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Expert - Indonésie plurielle

 

Freeport et les maux de l’Indonésie

Le complexe minier de Grasberg, l’une des plus grandes réserves d’or et de cuivre au monde, située en Indonésie, dans la province de Papua, le 16 août 2013.
Le complexe minier de Grasberg, l’une des plus grandes réserves d’or et de cuivre au monde, située en Indonésie, dans la province de Papua, le 16 août 2013. (Crédit :AFP PHOTO / OLIVIA RONDONUWU / FILES)
En novembre 2015, le gouvernement indonésien a ouvert une enquête sur une tentative présumée d’extorsion par des responsables politiques à l’égard de Freeport Indonesia, filiale de la société minière américaine Freeport-McMoRan. Cette tentative présumée avait pour objectif la prolongation du contrat de la filiale pour l’exploitation de la mine de cuivre et d’or de Grasberg dans la province de Papua (Nouvelle-Guinée occidentale). Le ministre indonésien de l’Energie et des Ressources minérales a déposé une plainte auprès du conseil éthique du DPR, l’assemblée nationale indonésienne.
Le ministre accuse Setya Novanto, le président du DPR, d’avoir demandé aux dirigeants de Freeport Indonesia de céder des actions de la filiale au président Joko Widodo et au vice-président Jusuf Kalla. Parmi les pièces à conviction figure notamment un enregistrement d’une réunion début juin 2015 entre Setya, un homme d’affaires et des dirigeants de Freeport Indonesia. Le patron de la filiale indonésienne, Maroef Sjamsoeddin, a en effet secrètement enregistré la réunion lors de laquelle Setya et l’homme d’affaires ont cherché à obtenir 20% des actions de Freeport Indonesia, d’une valeur estimée à 4 milliards de dollars.
Cette affaire de trafic d’influence apportera du moulin à ceux qui perçoivent l’Indonésie comme un pays où règne la corruption, même si cette perception semble s’améliorer. Elle n’est toutefois qu’un des aspects du débat autour de l’activité de Freeport en Indonésie. Elle a en effet pour contexte l’expiration en 2021 du contrat sous lequel la société exploite la mine de cuivre et d’or de Grasberg dans la province de Papua (Nouvelle-Guinée occidentale). Une des conditions pour l’extension de ce contrat au-delà de 2021 est en effet que la société américaine cède encore 10,6% de ses actions dans sa filiale indonésienne. Le gouvernement indonésien en détient actuellement 9,4%. Sa part passerait donc à 20%.
Le contrat sous lequel Freeport exploite est un contract of work (COW). Ce type de contrat a été introduit en 1967. Le nouveau régime du général Soeharto, auquel le président Soekarno avait « transféré » le pouvoir l’année précédente, souhaitait en effet attirer les investisseurs étrangers pour mettre en valeur les ressources naturelles de l’Indonésie. Il s’agissait de rendre l’activité des sociétés minières compatibles avec l’article 33 de la Constitution indonésienne, qui stipule dans son paragraphe 3 : « La terre, l’eau et les richesses naturelles qui y sont contenues sont dans le pouvoir de [dikuasai] l’Etat et sont utilisées [dipergunakan] pour la plus grande prospérité possible du peuple. » Le COW est un contrat entre le gouvernement indonésien et une entreprise de droit indonésien. Cette entreprise peut être détenue à 100% par des étrangers. Dans ce cas toutefois, elle a obligation de céder ultérieurement une partie de ses actions à des Indonésiens.
(1) Peter Waldman, “Hand in Glove: How Suharto’s Circle, Mining Firm Did So Well Together”, The Wall Street Journal, 29 septembre 1998. (2) Denise Leith, The Politics of Power: Freeport in Suharto’s Indonesia (2003).
Freeport fut le premier investisseur étranger du régime Soeharto en signant un premier contrat en 1973. Selon l’économiste Mohammad Sadli, à l’époque, l’Indonésie n’avait pas les compétences nécessaires pour rédiger ce type de contrat (1). Le gouvernement avait donc demandé à Freeport de rédiger le sien (2). En 1987, Freeport découvre le gisement de Grasberg, qu’on estime contenir les troisièmes plus importantes réserves de cuivre et les deuxièmes plus importantes réserves d’or au monde. Le contrat de Freeport, qui expirait en 1991, est renouvelé par le régime de Soeharto pour une durée de 30 ans. Il expire donc en 2021. Freeport insiste sur la nécessité d’une certitude contractuelle. La société envisage en effet d’investir 15 milliards de dollars pour un développement de la mine, auxquels s’ajoutent 2 à 2,5 milliards de dollars pour une fonderie de cuivre.
(3) Denise Leith, The Politics of Power: Freeport in Suharto’s Indonesia (2003).
« La probabilité de vastes ressources naturelles » en Nouvelle-Guinée occidentale est soupçonnée dès le début du XXe siècle par les Néerlandais, mais aussi par les Britanniques, établis dans la partie orientale de l’île, et les Américains (3). En 1907, une campagne d’exploration néerlandaise dans la partie nord du territoire mène à la découverte de suintement de pétrole. En 1936, un géologue néerlandais de la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell, Jean-Jacques Dozy, alors qu’il explore le centre du territoire, aperçoit une paroi rocheuse de 180 mètres de hauteur couverte de taches vertes et surplombant un alpage. Il publie en 1939 un rapport sur sa découverte, un gisement de cuivre qu’il baptise « Ertsberg ». Le caractère alors inaccessible du site, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’occupation des Pays-Bas par l’Allemagne et celle des Indes néerlandaises par le Japon, font que ce rapport sera oublié pendant près de vingt ans (lire notre chronique précédente).
(4) C. L. M. Penders, The West New Guinea Debacle: Dutch Decolonisation and Indonesia, 1945-1962 (2002). (5) Jim Elmslie, Irian Jaya Under the Gun: Indonesian Economic Development Versus West Papuan Nationalism (2002). (6) Cf. Penders.
Lorsqu’en 1949, le Royaume des Pays-Bas reconnaît la souveraineté des Indonésiens sur son ancienne colonie, la Nouvelle-Guinée occidentale ne fait pas partie du transfert. Les deux parties conviennent que cette question fera l’objet de discussions dans l’année qui suit (4). En fait, durant les années 1950, les Néerlandais mettent en place une politique qui « mène à l’établissement d’un Etat mélanésien séparé, souverain » (5). Ils promettent l’indépendance aux Papous (6). En 1959, un géologue de la compagnie minière américaine Freeport entend parler du rapport de Dozy. Freeport l’envoie en Nouvelle-Guinée occidentale l’année suivante.
De son côté, l’Indonésie porte la question de la Nouvelle-Guinée occidentale devant les Nations Unies en 1954, déclarant que le territoire lui appartient et doit être débarrassé de la domination coloniale néerlandaise. Bien que la question soit régulièrement débattue à l’assemblée générale, aucune résolution n’est adoptée. En 1961, le président indonésien Soekarno décrète une mobilisation pour la « libération de l’Irian » et met en place un dispositif militaire qui comprend quelque deux cent cinquante navires et cent mille soldats et volontaires civils. La situation inquiète les Etats-Unis, qui voient d’un mauvais œil les sympathies de gauche de Soekarno. Sur l’initiative des Nations Unies, des discussions démarrent entre Néerlandais et Indonésiens en 1962, avec comme médiateur les Etats-Unis. Un accord préliminaire est signé, qui prévoit le transfert de l’administration du territoire des Pays-Bas à l’Indonésie l’année suivante.
(7) Leith (2003). (8) Soit l’équivalent de 750 millions de dollars en 2015.
En 1965, le « Mouvement du 30 septembre » sert de prétexte aux massacres de centaines de milliers de personnes accusées d’être « communistes » (voir notre article sur ce point historique). Deux mois plus tard, deux dirigeants de la filiale indonésienne de la compagnie pétrolière américaine Texaco contactent Freeport pour expliquer que le moment est venu de discuter de l’Ertsberg avec les généraux indonésiens. En fait, en avril de cette année, donc avant le Mouvement, Freeport était déjà parvenu à un « arrangement préliminaire » avec le gouvernement indonésien (7). La société s’engageait donc pour un investissement de plus de 100 millions de dollars (8), somme considérable à l’époque, dans un contexte politique indonésien explosif. Mais Freeport avait des relations au plus haut niveau à Washington, et les Américains jouaient un rôle militaire grandissant dans la région, avec notamment leur engagement dans le conflit vietnamien. Freeport signe finalement un contrat en 1967.
L’exploitation de Grasberg suscite de nombreuses protestations en raison de ses effets sur l’environnement (l’Indonesian Forum for the Environment accuse Freeport de rejeter des déchets dangereux dans les rivières), de la politique de Freeport en matière de sécurité (à une époque, Freeport a payé les services de l’armée indonésienne) et de la question du partage des revenus (en octobre 2015, le ministre
Rizal Ramli a déclaré devant l’assemblée nationale indonésienne que le gouvernement n’avait pas reçu une part suffisante). Aux yeux de l’opinion indonésienne, la plupart des contrats miniers signés par le régime Soeharto ont été rendus possibles par des autorités corrompues.
Mais en outre, Freeport emploie quelque neuf mille personnes, dont les trois quarts ne sont pas Papous. Cette situation est une source de griefs de la part de la population locale. Le cas du géant minier américain n’est pas seulement un exemple de remise en question des pratiques du régime Soeharto. Il rend plus aigu le « problème papou » (voir notre article sur le sujet).

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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