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Coronavirus à Taïwan : l'acte 2 de la "dé-sino-mondialisation"

La président taïwanaise Tsai Ing-wen le 24 avril 2020 à Taipei. (Source : Iowa Public Radio)
La président taïwanaise Tsai Ing-wen le 24 avril 2020 à Taipei. (Source : Iowa Public Radio)
Deux pays ont su tirer profit de la guerre commerciale sino-américaine : Taïwan et le Vietnam. Or, ce sont les deux mêmes qui ont su le mieux gérer la crise du coronavirus en Asie. Malgré des régimes politiques complètement différents, ils ont en commun une suspicion très forte envers la Chine populaire, de plus en plus perçue comme une menace à la souveraineté nationale. Ce sont les deux pays d’Asie de l’Est les plus à la pointe d’une « dé-sino-mondialisation », souligne le chercheur Jean-Yves Heurtebise dans cette tribune. Soit un « découplage » avec la Chine qui semble aussi impossible à mettre à œuvre au niveau industriel que nécessaire au niveau politique : l’inféodation au Made in China industriel étant devenu le cheval de Troie d’un ordre « sino-mondial » illibéral.
Après avoir réussi à contenir le virus issu de Chine continentale grâce à une restriction rapide des vols et une fermeture précoce des frontières, suivies d’un contrôle à l’arrivée des aéroports et du confinement individualisé des cas (retours de pays à risque, personnes ayant été en contact avec un cas avéré contactées via la géolocalisation des déplacements du malade, etc.), le pays a ensuite fait face à l’importation du virus par les ressortissants revenants d’Europe et des Etats-Unis (lire notre article). La première vague traduisait l’exposition du pays à la Chine : elle s’est soldée par environ 50 cas de pneumonie du Wuhan ou COVID-19 et 2 décès. La seconde phase traduisait l’exposition du pays au monde : elle s’est traduite par plus de 350 cas et 4 décès supplémentaires. Illustrant ce point, le voyage d’une flotte militaire vers un allié du Pacifique (Palau) a conduit à l’apparition d’un cluster parmi les marins du Panshi (磐石), avec 36 cas identifiés.
On considère qu’après 20 jours sans cas à l’intérieur d’un pays, celui-ci a éradiqué la pandémie sur son sol : c’est le cas à Formose depuis le samedi 2 mai. Le problème qui se pose pour Taïwan est donc maintenant celui de la réintégration du pays dans la circulation mondiale des flux. La géopolitique de la réouverture des frontières dans différents pays va être importante à suivre. La géopolitique et la situation sanitaire suggèrent une réouverture calibrée en lien avec des pays ou territoires partenaires et peu touchés comme le Vietnam, Hong Kong ou la Nouvelle-Zélande.
On peut donc légitimement parler de succès de Taïwan dans la gestion du Covid-19. Pas de confinement collectif, pas d’écoles ni d’universités fermées : trois cas locaux impliquant des étudiants dans un lycée et deux universités ont entraîné pour ces établissements un passage aux cours en ligne pendant deux semaines. Alors que le monde se clauquemurait, la vie à Taïwan n’a pratiquement pas changé – sauf que le port du masque est devenu obligatoire dans les métros et que certaines manifestations publiques massives ont été annulées parmi elles, l’inauguration officielle de Tsai Ing-wen, la présidente de la République de Chine. Exceptés les secteurs du tourisme et du loisir, l’économie taïwanaise a continué à fonctionner. Alors que le FMI a prévu une contraction du PIB de 4 % pour Formose, le ministre de l’Économie revendique une croissance de 1 à 1,5 %. De fait, Taïwan est le pays qui, par rapport à son PIB, a choisi le plan de relance économique post-Covid le plus élevé sachant qu’il en est un des moins affectés.
Tableau de bord du confinement en Asie-Pacifique : graphique des pays asiatique en fonction de leur plan de relance par rapport à leur PIB (ordonnées) et de leur baisse de production en fonction de leur PIB (abcisses). (Source : Oxford Economics / Haver Analytics)
Tableau de bord du confinement en Asie-Pacifique : graphique des pays asiatique en fonction de leur plan de relance par rapport à leur PIB (ordonnées) et de leur baisse de production en fonction de leur PIB (abcisses). (Source : Oxford Economics / Haver Analytics)

Quels enseignements pour Taïwan et le monde aujourd’hui ?

Pour Taïwan, la chose est évidente : tous les sondages montrent à quel point le public est hautement satisfait de la gestion par le gouvernement Tsai du Covid-19. Selon un article de Forbes qui a attiré l’attention, les pays qui ont le mieux géré la crise sont dirigés par des femmes, plaçant en tête Tsai Ing-wen et Jacinta Ardern – la Nouvelle-Zélande compte 1 470 cas et 18 morts. Le récit est beau, mais nous serons plus pragmatistes : leur réussite commune vient de ce qu’ils ont suivi les mêmes recommandations, soulignait Michael Baker, épidémiologiste à l’Université néo-zélandaise d’Otago, à savoir ne pas avoir écouté l’OMS et avoir fermé les frontières et restreint les vols au plus tôt pour contenir la pandémie. La conséquence à Taïwan est claire : une défiance envers la Chine exprimée par 76 % de la population, un sentiment d’appartenance taïwanaise en hausse à 58 % et une volonté d’indépendance partagée par un tiers des personnes interrogées.
De nombreux journaux dans le monde ont parlé du « modèle taïwanais » dans la lutte contre le Covid-19, notamment Foreign Policy ou le Time. Mais un tel succès sanitaire ne peut être séparé de sa base géopolitique.
Lors du conflit commercial entre États-Unis et Chine, les observateurs économiques ont noté que deux pays avaient su en tirer profit : Taïwan et le Vietnam. Or, quels sont les pays qui ont su le mieux gérer la crise du Covid-19 dans la région ? Les mêmes : Taïwan et le Vietnam.
Ce n’est pas là le fruit du hasard ou d’une coïncidence heureuse. Malgré des appareils et institutions politiques complètement différents, Taïwan et le Vietnam ont en commun une suspicion très forte envers la République populaire de Chine, de plus en plus perçue comme une menace à la souveraineté nationale. Ce sont les deux pays d’Asie de l’Est les plus à la pointe de ce qu’on appellera la « dé-sino-mondialisation », à savoir ce « découplage » avec la Chine qui semble aussi impossible à mettre à œuvre au niveau industriel que nécessaire au niveau politique : l’inféodation au Made in China industriel étant devenu le cheval de Troie d’un ordre « sino-mondial » illibéral.
Taïwan et le Vietnam ont aussi tous deux su profiter de leur gestion réussie du Covid-19 pour augmenter leur soft power et, dans le cas de Taïwan, pour trouver une visibilité internationale sans doute inédite depuis la perte du siège de la République de Chine à l’ONU. A l’inverse, la Chine populaire est apparue agressive dans sa communication via ses diplomates décomplexés – dont l’anti-diplomatie dans les pays hôtes assure une promotion rapide en Chine – et est désormais sur la défensive – refusant cette enquête internationale sur les origines du virus qui semble nécessaire mais aussi refusant de s’engager à faire du vaccin un bien public mondial.

« L’alliance pan-asiatique du thé au lait »

A cela s’ajoute un autre événement, déconnecté du Covid-19 mais qui renforce les tendances géopolitiques en cours : « l’alliance » de circonstance entre internautes taïwanais, thaïlandais et hong-kongais pour défendre la top-modèle thaïlandaise Weeraya Sukaram, alias « New », petite amie de l’acteur Vachirawit Chiva-aree, alias « Bright ». La mannequin a été attaquée par des internautes chinois pour avoir suggéré une différence entre la Chine et Taïwan. Ce qui a suscité la création d’un « mème » mettant en avant le soft-power partagé des pays du « thé au lait ». Après que l’éditeur du Global Times a qualifié l’Australie de « chewing-gum collé aux semelles » de la Chine, certains internautes ont proposé d’y intégrer le pays d’Océanie. D’autres ont tracé une carte de l’alliance pan-asiatique du « thé au lait », autour des foyers de résistance au sous-impérialisme du Parti communiste chinois : Japon, Taiwan, Thaïlande, Inde et Mongolie, mais aussi Ouïghours et Tibétains.
Carte de "l'alliance pan-asiatique du thé au lait", créée par des internautes en réponse aux accusations de la Chine contre l'Australie : soit les foyers résistance au "sous-impérialisme" du Parti communiste chinois : Japon, Taïwan, Thaïlande, Inde et Mongolie, mais aussi Ouïghours et Tibétains.
Carte de "l'alliance pan-asiatique du thé au lait", créée par des internautes en réponse aux accusations de la Chine contre l'Australie : soit les foyers résistance au "sous-impérialisme" du Parti communiste chinois : Japon, Taïwan, Thaïlande, Inde et Mongolie, mais aussi Ouïghours et Tibétains.
S’il y a bien sûr une partie de jeu dans cette création Internet virale, le fait est qu’en s’opposant aux internautes chinois, les internautes thaïlandais critiquent aussi plus ou moins indirectement l’autoritarisme de la junte au pouvoir à Bangkok et cela à travers le nom de Taïwan. Alors que l’île est déjà devenue un synonyme de monde sinophone libre pour les Hongkongais, pourrait-elle devenir aussi synonyme de monde asiatique libre pour d’autres peuples de la région ?
De ce point de vue, la situation actuelle ne conforte pas seulement la politique de Tsai en matière de relations à la Chine continentale aux niveaux économique – relocalisation et réinvestissement à Formose – et politique – sentiment d’identité en hausse – mais aussi sa « politique vers le Sud ».
Si le Covid-19 change le regard du monde sur Taïwan, il devrait aussi nous permettre de lire le pays autrement que dans l’alternative binaire « indépendance » ou « annexion », définie en relation avec la Chine. Avec la démocratisation de l’île dans les années 1990, il était essentiel d’accompagner le mouvement, théoriquement, en montrant la spécificité culturelle, linguistique, socio-politique de Formose. Aujourd’hui, cependant, il semble vital d’insister sur la mondialité de Taïwan : non plus sa singularité par rapport à la Chine mais sa normalité par rapport à Pékin – dont le régime apparait de plus en plus dystopique, à mesure que le PCC veut s’instituer en « modèle » mondial de gouvernance. Dans ce contexte, l’idée-même d’une « sinité » de Taïwan prendrait un tout autre sens : non plus siniser Taïwan mais taïwanaiser la Chine. En affirmant que Taiwan ne pouvait se démocratiser que parce qu’elle n’était pas ou plus chinoise, ne courrait-on pas le risque du culturalisme politique ? Du retour au récit orientaliste d’une Chine intrinsèquement despotique ? Un récit qui renforce de fait la mainmise du Parti sur le pays. Entre Taïwan et la Chine ce qui se joue n’est pas qu’un problème de territoires, mais deux modèles de la mondialisation : Taïwan montre à la Chine et au monde qu’une autre « sino-mondialisation » est possible.
Par Jean-Yves Heurtebise

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A propos de l'auteur
Jean-Yves Heurtebise, docteur de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, est maître de conférences (Associate Professor) à l’Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est aussi membre associé du CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie. Il est l'auteur de Orientalisme, occidentalisme et universalisme : Histoire et méthode des représentations croisées entre mondes européens et chinois (Paris: Eska, 2020) et avec Costantino Maeder (UCL) de Reflets de soi au miroir de l’autre. Les représentations croisées Chine/Europe du vingtième siècle à nos jours (Switzerland: Peter Lang, 2021).