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Analyse

Coronavirus en Chine : l'enchaînement d'erreurs dans la gestion de la crise à Wuhan

Personnel médical réuni à Xi'an, capitale de la province du Shaanxi dans le centre de la Chine, avant son départ pour Wuhan le 26 janvier 2020. (Source : Courrier international)
Personnel médical réuni à Xi'an, capitale de la province du Shaanxi dans le centre de la Chine, avant son départ pour Wuhan le 26 janvier 2020. (Source : Courrier international)
Avec 9818 personnes contaminées ce 31 janvier, le coronavirus a dépassé le bilan officiel du SRAS dans le monde en 2003. Il sème de plus en plus la panique sur le continent chinois, mais aussi en Amérique du Nord et en Europe. Le nouveau virus, inconnu jusqu’à présent, serait apparu début décembre dernier à Wuhan, au « marché traditionnel » de Huanan. Mais il est aussi fort possible qu’il soit originaire d’ailleurs et qu’il se soit manifesté seulement plus tard au marché de Wuhan. Des cas de contamination auraient pu être manqués dans le rapport sur les maladies infectieuses de novembre dernier. D’après ce document, 7% (177) des 2531 décès liés à ce type de maladie seraient liés aux infections de type C, dont la grippe. Comment analyser la gestion de cette crise sanitaire par Pékin ? Pour certains, elle est meilleure que celle du SRAS. Pourtant, à plusieurs titres, elle est loin d’être entièrement satisfaisante : les faux pas se sont multipliés, rendant les projections et les décomptes très difficiles.

Historique de l’épidémie

*On parle alors virus lié aux chauve-souris ou aux serpents. Leur proximité avec des humains aurait permis une transmission directe.
À l’origine, le discours officiel veut que Wuhan soit l’épicentre de la contagion. Il s’est écoulé environ deux semaines avant que le premier cas ne soit signalé à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les autorités locales commencent alors à prendre des mesures dans la capitale provinciale du Hubei – fermeture temporaire des marchés traditionnels, isolement des cas détectés – sans toutefois aller plus loin. Au début janvier, un contrôle plus accru est mis en place sur les vols au départ de Wuhan avec des scanners de température. Les décomptes sont rendus publics vers le 11 janvier – date de la première mort liée au virus. Les autorités parlent alors d’environ 41 cas confirmés d’une maladie très difficile à diagnostiquer au premier coup d’œil, partageant des symptômes similaires à la grippe, mais aussi aux différents types de pneumonies. Le second décès (officiel toujours) est annoncé le 17 janvier : il s’agit d’un homme âgé de plus de 60 ans (comme dans le premier cas). Les autorités parlent d’une cinquantaine d’infections, chiffre qui parait anormalement bas compte tenu des circonstances et de la densité de population. Encore une fois, le virus demeure difficile à identifier*.
Les premiers cas à l’étranger font leur apparition au Japon, en Corée du Sud et aux États-Unis, alors que Wuhan n’est pas encore « verrouillée ». Le 20 janvier, plus de 200 cas ont été identifiés : l’État chinois semble vouloir faire preuve de transparence. Trois jours plus tard, on annonce au préalable à la population locale que la ville sera fermée. Plus de 5 millions d’habitants quittent alors Wuhan* alors que l’on estime à environ 800 cas le nombre total d’infections. Les autres villes de la région sont un peu laissées à elles-mêmes avant que certaines comme Erzhou et Huanggang soient fermées à leur tour. Le gouvernement central envoie des fonds d’urgence à la province pour pouvoir contenir le foyer d’infection et la construction d’un nouvel hôpital est lancée afin de pouvoir accueillir de nouveaux patients.
Le nombre de cas passe le 25 janvier de 830 à plus de 1 297 en Chine (1 320 dans le monde). Le bilan des morts s’élève alors à 41 vies humaines perdues. De plus en plus de restrictions sont mises en place à l’égard des habitants du Hubei de la part des États-Unis, de Hong Kong ou de Taïwan. L’OMS augmente le niveau de risque de « modéré » à « élevé ». Xi Jinping décide alors d’envoyer un détachement militaire de 450 infirmiers et médecins dans la région de Wuhan afin de venir soutenir les efforts de traitement de l’épidémie. Il faut rappeler que l’Armée populaire de libération possède une expérience non négligeable dans le domaine, surtout depuis son intervention en 2003 durant la crise du SRAS.
*Suivront d’ailleurs l’Inde, l’Australie, et la Nouvelle-Zélande. Le Canada, ce 31 janvier, attendait encore le feu vert des autorités chinoises pour opérer un rapatriement.
De nouveaux cas apparaissent aux Sri Lanka, à Singapour ou en Malaisie. Sur le continent, ils grimpent à 2 744 tandis que le nombre de mort atteint les 80. Plusieurs milliers de patients restent en observation médicale. Cependant, sur les 2 744 cas, dont plus de la moitié au Hubei, 461 sont hospitalisés et 80 décèdent des suites du coronavirus – soit ici un taux de mortalité d’un peu plus de 15 %. Le décompte passe à 4 515 cas pour 107 décès en Chine dès le 28 janvier et les activités des bourses de Shanghai et de Shenzhen sont suspendues. Plusieurs pays continuent de retirer leurs citoyens de Wuhan, à l’instar des États-Unis, de la France et du Japon*. Un peu partout dans le monde, les compagnies aériennes annulent plusieurs vols en direction de la Chine. Ce qui nous amène au 29 janvier. Pékin confirme en fin de matinée plus de 5 974 cas et 132 décès, sans parler des nouveaux cas à l’étranger. Quoique les chiffres restent sous-estimés, près de 10 000 personnes demeurent en observation, 1 239 sont dans un état critique – le taux de mortalité descend alors à environ 10 % pour les cas hospitalisés -, et plus d’une centaine de malades guérissent. La commission nationale de la santé affirme aussi garder un œil sur environ 60 000 autres personnes ayant été en contact avec une personne contaminée. D’autres pays annoncent l’apparition de cas du coronavirus, comme le Pakistan, mais aussi la province du Tibet, épargnée (officiellement) jusque-là.
Pour l’instant, beaucoup soupçonnent que le nombre réel des morts et des cas contaminés ne soient bien au-dessus des chiffres communiqués par les gouvernements du Hubei et de Pékin. Surtout depuis que la transmission entre humains a été confirmée le 20 janvier. Faut-il voir ici de la mauvaise fois, même en tenant compte de l’action tardive des autorités dans cette crise ? Ou bien un enchevêtrement de problèmes récurrents en Chine ?

Problèmes de communications, de moyens et de « timing »

La première pièce du puzzle est sans doute la situation des cadres locaux de manière générale, combinée avec deux autres considérations. D’une part, les deux assemblées locales de Wuhan et de la province avaient lieu respectivement du 6 au 10 et du 11 au 17 janvier ; d’autre part, le Nouvel an chinois, cette année le 25 janvier, annonce la gigantesque migration intérieure des Chinois au quatre coins du pays pour retrouver leur famille.
*Sans parler des possibles accusations de « propagation de rumeurs » (散布谣言者). Le pire scénario pour le Parti serait d’apprendre la nouvelle par le biais de l’OMS ou d’autres agences internationales.
Il faut savoir que la situation d’un cadre local, de rang préfectoral (ou inférieur) n’est pas toujours aisée face à une potentielle crise. Vu la nature problématique d’une telle épidémie, difficilement repérable et similaire à la grippe, les cadres locaux doivent faire attention à la manière dont est rapportée l’information. Si un cadre sonne l’alarme et qu’un branle-bas de combat est organisé pour une situation avérée bénigne a posteriori, il finira probablement à la retraite anticipée. Si ce même cadre échoue à rapporter une situation qui se révèle sérieuse, il sera probablement mis en examen pour violation grave*. Ce type de situation n’est pas toujours facile à gérer pour un cadre lambda. Par ailleurs, l’agenda politique provinciale n’aide pas nécessairement la circulation de l’information : les cadres peuvent être tentés de ne pas ajouter d’éléments sensibles à un ordre du jour planifié depuis longtemps. Sans oublier, comme on l’a vu à Pékin et dans d’autres provinces, que la double session parlementaire est l’occasion d’un contrôle très strict, notamment sur la communication. Le système politique chinois est vertical, d’autant qu’il a connu une centralisation accrue depuis 2013, rendant la circulation d’information de bas en haut et de haut en bas à la fois tortueuse et lente.
Difficile de comprendre le contexte de la crise sans évoquer les circonstances. Lancer l’alarme et mettre en place un dispositif pour contenir la population à quelques jours du Nouvel an n’est pas une mince affaire. Cela peut causer de l’instabilité comme du mécontentement. Les enjeux sont énormes et le pourcentage de réussite d’une telle opération diminue de jour en jour sachant que certains habitants rejoignent leur famille avant le 25 janvier. L’annonce de la quarantaine le 23 janvier précipite plus de 5 millions d’habitants hors de Wuhan. Dans le même temps, l’incertitude s’installe : les « modèles de confinement » qui servent à calculer les pics de contamination et à estimer le nombre d’infections à court moyen termes n’arrivent pas à s’accorder sur le nombre de cas maximum à prévoir*.
Pour ce qui est de la communication et des moyens, la situation est un peu la même : les autorités chinoises étaient-elles capable au début de bien identifier les cas de contamination ? Et si des cas étaient asymptomatiques ? Et si plusieurs personnes restaient chez elles pour faire « passer cette grippe » ? Donner un compte juste va s’avérer assez difficile, surtout avec le « facteur Chine » : densité de population, étendue des transports publics et autres problèmes dus à l’échelle du pays. Ainsi, lorsque les médias parlent de « faire confiance à la Chine » dans cette crise, est-ce vraiment approprié dans la mesure où les évaluations sous-estimées ne sont pas nécessairement le fruit d’une mauvaise volonté, mais bien d’un manque de moyen ? Les autorités locales – et même centrales – n’étaient pas préparées, ne savaient pas ce qu’elles avaient en stock afin d’être en mesure de répondre à une contamination de grande ampleur. Elles ne semblaient pas non plus savoir ce dont elles avaient besoin une fois la crise enclenchée. Étant donné la récurrence de ce type d’infection, on aurait pu espérer un déploiement plus uniforme et mieux coordonné des ressources visant à contenir une telle épidémie.

La multiplication des faux pas

Il faut ajouter à tout cela une pléthore de faux pas qui n’ont fait qu’aggraver la situation. À commencer par la fermeture de Wuhan annoncée à l’avance et qui a permis à 5 millions d’habitants de fuir la ville. Plusieurs personnes ont pris des médicaments pour faire baisser leur température afin d’échapper aux contrôles dans les aéroports, devenant le vecteur du virus un peu partout. D’autant que le 23 janvier, un avion d’Air China en provenance de Wuhan atterrissait à Hong Kong.
La gestion de la crise dans les hôpitaux eux-mêmes s’est révélée problématique. Dans une vidéo qui a d’abord fuité sur la plateforme de microblogues Weibo avant d’être re-publiée sur Twitter, on voit une infirmière marchant dans un corridor hospitalier avec des personnes décédées sur des civières abandonnées. Plusieurs médecins ont prescrit des antibiotiques tout en renvoyant les patients chez eux. Sans compter la colère d’autres patients qui parfois crachent au visage des docteurs ou toussent en direction du personnel afin d’obtenir de l’aide. Ce ne sont que des exemples.
Les autorités n’ont pas été non plus en tous points exemplaires. Le 27 janvier, le gouverneur du Hubei, Wang Xiaodong, a accordé une conférence de presse sans porter de masque, contrevenant ainsi à la règlementation, tandis que le Maire de Wuhan portait son masque à l’envers. Autre maladresse : Wang Xiaodong s’y est repris à trois fois avant de donner le nombre exact de masques produits et disponibles. D’où des comportements problématiques chez des personnes refusant publiquement de porter le masque dans la capitale du Hubei. Pour faire cesser les critiques contre lui, le Maire de Wuhan a ensuite renvoyé la balle de manière maladroite à Pékin. La relation entre le pouvoir central et la capitale du Hubei a été mise à rude épreuve.
*新型冠状病毒感染肺炎疫情工作领导小组.
Li Keqiang visite la ville le 26 janvier afin de prendre le pouls de la situation et aider à coordonner les efforts sur le terrain. Il joue ainsi sa « carte Wen Jiabao » en temps de crise : la stratégie compassionnelle de l’ancien Premier ministre sous Hu Jintao. Le gouvernement de Pékin crée alors un « petit groupe dirigeant sur le coronavirus »*, avec à sa tête le Premier ministre lui-même. Ce choix a fait froncer plus d’un sourcil alors que Xi Jinping était attendu aux commandes. Un Li Keqiang qui tente de s’imposer comme la « voix de l’ouverture » – et ce n’est pas une première – ravive les tensions avec Xi – lequel se range plutôt du côté de la démonstration de force et de stabilité. S’agit-il d’un nouveau terrain d’opposition entre les partisans de la fermeture et de l’ouverture de la Chine ? La centralisation opérée sous Xi Jinping est-elle un problème désormais ? Que doit-on penser des tous premiers lanceurs d’alerte du mois de décembre qui ont été « réprimandés » ? Cette gestion finira par peser lourd dans les luttes intra-Parti.
La crise a aussi provoqué une onde de choc dans le pays. D’autres provinces ont repoussé leur double session parlementaire locale, à l’instar de plusieurs villes du Shandong dans le Nord-Est. Les multiples couches bureaucratiques à présent concernées par la crise doivent pouvoir travailler à l’unisson, chose qui ne sera pas facile alors que la prolongation des vacances du Nouvel an annoncée par Xi se termine ce dimanche 2 février. Cependant, comment prolonger de manière indéfinie un tel contrôle sur des dizaines de millions de personnes ?

Une brèche sur Internet

Depuis le début de la crise, les critiques défilent sur les réseaux sociaux chinois, en plus des photos qui « sortent » de Wuhan et de ses hôpitaux. Fait notable : elles ne sont pas censurées pour autant. Les autorités laissent la population critiquer allègrement les dirigeants provinciaux, chose qui aurait du mal à passer en temps normal. Le Parti semble comprendre que le contrôle total de l’information n’est pas possible : des brèches dans la Grande muraille numérique sont apparues dès la mi-janvier. Certaines donnent une vision « apocalyptique » de Wuhan. D’autres envoient toutes sortes de photos et d’informations qui finissent par semer la confusion plus qu’autre chose.

Un autre « mauvaise » grippe ?

On ne peut pas analyser cette crise du coronavirus sans la comparer avec les autres infections survenues en Chine : le SRAS, le H5N1 (grippe porcine) ou encore le MERS (Middle East respiratory syndrome). Du point de vue des chiffres, les cas de contamination de ces ces trois autres épidémies sont moins importants. Mais il faut également regarder le nombre de décès largement supérieur, en fonction du nombre de cas observés. Il faut aussi penser à la grippe saisonnière, que l’on semble oublier. Bien entendu, l’idée ici n’est pas de minimiser la gravité du coronavirus, mais bien de faire baisser le niveau de panique et de confusion. Le problème aussi se pose en terme de confiance de la communauté internationale à l’égard de Pékin vu la « nouveauté » de cette infection virulente. Beaucoup de frustration s’exprime face au manque de préparation : comme si les autorités locales chinoises n’avaient rien appris des épidémies précédentes.
Il faut aussi souligner le peu de couverture médiatique accordée aux personnes qui ont su guérir de l’infection, chiffre qui rivalise avec le nombre de décès. Pékin tente de contenir l’épidémie qui, dans les prochaines heures, devrait passer le cap des 10 400 personnes contaminées. Cette crise sanitaire, qui risque encore de se répéter dans le futur, devrait servir de leçon au Parti. Les stocks de masques, entre autres, devraient être tenus à jour, surtout dans les endroits connus pour leur promiscuité entre les humains et les animaux. Pour l’instant, tout est question de prudence. Que fera le Parti pour préparer la fin des vacances ce 2 février ? Décidera-t-il d’être plus transparent afin de pouvoir recevoir l’aide étrangère ? Ou bien fera-t-il cavalier seul pour gérer une situation « domestique » ?

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.