Société

Coronavirus en Indonésie : pourquoi une détection si tardive ?

Des voyageurs en provenance de Wuhan subissent une désinfection à leur arrivée en Indonésie, début février (Source : Business Insider )
Au 1er avril, l’Indonésie est le deuxième pays asiatique le plus touché par le Covid-19 en nombre de décès. Pourtant, les autorités ont tardé à identifier les premiers cas de contamination sur leur territoire. Ce retard révèle les défaillances du système de santé mais aussi la priorité donnée à l’économie par le président Joko Widodo.
Bien plus tard que la majorité des autres pays asiatiques, l’Indonésie a révélé ses premiers cas de coronavirus le 2 mars dernier, par le président Joko Widodo. Il s’agissait d’une mère et sa fille habitant à Depok, au sud de Jakarta. Elles ont été déclarées guéries le 18 mars et autorisées à rentrer chez elles. Entre-temps, le nombre de personnes infectées n’a cessé d’augmenter. On ne peut manquer d’être surpris de la date tardive de l’annonce des premières contaminations en Indonésie. Elle a eu lieu près de deux mois après l’identification, par la Chine, d’un nouveau coronavirus dans la ville de Wuhan.

la crise à Wuhan

– Le 31 décembre 2019, les autorités de Wuhan, dans la province du Hubei au centre de la Chine rapportent à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) des dizaines de cas de pneumonie aux causes inconnues.
– Le 7 janvier 2020, un nouveau coronavirus est identifié.
– Le 11 janvier, la Chine annonce un premier mort, un habitant de Wuhan âgé de 61 ans.

Alerte sur l’Indonésie

L’OMS signale dès le 20 janvier les premiers cas d’infection en Corée du Sud, au Japon et en Thaïlande. Le 30, l’organisation déclare cette maladie « urgence de santé publique de portée internationale ». Hors de Chine, le premier mort est annoncé aux Philippines le 2 février, là aussi un habitant de Wuhan. Le lendemain, l’organisme à but non-lucratif RTI International publie un article analysant la diffusion probable du virus. Leurs chercheurs, en collaboration avec les universités de Harvard, Oxford et Toronto, ont étudié les données de géolocalisation d’utilisateurs de Twitter. En observant leurs déplacements depuis et à destination de Wuhan, ils affirment que les responsables de la santé publique doivent s’attendre à de nouveaux cas dans plusieurs pays comme le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite et l’Indonésie. À Bali, L’agence pour le tourisme organise une prière de masse pour que l’île, dont l’économie dépend du tourisme, soit épargnée par le virus.

Suspension des vols avec la Chine

Après des échanges avec l’Australie, les États-Unis et le Japon, le gouvernement indonésien décide de rapatrier ses ressortissants de Wuhan. L’évacuation a lieu le 2 février. Le gouvernement de Jakarta suspend alors tous les vols en provenance et à destination de la Chine, et annule la dispense de visa pour les Chinois. Dans un rapport publié le 4 février, les chercheurs de RTI identifient l’Indonésie parmi les pays ayant potentiellement des cas importés non détectés. Le ministère indonésien de la Santé explique que cette étude n’est qu’un « modèle mathématique » et que son laboratoire n’a encore identifié aucun cas positif.

Inquiétudes sur Bali

Le 5 février, un centre médical de la ville de Huainan, dans l’est de la Chine, annonce qu’un de ses patients, qui avait passé une semaine à Bali, est atteint. Le 6, le gouvernement chinois essaie d’organiser le rapatriement de ses 5 000 ressortissants en vacances à Bali. Peu acceptent l’offre. L’Indonésie propose alors aux touristes chinois une extension de leur visa en attendant la reprise des vols entre les deux pays.

Le ministère de la Santé remis en cause

Le 7 février le président indonésien Joko Widodo (familièrement appelé « Jokowi ») convoque une réunion avec les ministres de la Santé et de la Sécurité pour faire le point sur la capacité du pays à faire face à l’apparition du virus. Un article publié le lendemain dans le Jakarta Post s’interroge sur l’absence de cas déclarés dans le pays, et sur la compétence du laboratoire du ministère de la Santé, seul autorisé à effectuer des tests sur les cas suspects. Une étude menée dans 23 pays par YouGov révèle que les Indonésiens s’inquiètent plus du virus que leurs voisins de Malaisie ou de Singapour. 84 % d’entre eux pensent qu’il représente une menace pour le monde, plus que dans les autres pays étudiés, y compris la Chine où ils ne sont que 69 %.
Le ministre de la Santé publique Terawan Agus Putranto (Source Sitanshu Kar, wikimedia)

La prière contre le coronavirus

Dans une conférence de presse le 15 février, le ministre de la Santé Terawan Agus Putranto affirme que le touriste de Huainan n’a pas été infecté à Bali mais en Chine. L’absence de cas positif en Indonésie s’explique « médicalement, par la prière », selon lui. Néanmoins, le gouvernement finit par demander la suspension des activités dites « MICE » (Meetings, Incentives, Conferencing, Exhibitions). La politique de visa gratuit est suspendue et l’entrée en Indonésie est interdite aux personnes ayant voyagé certains pays, dont la France.

Les classes aisées, premières contaminées

Les premiers Indonésiens contaminés appartiennent aux classes aisées. Ils étaient allés à l’étranger ou fréquentaient des étrangers. Ainsi l’un des deux cas révélés le 2 mars est celui d’une chorégraphe ayant assisté à un spectacle de danse à Jakarta. Sur place, se trouvait un Japonais qui avait auparavant voyagé en Chine. L’homme a par la suite été testé positif en Malaisie où il s’était rendu après l’Indonésie. Mais le virus pourrait désormais atteindre les milieux moins favorisés, à commencer par les habitants des quartiers populaires de Jakarta. Pour rassurer ceux qui craignent que le pays soit à la traîne en matière d’identification des cas, le président explique que le gouvernement a préparé plus de 100 hôpitaux pour accueillir les malades. Par ailleurs, des voix s’élèvent pour lui demander de congédier le ministre de la Santé, jugé incompétent.

Des influenceurs payés par le gouvernement

En fait, le gouvernement indonésien se prépare surtout aux conséquences économiques de l’épidémie : le commerce avec la Chine représente 72 milliards de dollars chaque année. Inquiet pour son tourisme, il débloque 5,2 millions de dollars pour payer des influenceurs censés promouvoir les lieux touristiques du pays. De son côté, le ministre de la Santé déclare le 27 février, lors d’un congrès musulman, que les prières collectives, couplées aux mesures gouvernementales, ont permis de prévenir la diffusion du virus en Indonésie.
Pour Ary Hermawan, directeur du quotidien anglophone Jakarta Post, « le gouvernement s’inquiète plus de l’impact social et économique d’une hystérie de masse créée par l’éruption du virus que de l’éruption elle-même. » Et de conclure : « En tant que citoyen, je suis maintenant plus préoccupé par le manque de transparence et de sérieux dans la manière dont le gouvernement gère la situation. »

Distanciation sociale

Le 15 mars, Jokowi demande aux Indonésiens de rester chez eux et d’observer une « distanciation sociale » pour stopper la diffusion du Covid-19. Les autorités de plusieurs provinces, notamment Jakarta, Banten et Java, prennent l’initiative d’une fermeture temporaire des écoles et des espaces publics. L’Indonesian Young Scientist Forum demande au gouvernement d’imposer un confinement aux secteurs considérés comme « chauds » pour limiter la propagation du virus avant le mois de Ramadan, qui commence le 23 avril. En Indonésie, Lebaran, nom local de l’Aïd el-Fitr, la fête de la fin du jeûne, est marqué par un énorme mouvement de retour aux villages pour demander pardon aux parents et grands-parents, et fleurir les tombes des proches disparus. Le DPR, l’Assemblée nationale indonésienne, demande au gouvernement d’appliquer des quarantaines au niveau local, comme disposé dans une loi de 2018.
Le président indonésien Joko Widodo en 2016 (Source : Ministry of Religious Affairs of the Republic of Indonesia, Wikimedia)

Pas de confinement national

Le 20 mars, Jokowi annonce que le gouvernement procédera à des tests rapides de masse, dont les premiers kits sont arrivés la veille de Chine. Anies Baswedan, le gouverneur de Jakarta, de loin la région la plus touchée d’Indonésie, déclare l’état d’urgence pour une durée de deux semaines. Selon une étude de chercheurs de l’Eijkman-Oxford Clinical Research Unit à Jakarta, 71 000 personnes pourraient être atteintes du Covid-19 à la fin avril. Le 24 mars, bien que le nombre de cas avérés continue d’augmenter, le président répète qu’il n’imposera pas de confinement au niveau national, invoquant « les caractéristiques culturelles et la discipline des Indonésiens ».
Le 27 mars, des dizaines de professeurs de médecine appellent à des confinements sur une base locale, constatant que la « distanciation sociale » n’a pas d’effet. L’Indonésie n’est pas le seul pays à tergiverser sur les mesures à prendre face à l’épidémie, mais l’annonce tardive des premiers cas d’infection fait douter de la capacité du pays à détecter le virus. Elle discrédite aussi les autorités sanitaires indonésiennes, à commencer par le ministre de la Santé.

Priorité à l’économie

La chronologie révèle que l’économie a été la préoccupation première des autorités indonésiennes, et au premier chef celle du président. La tentative de payer des influenceurs pour promouvoir l’Indonésie comme destination touristique l’illustre jusqu’à la caricature. Les ambassades américaine et britannique conseillent à leurs ressortissants de quitter le pays au plus vite. La France a affrété des vols au départ de Bali et de Jakarta pour permettre le retour des touristes mais aussi des résidents qui le souhaitent.
Le souci de protéger le revenu des catégories modestes de la population est plus compréhensible et légitime. C’est l’argument que le gouvernement a longtemps invoqué pour écarter le confinement. Une autre raison avancée par les autorités est la géographie de l’Indonésie, un archipel de quelque 16 000 îles qui s’étalent sur plus de 5 000 kilomètres d’Ouest en Est.

Une politique de demi-mesure

Michel Duclos, ancien ambassadeur, écrit le 19 mars sur le site de l’Institut Montaigne : « En termes de politiques, l’Italie, l’Allemagne, la France ne suivent pas une ligne très différente de la Chine, même si la mise en œuvre est évidemment moins privative des libertés individuelles que ce n’est le cas en République populaire. C’est d’ailleurs là une illustration du basculement du monde vers l’Asie : ce n’est pas dans une Amérique en déficit tragique de leadership que l’on trouve un contre-modèle à l’approche chinoise de la lutte contre la pandémie, ni dans une Europe en proie à l’hésitation. C’est en Asie même, où la Corée du Sud et Taïwan, ainsi que le Japon à certains égards, font la démonstration d’une politique rigoureuse et efficace sans recours à un contrôle social liberticide. »
Le 27 mars, le ministre indonésien de la Sécurité annonce que le gouvernement prépare un décret pour un confinement au niveau régional. Le pays semble mettre en place une politique de demi-mesure. Il est trop tôt pour savoir si cette politique, combinée aux tests de masse, aura un effet. On peut en outre espérer que la pandémie poussera l’Indonésie à investir dans un meilleur système de santé public.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.