Histoire
Série : Chine, puissance maritime

La Chine maritime et navale (2/7) : avant Zheng He, les Austronésiens à la barre

Bateau sur les bas-reliefs de la face nord du temple de Borobudur dans le centre de Java, construit au VIIIe siècle. L'image est souvent utilisée pour illustrer les capacités "indonésiennes" en matière de navigation hauturière. (Source : Wikimedia Commons)
Bateau sur les bas-reliefs de la face nord du temple de Borobudur dans le centre de Java, construit au VIIIe siècle. L'image est souvent utilisée pour illustrer les capacités "indonésiennes" en matière de navigation hauturière. (Source : Wikimedia Commons)
Le renom de l’amiral Zheng He ne doit pas faire oublier que ce n’est que tardivement que la Chine s’est lancée dans la navigation en haute mer. La plus ancienne preuve connue à ce jour d’une présence navale chinoise en Asie du Sud-Est date de la fin du XIIIème siècle, avec l’envoi en 1292 d’une flotte à Java par l’empereur Kubilai Khan. Un corps expéditionnaire de dix mille hommes montés sur un millier de bateaux qui subit un échec devant les troupes javanaises.

Dossier spécial : La Chine de nouveau à flot

Nouvelle série au long cours d’Asialyst ! Pour marquer à notre façon le 70ème anniversaire de la Chine populaire en 2019, nous vous proposons de comprendre la puissance maritime chinoise dans toutes ses dimensions. Premier volet: « La Chine maritime et navale : hier et aujourd’hui ».

Entre les grandes expéditions africaines et moyen-orientales de Zheng He, au XVème siècle, et le 70ème anniversaire de la marine du régime communiste de Mao, en avril dernier, la Chine a dû repenser tout entier son rapport à la haute mer pour en refaire un élément constitutif de son identité millénaire. Elle s’était un temps repliée sur le continent mais constitue de nouveau une puissance maritime majeure, et même omniprésente. C’est aussi la deuxième force navale du monde en tonnage. Un retour aux sources pour ce vieux briscard des mers, qui rêve de tisser sa toile sur tous les océans.

Retrouvez ici tous les épisodes de notre série « La Chine, superpuissance maritime »

* « Austronésien » est en fait un terme linguistique qui désigne une famille de plus de 1 200 langues parlées dans une aire qui va de Taïwan au Nord à la Nouvelle-Zélande au Sud et de Madagascar à l’Ouest à l’île de Pâques à l’Est. Par extension, il désigne les populations qui parlent des langues de cette famille. **Ce terme désigne en l’occurrence les populations de la côte orientale de Sumatra, d’où est originaire la langue malaise. « Malayu » était d’ailleurs le nom d’un ancien royaume, situé dans l’actuelle province de Jambi. L’utilisation du nom de « Malaisie » pour désigner l’État situé dans la péninsule de Malacca vient de l’expression « British Malaya » par laquelle les Britanniques désignaient les territoires de la péninsule qu’ils contrôlaient.
L’idée est désormais largement acceptée. La Chine ne possédait pas de navire de haute mer avant le VIIIème ou le IXème siècles de notre ère. Les plus anciennes épaves de bateau avec une cargaison de céramique chinoise trouvées en Asie du Sud-Est ne sont en tout cas pas chinoises : celle dite « de Belitung », découverte en 1998 au large de cette île voisine de Sumatra et datée du IXème siècle, est arabe, et celle dite « de Cirebon », découverte en 2003 au large de cette ville de la côte nord de Java et datée du Xème siècle, est de construction typiquement « austronésienne »*, c’est-à-dire javanaise ou malaise**.
En Asie du Sud-Est, le commerce maritime est ancien. D’après l’archéologue français Pierre-Yves Manguin, spécialiste de l’histoire maritime de l’Asie du Sud-Est, avant notre ère et bien avant que les influences culturelles ou politiques indienne et chinoise ne se fassent sentir en Asie du Sud-Est, des réseaux marchands apparaissent dans la région, qui s’étendent jusqu’à la Nouvelle-Guinée (lire « The Maldives connection: pre-modern Malay World shipping across the Indian Ocean », in Chantal Radimilahy et Narivelo Rajaonarimanana, Civilisations des mondes insulaires, 2011, p. 263.). Des cités portuaires des deux rives du détroit de Malacca et de la côte nord de Java et de Bali commerçaient avec le sud de la Chine depuis le Ier siècle de notre ère.
La part des Chinois dans le commerce de la mer de Chine du Sud, que l’historien français Denys Lombard appelait la « Méditerranée sud-est asiatique », a été amplement étudiée. Mais on a longtemps ignoré le rôle qu’y jouaient les populations d’Asie du Sud-Est. Les travaux de l’historien britannique O. W. Wolters furent décisifs à ce titre : son livre Early Indonesian Commerce paru en 1967 a porté l’attention sur les marins et marchands malais.
*Denys Lombard, Le Carrefour javanais, tome II, 1990, p. 19.
Les textes chinois parlent ainsi des « Kunlun » pour désigner les populations de l’Asie du Sud-Est insulaire, qui au Ier siècle de notre ère, maîtrisent déjà la navigation en haute mer. Un fragment du Rapport sur les étrangetés du monde méridional (Nanzhou yiwu zhi), ouvrage rédigé à la fin du IIIème siècle à Nankin, évoque des vaisseaux kunlun de deux cents pieds (une soixantaine de mètres) de long et de vingt à trente pieds de haut, avec six cents à sept cents hommes à bord et une cargaison de dix mille hu, soit environ six cents tonnes*. En 413, le moine bouddhiste chinois Faxian, après avoir passé dix ans en Inde, rentre au pays à bord d’un bateau kunlun.

Les marchands « indonésiens », acteurs centraux de la Route de la Soie maritime

Les relations commerciales de la Chine avec le monde extérieur sont anciennes. L’expression « Route de la Soie » désigne, selon le Larousse, « les pistes caravanières qui traversaient l’Asie depuis les rives de la Méditerranée jusque dans le centre de la Chine ancienne ». D’après l’Encyclopaedia Universalis, elle est « ouverte sous la dynastie des Han (206 av. J.-C.- 220 apr. J.-C.) ». L’historienne française Lucette Boulnois ajoute que « en dehors des échanges entre États sans accès à la mer, interviennent, dans le grand commerce, les connexions avec des ports de la côte occidentale de l’Inde (entre autres Barygaza, Barbaricum), eux-mêmes fréquentés par les navires venant de la mer Rouge, du golfe Persique, de Ceylan – ceci dès le premier siècle de notre ère ».
C’est là un point de vue européocentriste. Si on parle de « soie », on parle de la Chine, et lesdites connexions vont donc jusqu’à ce pays. Selon l’UNESCO, cette « route de la Soie maritime » est ce qu’on appelle aussi la « route des Épices ». Elle passait donc par l’archipel indonésien, d’où provenaient nombre de ces épices, dont notamment le girofle et la muscade, à l’époque endémiques aux Moluques.
*Frederick J. Simoons, Food in China : a Cultural and Historical Inquiry, 1991, p. 402. **Kenneth R. Hall, A History of Early Southeast Asia, 2011, p. 5.
Dans son Histoire naturelle, l’écrivain romain Pline l’Ancien (23-79 de notre ère) fait une description du clou de girofle qu’apportent des marchands venant d’Asie*. Ces marchands arrivent en Afrique sur des bateaux que Pline appelle des « radeaux », ce qu’on interprète comme une description de bateaux à balanciers, une technologie typiquement austronésienne**. Des sources médiévales arabes suggèrent l’existence d’avant-postes « indonésiens » sur la côte orientale de l’Afrique. Ainsi, un capitaine de bateau persan, Buzurg ibn Shahriyar, rapporte dans son Livre des Merveilles de l’Inde, écrit entre 900 et 953, le récit d’un marchand arabe qui dit avoir assisté en 945 à l’arrivée, sur une île de la côte orientale de l’Afrique, de mille bateaux « waqwaq », nom par lequel les Arabes désignaient les populations de l’Asie du Sud-Est insulaire. Depuis au moins le Ier siècle de notre ère, bien avant Zheng He, des marins et marchands « indonésiens » jouaient donc un rôle important dans la Route de la Soie maritime. En outre, ils allaient jusque sur la côte orientale de l’Afrique.
*Scott M. Fitzpatrick et Richard Callaghan, « Seafaring simulations and the origin of prehistoric settlers to Madagascar », in Geoffrey Clark, Foss Leach et Sue O’Connor, Islands of Inquiry, 2008, p. 56.
Un autre héritage de la navigation austronésienne à travers l’océan Indien est le fait que le malgache, la langue de Madagascar, est une langue austronésienne. Les premiers occupants de la grande île au large de la côte orientale de l’Afrique sont des Austronésiens arrivés il y a quelque deux mille ans dans l’île*.
Carte du réseau commercial maritime austronésien dans l'océan Indien. (Source : Wikimedia Commons)
Carte du réseau commercial maritime austronésien dans l'océan Indien. (Source : Wikimedia Commons)
*Manguin, « Austronesian Shipping in the Indian Ocean: From Outrigger Boats to Trading Ships », in Gwyn Campbell, Early Exchange between Africa and the Wider Indian Ocean World, 2016, pp. 51-76.
Les premiers Européens à aborder Madagascar sont des Portugais, en 1506. Dans ses Décadas da Ásia, le voyageur et historien Diogo do Couto (1542-1616) écrit : « [Les Javanais…] sont tous très compétents dans l’art de la navigation, dans la mesure où ils prétendent être les navigateurs les plus anciens. […] Il n’y a aucun doute qu’ils ont navigué jusqu’au Cap de Bonne-Espérance et qu’ils ont été en contact avec la côte extérieure [c’est-à-dire, orientale] de l’île de São Lourenço [Madagascar] où l’on trouve de nombreux indigènes de couleur et javanisés qui disent être leurs descendants. » Au début du XVIème siècle, les Portugais, grands navigateurs eux-mêmes, reconnaissaient ainsi les qualités de navigateurs des Javanais.
*Oliver W. Wolters, « Indonesia: The archipelago and its early historical records », in Encylopedia Britannica.
L’extension-même de l’aire des langues austronésiennes implique que les populations qui les parlaient étaient des navigateurs. C’est ainsi que des Austronésiens ont pu peupler l’Océanie jusqu’à Hawaii au Nord, l’île de Pâques à l’Est et la Nouvelle-Zélande au Sud. La mer a donc nécessairement joué un rôle fondamental dans l’histoire de l’archipel indonésien. Le climat également. Les vents de mousson ont toujours facilité la navigation entre les îles, et avec le reste de la région. Le climat chaud et pluvieux de l’Indonésie produit une végétation luxuriante. Les produits de la forêt : bois, résines et autres, ainsi que les épices, sont très tôt connus, appréciés et recherchés du reste du monde. La mer et la forêt procurent encore d’autres produits : écailles de tortue, peaux d’animaux. Les habitants de l’archipel sont à l’initiative de relations commerciales qui les mettent en contact avec l’Inde*. C’est en effet dans ce pays qu’on trouve les premières références écrites à l’archipel. L’épopée du Ramayana, écrite entre le IIIème siècle avant notre ère et le IIème siècle de notre ère, mentionne ainsi les noms de « Javadvipa », « l’île du millet », c’est-à-dire Java, et « Suvarnadvipa », « l’île de l’or », qu’on pense être Sumatra.

Le début des expéditions navales chinoises

Les VIème et VIIème siècles voient un essor du commerce maritime asiatique. En Chine, la dynastie Sui (581–618 de notre ère) réunifie le pays après quatre siècles caractérisés notamment par une division entre le Nord et Sud à la suite de la chute de la dynastie Han (206 avant notre ère – 220 de notre ère). Sous les Sui commence une renaissance artistique et culturelle qui atteindra son apogée au VIIIème siècle, sous les Tang (618–907). Ce mouvement se traduit par le développement d’un énorme marché qui offre des débouchés pour les produits de l’archipel indonésien : résines, aromates et épices. La Chine achète notamment du camphre, des oléorésines, du benjoin et du poivre. Elle accueille de nombreuses ambassades envoyées par des principautés portuaires de Java et de Sumatra.
À partir de la fin du VIIème siècle, le rythme de ces ambassades semble ralentir. Les sources chinoises ne mentionnent plus qu’un royaume, qu’elles décrivent comme une importante puissance commerciale et qu’on a identifié comme étant Sriwijaya, l’actuelle ville de Palembang dans le sud de Sumatra. La puissance de cette cité-État dépendait notamment de sa position privilégiée dans le commerce de la Chine avec l’archipel indonésien.
*Lombard, op. cit., pp. 38-39.
Mais à partir du VIIIème siècle, les plaines fertiles de Java en font le grenier à riz de l’archipel. L’île échange son riz contre des épices et des produits de la forêt de l’est de l’archipel, qui sont ensuite vendus à travers un réseau marchand international. Au XIIIème siècle, Java oriental est devenue la puissance dominante de l’archipel. Ses visées hégémoniques menacent Sriwijaya, qui est le fournisseur privilégié de la Chine en épices. C’est ce qui expliquerait la décision de Kubilai en 1292 d’envoyer une flotte à Java*. Comme nous le disions au début, cette expédition est un échec militaire. Mais elle montre que la Chine est désormais une grande puissance navale.
Par Anda Djoehana Wiradikarta
Carte chronologique de la dispersion des populations de langue austronésienne de Madagascar à la Polynésie. (Source : Wikimedia Commons)
Carte chronologique de la dispersion des populations de langue austronésienne de Madagascar à la Polynésie. (Source : Wikimedia Commons)

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.