

Pas de référence à l’islam

Le Japon capitule le 15 août 1945. Dans la nuit du 16 au 17 août, de jeunes nationalistes, craignant que l’indépendance ne soit considérée par les Alliés comme une initiative des Japonais, enlèvent Soekarno et Hatta. Le matin du 17 août, ces derniers lisent à la radio le texte de la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie. Soekarno est nommé président et Hatta, vice-président. Mais l’après-midi, ce dernier reçoit un officier de la marine japonaise qui lui explique que si les « sept mots » qui font obligation aux musulmans d’observer la charia ne sont pas supprimés, l’Est indonésien, majoritairement chrétien, fera sécession. Les « sept mots » sont supprimés du préambule du projet de constitution, qui énonce les Pancasila. La constitution indonésienne ne fera donc aucune référence à l’islam.
La jeune république n’a pas les moyens militaires d’empêcher le retour des Néerlandais, qui mettent en place leur propre administration à Jakarta. Le gouvernement indonésien est contraint de déménager à Yogyakarta dans le centre de Java. Les Néerlandais s’emparent des plantations, des champs pétroliers, des mines et des principaux ports de Java et Sumatra. Le territoire de la République d’Indonésie se trouve réduit à seulement une partie de Java et la plus grande partie de Sumatra, sans ressources économiques.

L’unité en danger

Fin 1948, les Néerlandais occupent Yogyakarta et arrêtent le gouvernement indonésien, Soekarno en tête. Les Nations Unies, mais aussi le Congrès américain, condamnent l’agression. En janvier 1949, l’ONU demandent aux Pays-Bas de libérer le gouvernement indonésien. Les États-Unis font pression sur les Néerlandais et menacent d’arrêter leur aide dans le cadre du Plan Marshall. Un cessez-le-feu est finalement appliqué à partir d’août. Une conférence est organisée à La Haye. Le 27 décembre 1949, le royaume des Pays-Bas procède au transfert formel de sa souveraineté sur les anciennes Indes néerlandaises aux Indonésiens.
Le mouvement national indonésien est né au sein d’une élite indigène qui dénonçait la domination néerlandaise. La lutte menée par les Indonésiens pour défendre leur indépendance a créé un sentiment d’unité. Mais de la fin des années 1940 au début des années 1960, plusieurs mouvements séparatistes vont menacer cette unité. La plus importante est celle du Darul Islam, un mouvement qui entend instaurer un État islamique en Indonésie. Elle éclate en 1948 et est finalement défaite en 1965.
La répression des différents mouvements séparatistes donne un poids grandissant à l’armée. À la suite du « Mouvement du 30 Septembre » en 1965, un certain général Soeharto prend la tête de la répression. Il se fait remettre les pleins pouvoirs par le président Soekarno en 1966. Les militaires se méfient de l’islam politique, qu’ils ont combattu, et en réprimeront toute manifestation. En revanche, ils ne s’opposent pas à un missionnariat wahhabite qui se développe à partir de 1975, financé par l’Arabie saoudite.

Montée de l’intolérance

Les dernières années du régime Soeharto et celles qui suivent sa démission sont marquées par des violences interethniques et interreligieuses. Nombreux sont les commentateurs qui évoquent la possibilité d’une désintégration de l’Indonésie. Le pays démontre néanmoins sa résilience. Les conflits interethniques et interreligieux sont progressivement résorbés.
Néanmoins, différents observateurs constatent la montée en Indonésie d’une intolérance pudiquement qualifiée de « religieuse » alors qu’elle est essentiellement le fait de musulmans. Ainsi en 2016, le gouverneur de Jakarta Basuki Tjahaja Purnama, familièrement appelé Ahok, un Chinois protestant, très populaire parmi ses administrés pour ses nombreuses réalisations, se déclare candidat à l’élection gouvernatoriale de 2017. Les milieux islamistes déclenchent alors une campagne appelant les musulmans à ne pas voter pour un non-musulman mais pour un musulman. Ahok se fait piéger : on diffuse une vidéo tronquée qui laisse entendre qu’il dénigre ceux qui suivent les injonctions du Coran. Des organisations musulmanes et islamistes portent plainte. Elles rassemblent des milliers de manifestants. Ahok est finalement inculpé. Il arrive en tête au premier tour de l’élection devant deux autres candidats mais est battu au second tour. Il est finalement condamné à deux ans de prison ferme. L’affaire Ahok s’est révélée une instrumentalisation de la religion musulmane par les milieux conservateurs ou réactionnaires du monde politique indonésien.
L’Indonésie revendique une identité fondée sur la pluralité de ses langues, de ses populations, de ses cultures et de ses religions, et proclamée dans sa devise nationale, « Bhinneka Tunggal Ika », conventionnellement traduite par « Unité dans la diversité ». Les deux plus grandes organisations musulmanes d’Indonésie, la Nahdlatul Ulama, qui revendique 50 millions de membres, et la Muhammadiyah, qui en revendique 40 millions, proclament que le Pancasila est le fondement de l’État et de la nation, c’est-à-dire que l’islam n’a pas de position privilégiée. Dans un entretien en 2018 avec la fondation Aide à l’Église en Détresse, le Père Frans Magnis-Suseno, un jésuite d’origine allemande qui vit en Indonésie depuis 1961, s’inquiète : « Les Indonésiens ont une identité nationale et culturelle extrêmement forte. Mais […] la politisation de l’islam pour des intérêts politiques personnels constitue un réel danger. » D’une élection à l’autre, les partis qui se réclament de l’islam ne totalisent qu’aux alentours de 15 % des voix. Les électeurs indonésiens sont conscients du danger.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.