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Expert - Indonésie plurielle

Quel "Etat unitaire" en Indonésie ?

Le parlement indonésien en session le 28 juin 2016.
Le parlement indonésien en session le 28 juin 2016. (Crédit : ADEK BERRY / AFP).
Archipel de plus de treize mille îles s’étirant sur plus de cinq mille kilomètres d’ouest en est et sur près de mille huit cents kilomètres du nord au sud, dont les plus de deux cent cinquante millions d’habitants parlent plus de sept cents langues et s’identifient à plus de mille groupes ethniques, où les « grandes » religions que sont le bouddhisme, le christianisme, l’hindouisme et l’islam sont représentées aux côtés de croyances et pratiques traditionnelles, l’Indonésie peut paraître une « nation improbable », comme le suggère le titre d’un ouvrage écrit par un spécialiste australien de l’Indonésie (Colin Brown, A Short History of Indonesia : The Unlikely Nation ?, 2004).
En juillet 1998, moins de trois mois après la démission de Soeharto (le dit général avait pris le pouvoir en 1966, après avoir réprimé le « Mouvement du 30 Septembre »), Amien Rais, un des dirigeants du mouvement réformiste né dans les dernières années du régime du dictateur, déclarait dans le New Straits Times (Rais : « Indonesia Could Crumble », New Straits Times, 13 juillet 1998) que « le syndrome de la Yougoslavie et de l’ancienne Union soviétique [était] en train de s’insinuer en Indonésie » et qu’« il y [avait] un danger que le pays puisse […] s’écrouler en morceaux ».
On retrouvait cette crainte dans l’opinion indonésienne. Un an plus tard, une spécialiste britannique de l’Indonésie citait ainsi les résultats d’un sondage révélant que plus de 90 % des répondants voyaient un risque d’éclatement du pays (Anne Booth, « Will Indonesia break up ? », Inside Indonesia, 59, juillet-septembre 1999).

Dans ces premières années qui suivent la démission de Soeharto, d’autres chercheurs évoquaient la possibilité d’une désintégration de l’Indonésie. Un géographe français parlait ainsi en 2001 de « l’éventuel éclatement de l’Indonésie devant l’aspiration de plusieurs peuples à échapper à la mainmise autoritaire des militaires » (Frédéric Durand, « Timor Loro Sa’e : la déstructuration d’un territoire », Lusotopie, 2001). En 2004, un chercheur britannique se demandait lui aussi si l’Indonésie ne serait pas la « prochaine Yougoslavie » (David Armstrong, « The Next Yugoslavia ? The Fragmentation of Indonesia », Diplomacy & Statecraft, Volume 15, Issue 4, 2004).

Plus de quinze ans après la démission de Soeharto, cette référence à la Yougoslavie et cette crainte de l’éclatement du pays étaient toujours présentes : en 2013, lors d’une conférence à Jakarta, le Comité pour la tolérance entre les religions en Indonésie, évoquant « la Yougoslavie [qui] n’existe plus parce qu’elle a échoué à gérer sa diversité », se demandait ainsi si c’était le sort qui attendait l’Indonésie (Olivia Gaol, « Intolerance could make Indonesia fail, group warns », The Jakarta Post, 22 février 2013).
Pourtant, le pays a largement démontré sa résilience. Le déroulement normal des différentes élections qui se sont successivement tenues depuis la démission de Soeharto montre que les plus de deux cent cinquante millions d’Indonésiens ont le désir de continuer de vivre ensemble en bonne entente.

Avant l’indépendance

C’est en 1908, au terme de la conquête de Bali et de la « pacification » du sultanat d’Aceh dans le nord de Sumatra, que les Indes néerlandaises acquièrent leur forme définitive. Ainsi s’achève un processus de prise de contrôle de l’archipel qui avait commencé aux Moluques avec la capture en 1605 d’un fort portugais par la Verenigde Oostindische Compagnie ou « Compagnie unie des Indes orientales » néerlandaise. On compte alors quelque trois cent cinquante Etats princiers qui ont accepté la souveraineté néerlandaise (voir notre article sur le sujet).
*Fondée en 1914 sous le nom d’Indische Sociaal-Democratische Vereeniging (soit « union social-démocrate des Indes ») par le socialiste néerlandais Henk Sneevliet, cette organisation, devenue majoritairement indigène, avait adhéré à l’Internationale communiste en 1920.
C’est également en 1908 que de jeunes étudiants en médecine javanais fondent une association, le Budi Utomo, événement officiellement célébré comme le « jour du réveil national ». Toutefois, c’est en 1912 qu’est fondée la première organisation clairement nationaliste, l’Indische Partij ou « parti indien ».
L’histoire semble ensuite s’accélérer.
En 1924, l’ »association communiste des Indes »*, change son nom en Partai Komunis Indonesia (pour en savoir plus, se reporter à notre article). En 1927, des personnalités fondent le Partai Nasional Indonesia, le « parti national indonésien ».
En 1928, les représentants de différentes associations de jeunes indigènes se réunissent à Batavia, la capitale des Indes néerlandaises, pour un « Deuxième congrès de la jeunesse » (le premier s’était tenu en 1926) au cours duquel ils déclarent : « avoir pour unique terre de naissance, la terre indonésienne [,] pour unique nation, la nation indonésienne [et comme] langue de l’unité, la langue indonésienne. »

Les années 1930 sont ensuite marquées par l’essor d’un mouvement national qu’exacerbe le refus des Néerlandais d’accorder le moindre pouvoir aux indigènes. La domination néerlandaise de l’archipel prend fin avec la capitulation des troupes coloniales face au Japon en 1942.

Après l’indépendance, avec la naissance de la République

Soekarno et Hatta proclament l’indépendance le 17 août 1945 – deux jours après la capitulation du Japon. Les Néerlandais avaient restauré leur administration dans des enclaves libérées par les Alliés depuis fin 1944. En 1946, ils ont repris pied à Bornéo et dans l’est de l’archipel. La jeune République d’Indonésie ne contrôle plus que Java et Sumatra. Les Néerlandais ont comme projet une entité fédérale dans laquelle la République d’Indonésie ne serait qu’un « État » parmi d’autres.
Ils créent d’abord un « État d’Indonésie orientale » constitué de l’est de l’archipel et un « État de Bornéo occidental », puis d’autres « États » et « territoires », quinze au total, chacun avec son dirigeant, son gouvernement et son parlement.

En dépit des accords signés avec la République d’Indonésie, les Néerlandais lancent deux opérations militaires contre celle-ci, suscitant l’indignation. Sous la pression des Etats-Unis, ils acceptent de reprendre les négociations avec les Indonésiens. Le 27 décembre 1949, au terme d’une Conférence de la Table Ronde qui se tient à La Haye, le royaume des Pays-Bas procède au transfert formel de sa souveraineté sur les anciennes Indes néerlandaises, à une « République des Etats-Unis d’Indonésie » composée, aux côtés de la République d’Indonésie proprement dite, des quinze « Etats » et « territoires » créés par les Néerlandais. Ainsi prend fin la période que les Indonésiens appellent la Revolusi.

*Il est important de noter que à l’époque, le qualificatif « républicain » s’appliquait aux partisans de la République d’Indonésie.
En réalité, le sentiment pro-républicain* était très présent dans les États fédéraux. L’un après l’autre, les Etats et territoires décrètent leur dissolution dans la République d’Indonésie, la seule opposition étant la proclamation d’une « République des Moluques du Sud » (comme nous le montrons dans cet article), mouvement qui sera finalement réprimé en novembre 1950.
*Cette expression figure à plusieurs reprises dans la constitution indonésienne, rédigée en 1945, dont l’article premier stipule : « L’Etat indonésien est un Etat unitaire qui a la forme de république ».
Le 17 août 1950, à l’occasion du cinquième anniversaire de la proclamation de l’indépendance, le président Soekarno proclame « l’État unitaire de la République d’Indonésie » (Negara Kesatuan Republik Indonesia*).

L’unité ne va pourtant pas de soi

Mais cette unité n’ira pas de soi. En 1948, en pleine confrontation avec les Néerlandais, le commandant d’une milice musulmane avait proclamé dans un village de l’ouest de Java un Negara Islam Indonesia, « Etat islamique d’Indonésie » fondé sur la sharia (comme nous le rappelons dans un article précédent). La rébellion du Darul Islam – comme le mouvement est généralement appelé – va s’étendre à d’autres régions d’Indonésie. Elle ne prendra fin qu’en 1965. En 1948 également, une insurrection communiste avait éclaté dans la ville de Madiun dans l’est de Java, rapidement réprimée par l’armée indonésienne.

Il y avait par ailleurs dans une partie de l’opinion non javanaise la perception d’une domination javanaise. Cette perception était une des motivations de la proclamation de la République des Moluques du Sud en 1950. En 1957 à Makassar dans le sud de Célèbes, le commandant militaire régional proclame la loi martiale et une Piagam Perjuangan Semesta (« charte pour une lutte universelle ») ou Permesta, qui déclare que la Revolusi doit être poursuivie. Dans le sud de Sumatra, l’assemblée régionale censure le gouverneur et l’autorité revient au commandant militaire. En 1958 à Padang dans l’ouest de Sumatra, des officiers et des politiciens annoncent la formation d’un Pemerintah Revolusioner Republik Indonesia (« gouvernement révolutionnaire de la République d’Indonésie ») ou PRRI, qui « cherchait non la mise en place d’une sorte particulière d’autonomie régionale, beaucoup moins à se détacher de la République, mais plutôt une renégociation de la disposition du pouvoir dans l’Etat indonésien par le remplacement du gouvernement central, jugé non seulement excessivement javanais d’orientation mais vénal, incapable et excessivement de gauche en orientation » selon les mots de Robert E. Elson (The Idea of Indonesia : a History, 2008).

*la Nouvelle-Guinée occidentale était connue sous ce nom à l’époque.
Dans les années 1980 et 1990, « Aceh, Irian Jaya* et Timor-Leste [étaient] trois régions désignées par les autorités [indonésiennes] comme daerah rawan ou « régions troublées » » (Geoffrey Robinson, Rawan Is as Rawan Does : The Origins of Disorder in New Order Aceh, 1998).
En effet, durant cette période s’était développée dans la province d’Aceh, à la pointe nord de l’île de Sumatra, « une aspiration séparatiste [d’]une ampleur jusque-là jamais atteinte. Le même courant centrifuge se retrouvait au même moment à Timor-Leste et en Irian Jaya au point que cette simultanéité a pu faire penser à certains observateurs qu’on assistait à une désintégration de l’Indonésie à partir de la périphérie » pour Claude Guillot (« Aceh et les lectures de l’histoire », Archipel, Vol. 64, 2002)

Ces trois cas semblaient remettre en question la légitimité de la nation indonésienne. Ils sont en réalité de natures différentes. Timor-Leste, devenu formellement indépendant en 2002, était une colonie portugaise que l’armée indonésienne avait envahie en 1975 puis annexée l’année suivante. En août 1999, dans le nouveau contexte politique de l’après-Soeharto, les Timorais avaient à 78,5% voté « non » lors d’un référendum leur proposant une autonomie spéciale au sein de la République d’Indonésie, ce qui impliquait la séparation du territoire d’avec l’Indonésie.

*Conférence organisée en 2000 à l’Assemblée nationale par le Comité pour la démocratie en Indonésie.
Dans le cas d’Aceh, le refus du gouvernement central de reconnaître la spécificité de leur région et de lui accorder le statut de province à part entière amène les dirigeants religieux à rejoindre la rébellion du Darul Islam en 1953. Aceh obtient finalement le statut de province en 1957 et deux ans plus tard, le statut de « région spéciale ».

Sous Soeharto, une centralisation croissante finit par rendre ce statut vide de sens. La découverte en 1971 d’un champ de gaz géant va raviver et exacerber le ressentiment envers le gouvernement central de la population d’Aceh, qui ne voit pas les retombées de l’exploitation du champ par la compagnie pétrolière américaine Mobil. En 1976 est fondé le Gerakan Aceh Merdeka (« mouvement pour un Aceh libre ») ou GAM. C’est le début également d’ »une guerre qui ne dit pas son nom », pour reprendre l’expression de l’historien français Romain Bertrand*, et prendra fin avec la signature en 2005 d’un accord entre le GAM et le gouvernement indonésien.

Le cas de la Nouvelle-Guinée occidentale est plus compliqué (et nous l’avons précédemment développé dans un autre article) puisque là, un mouvement indépendantiste, l’Organisasi Papua Merdeka (« organisation pour une Papouasie libre »), y conteste la légitimité de l’intégration à l’Indonésie. Une séparation ne signifierait pas l’éclatement de l’Indonésie. Mais le « problème papou » est bien un défi à l’ « Etat unitaire ».

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.