Histoire
Série : Chine, puissance maritime

La Chine maritime et navale (4/7) : 70 ans et la marine enfin au cœur de la puissance

Le président chinois Xi Jinping passe en revue les gardes d'honneur de l'Armée populaire de libération (APL) juste avant de monter à à bord du navire chinois 117 Xining pour célébrer les 70 ans de l'APL, le 23 avril 2019 au large du port de Qingdao. (Source : SCMP)
Le président chinois Xi Jinping passe en revue les gardes d'honneur de l'Armée populaire de libération (APL) juste avant de monter à à bord du navire chinois 117 Xining pour célébrer les 70 ans de l'APL, le 23 avril 2019 au large du port de Qingdao. (Source : SCMP)
Un train de soldats. Ce mardi 1er octobre, Pékin commémorait le jour où Mao Zedong, depuis le balcon de la Porte de la Paix céleste, a proclamé l’avènement de la République populaire de Chine. C’était il y a 70 ans à Pékin. La marine de l’Armée populaire de libération (APL), pour sa part, avait soufflé ses bougies quelques mois plus tôt. Dans la brume, en mer Jaune.

Dossier spécial : La Chine de nouveau à flot

Nouvelle série au long cours d’Asialyst ! Pour marquer à notre façon le 70ème anniversaire de la Chine populaire en 2019, nous vous proposons de comprendre la puissance maritime chinoise dans toutes ses dimensions. Premier volet: « La Chine maritime et navale : hier et aujourd’hui ».

Entre les grandes expéditions africaines et moyen-orientales de Zheng He, au XVème siècle, et le 70ème anniversaire de la marine du régime communiste de Mao, en avril dernier, la Chine a dû repenser tout entier son rapport à la haute mer pour en refaire un élément constitutif de son identité millénaire. Elle s’était un temps repliée sur le continent mais constitue de nouveau une puissance maritime majeure, et même omniprésente. C’est aussi la deuxième force navale du monde en tonnage. Un retour aux sources pour ce vieux briscard des mers, qui rêve de tisser sa toile sur tous les océans.

Retrouvez ici tous les épisodes de notre série « La Chine, superpuissance maritime »

Au large du port de Qingdao, dans la province orientale chinoise du Shandong, la météo n’est franchement pas bonne, en ce mardi 23 avril 2019. Et cette grisaille tombe plutôt mal, car le camarade Xi Jinping en personne vient de monter à bord du 117 Xining. Ce navire de guerre de plus de 150 mètres est devenu, en 2017, le cinquième destroyer de type 052D à rejoindre la marine du régime communiste en service actif, et le premier à intégrer plus précisément la flotte du Nord.
En temps normal, le Xining, pour un port en lourd de plus de 7 000 tonnes, est voué au commandement de flottille et à la défense anti-aérienne, son orientation privilégiée. Mais aussi à la lutte anti-sous-marine et, bien sûr, au combat naval. Ce bâtiment bardé d’équipements, construit au sein du prolifique chantier de Jiangnan Changxing, à Shanghai, a repris le nom d’un ancien destroyer de type 051, le 108 Xining, retiré en 2013 après 33 ans de bons et loyaux services.
Le président de la République, également chef de la Commission militaire centrale du Parti, est à bord pour célébrer le 70ème anniversaire de la marine de l’APL, créée le 23 avril 1949 par les troupes de Mao. Costume sombre et gants blancs, Xi Jinping se tient face à Shen Jinlong, qu’il a fait commandant en 2017, et qu’il fera amiral dans quelques mois. Au garde-à-vous, vêtu de blanc, ce dernier tente de se faire entendre dans les bourrasques de vent. Les troupes sont prêtes à être passées en revue, dit-il.
La visibilité de l’événement laisse à désirer, mais l’heure est à la « fête », à la « transparence », voire à la « démonstration de force », ce sera selon. Autour du Xining, une véritable armada se tient là. En tout, 32 bâtiments et une quarantaine d’aéronefs. Des sous-marins ont fait surface pour l’occasion, et leurs commandants sont eux-mêmes au garde-à-vous sur le kiosque, les yeux rivés sur le chef. « Nous servons le peuple ! », hurlent-ils à l’unisson lorsque les bâtiments se croisent.
Le président chinois Xi Jinping à bord du navire chinois 117 Xining pour célébrer les 70 ans de la marine de l'Armée populaire de libération, le 23 avril 2019 au large du port de Qingdao. Dessin : Igor Gauquelin. (Copyright : Igor Gauquelin)
Le président chinois Xi Jinping à bord du navire chinois 117 Xining pour célébrer les 70 ans de la marine de l'Armée populaire de libération, le 23 avril 2019 au large du port de Qingdao. Dessin : Igor Gauquelin. (Copyright : Igor Gauquelin)

Le monde entier les yeux rivés sur Qingdao

Jamais dans toute l’histoire un empereur chinois ou un secrétaire général du PCC n’avait disposé d’une telle marine. Cette dernière est actuellement dotée de plus de 600 bâtiments de combat. Réunis, cela donne 1,5 million de tonnes, le premier tonnage d’Asie et le deuxième au monde derrière les États-Unis. Depuis peu, la Russie a donc été dépassée. Les grandes puissances ne s’y trompent pas, et certaines sont présentes physiquement pour cet anniversaire crucial.
Vincent Groizeleau, sur le site Mer et marine, relate que 61 délégations étrangères, « représentant des pays asiatiques, européens, des continents américain et africain, de Russie ainsi que d’Océanie, avaient été conviées à cette parade, doublée de réunions et séminaires de haut niveau, ainsi que de rencontres culturelles et sportives ». L’ensemble aura duré quatre jours. En comparaison, en 2009, il n’y avait que 29 délégations étrangères pour le 60ème anniversaire.
En sus des bâtiments chinois, une vingtaine d’autres bâtiments de guerre, provenant de 13 pays étrangers, ont répondu présent. Dont l’une des nouvelles frégates russes Admiral Gorchkov et l’Australienne Melbourne. Tous viennent saluer, ou constater, l’avancée exponentielle des Chinois. Entre 2015 et 2018, leur marine a mis en service plus de bâtiments que n’en abrite la flotte française. Elle lance en moyenne un destroyer ou une frégate par mois, un sous-marin par trimestre.
La France était là dix ans plus tôt. Quand la frégate de surveillance Vendémiaire était arrivée dans le port de Qingdao, on pouvait lire, dans la presse chinoise, qu’il s’agissait d’un « vieil ami », qui avait visité le pays à de nombreuses occasions depuis 2001. Mais pour les 70 ans, le « vieil ami » basé en Calédonie n’est finalement plus le bienvenu. Paris, et le Vendémiaire notamment, franchissent trop de lignes aux yeux de Pékin, qui muscle d’année en année son jeu, notamment au sujet de Taïwan.
Le Yuzhao (LSD-998) du Type 071, accompagné de vedettes lance-missiles classe Houbei (Type 022). (Source : Wikimedia Commons)
Le Yuzhao (LSD-998) du Type 071, accompagné de vedettes lance-missiles classe Houbei (Type 022). (Source : Wikimedia Commons)
Lors de la dernière décennie, la Chine a pu, à de nombreuses reprises et de manière très explicite, exposer en théorie et en pratique son modèle actuel de défense en mer. La RPC est progressivement passée « d’une stratégie de défense des eaux au large des côtes à une stratégie combinée de défense de ces eaux et de protection en haute mer ». Elle est donc prête à déployer des navires de guerre au large, si elle estime que ses intérêts sont menacés. Les Chinois appellent cela la « défense active ».
Loin de la médisance des confucéens d’antan, la mer occupe de nos jours une place inédite, centrale, dans les objectifs de défense du régime communiste. « L’idée a fait son chemin. Elle est maintenant presque liée à l’identité de la Chine comme grande puissance, celle qu’elle projette à l’intérieur du pays et à l’extérieur », commente Mathieu Duchâtel, chercheur à l’Institut Montaigne et ancien directeur du bureau pékinois du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Le pays « est devenu plus vulnérable au tumulte international et régional, au terrorisme, à la piraterie, aux catastrophes naturelles et aux épidémies majeures. La sécurité de ses intérêts outre-mer concernant l’énergie et les ressources, les voies maritimes stratégiques (SLOCs), ainsi que ses institutions, son personnel et ses actifs à l’étranger, est devenue une préoccupation cruciale », peut-on lire dans l’avant-dernier Livre blanc chinois de la défense, publié en pleine crise des Spratleys.

Ouverture sur le monde, hégémonie sur l’Asie

En juillet 2019, un nouveau Livre blanc est sorti, le premier depuis 2015. Encore une occasion rare de jauger les intentions de Pékin, notamment en mer. Car ce texte est avant tout destiné, plus qu’aux citoyens chinois, à la communauté internationale, décrypte le chercheur Hugo Delcis, de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). « À travers lui, explique-t-il, la Chine entend s’adresser au monde ; elle y expose sa vision, ses modes de pensées et ses priorités stratégiques. »
Le document s’appelle Défense nationale chinoise dans l’ère nouvelle. Il décrit un pays « fort mais paisible », « profondément attaché à la paix, soucieux d’assurer son développement et celui de l’Humanité et conscient de la nécessité de préserver ses intérêts immédiats », synthétise Hugo Delcis. Un exercice « délicat », visant à diffuser l’idée que la Chine et le PCC « ne recherchent qu’une chose : l’avènement d’un ordre centré autour de la paix et de la prospérité pour tous ».
Ouvert sur le multilatéralisme, le monde, l’innovation et parfois l’environnement, le régime autoritaire et nationaliste de Chine populaire n’en change pas moins brusquement de ton lorsqu’il se met à mentionner des territoires qui, selon la Convention des Nations unies pour le droit de la mer (CNUDM), relèvent des Zones économiques exclusives (ZEE) de ses voisins. Point de débat : « Les îles de la mer de Chine méridionale et les îles Diaoyu sont des parties inaliénables du territoire chinois », écrit Pékin.
La Chine assume ses infrastructures très controversées en haute mer, ses radars, ses polders, et le déploiement de ses capacités dans les eaux du Sud. Idem pour ses « patrouilles », tout près d’îles de mer de Chine orientale que les Japonais appellent « Senkaku ». Pékin, soudain très attaché au bilatéralisme, s’engage même à « résoudre les différends (…) par des négociations avec les États directement impliqués ». S’ils savent bien sûr tenir compte de « l’histoire », un argument invalidé par la justice internationale.
Sous-marin diesel-électrique de classe Song (en), première classe de sous-marin chinois de conception entièrement locale. (Source : Wikimedia Commons)
Sous-marin diesel-électrique de classe Song (en), première classe de sous-marin chinois de conception entièrement locale. (Source : Wikimedia Commons)
Pékin défraie la chronique. Avril 2018, Mer et marine : « Plus de 40 bâtiments de combat avec comme pièce maîtresse le porte-avions Liaoning. C’est l’énorme armada déployée actuellement par l’APL en mer de Chine méridionale. » 1er septembre 2019, Quotidien du Peuple : « La marine chinoise lance son premier navire d’assaut amphibie » (Taïwan appréciera). 30 septembre, China.org : « Le navire de recherche océanographique chinois Xiangyanghong 01 est rentré. »
Cette puissance encore régionale dans les années 2000 « se déploie désormais de l’ensemble du Pacifique à l’Atlantique, en passant par l’océan Indien, la Méditerranée et jusqu’en Baltique, où un groupe naval chinois s’est rendu l’an dernier pendant qu’un autre croisait dans le bassin méditerranéen puis vers l’Afrique de l’Ouest », commente Mer et marine, rappelant que la Chine construit aussi, entre autres, son premier brise-glace à propulsion nucléaire pour les zones polaires.
27 septembre 2019, Ouest-France : « Après le type 071, voici le 075 – la Chine met à l’eau un porte-hélicoptères d’assaut d’un nouveau type. » Quelques jours plus tôt, agence Chine nouvelle : « Un véhicule sous-marin chinois télécommandé baptisé Haima a récemment terminé une série de tâches à une profondeur de près de 2 000 mètres dans l’ouest de l’océan Pacifique. » Novembre 2018, Sputnik : « Les États-Unis ont-ils sous-estimé les forces sous-marines chinoises ? »
La force sous-marine chinoise, en pleine croissance comme celles de bien d’autres pays, constitue un véritable serpent de mer de l’actualité. Exemple lors du défilé militaire terrestre du 1er octobre dernier à Pékin : une nouvelle génération des forces navales « a impressionné le public sur la place Tian’anmen », se réjouit China.org. Carte postale : « Âgés de 20,4 ans en moyenne, les marins ont pour la plupart été sélectionnés au sein de l’Académie navale de sous-marins. »

Une force aux dimensions et contrastes chinois

La marine de l’APL est un Goliath, certes. Elle reste toutefois fragile. Le cas des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, basés sur les côtes est et sud, notamment à Sanya sur l’île de Hainan, l’illustre d’ailleurs fort bien. Si les « SNLE » chinois se font de plus en plus entendre, c’est aussi parce que leurs moteurs sont bruyants. Leur discrétion reste limitée, comme leurs capacités de lutte anti-sous-marine, d’ailleurs. Un problème pour la dissuasion et les opérations navales du régime.
Autre illustration : les portes-avions. Dans l’archipel des Spratleys, la Chine construit des infrastructures stratégiques, et donc potentiellement militaires, sur des îles et récifs coralliens (qui soit dit en passant sont entourés d’eaux profondes particulièrement salines). Notamment des pistes d’atterrissage de 3 kilomètres. En revanche, pour l’heure, elle n’a pas de groupe aéronaval opérationnel. De quoi limiter sa projection de puissance aérienne, en particulier face aux États-Unis.
Le vrai mastodonte de la région, c’est en effet la septième flotte américaine. L’une de ses missions depuis la fin de la guerre du Pacifique ? « Endiguer » la Chine, à l’aide de ses alliés locaux, de ses bases et autres porte-avions. Face à ces derniers, Pékin dispose d’un porte-avions de conception soviétique, acheté à l’Ukraine en 1998, et d’un second construit sur le même modèle, en cours d’essai. Ils ne peuvent embarquer chacun que 25 appareils, et leur système de catapulte limite les modèles d’avions et l’armement utilisables.
Les renseignements étrangers restent tout de même à l’affût, car un nouveau bâtiment arrive, selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Sur la base d’images satellites obtenues en avril dernier, ce think tank basé à Washington assure que la construction d’un troisième porte-avions chinois avance bien. Pékin n’a pas confirmé ; toutes les informations à ce sujet sont classées secret défense. Les images laissent cependant penser qu’il sera plus grand que le Charles-de-Gaulle.
Le terminal conteneur de Yangshan, qui sert d'avant-port à Shanghai, le premier port de commerce du monde pour le trafic conteneurs comme pour le tonnage. (Source : Wikimedia Commons)
Le terminal conteneur de Yangshan, qui sert d'avant-port à Shanghai, le premier port de commerce du monde pour le trafic conteneurs comme pour le tonnage. (Source : Wikimedia Commons)
Ces 30 dernières années, la Chine a connu, à l’exception d’une légère baisse entre 1993 et 1994, des dépenses militaires globales augmentant continuellement, et de manière incroyable, jusqu’en 2019. Les estimations du SIPRI sont sans équivoque : près de 20 milliards de dollars constants en 1989 contre près de 250 milliards aujourd’hui. Et environ 50 milliards de plus, rien que sur les cinq dernières années. Pour leur volet naval, ces dépenses sont tout aussi incroyables, sinon plus.
Elles accompagnent au fond le retour spectaculaire – et tout aussi fragile – de la Chine dans la mondialisation financiarisée et les échanges maritimes internationaux. Années 1970 : conquête des Paracels. Fin des années 1980 : retour dans les Spratleys. 1997 : absorption du port de Hong Kong, avec sa place financière internationale. 2001 : entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pékin régule aujourd’hui les échanges maritimes mondiaux, au même titre que l’Europe et les États-Unis.
Cosco, l’armateur fleuron de la Chine populaire, est d’ailleurs le troisième au monde en matière de porte-conteneurs. La Chine exporte ses produits partout, via le Pacifique ou les mers de Chine, puis dans l’océan Indien jusqu’à l’Afrique, la mer Rouge et la Méditerranée. Puis via l’Atlantique, par le détroit de Gibraltar ou le canal de Panama. La désormais fameuse « affaire des déchets » montre au passage que dans l’autre sens, elle n’entend plus nécessairement ramener n’importe quoi d’Occident.
Pendant des décennies, la RPC a envoyé ses navires remplis de produits manufacturiers à travers le monde développé, en les ramenant non pas à vide, mais remplis de déchets recyclables à faible valeur ajoutée. En fermant ses portes à un grand nombre de ces résidus qu’elle absorbait, à commencer par ceux pas très ragoûtants des États-Unis, elle a semé la pagaille dans le monde, et le chaos sanitaire en Asie. Qu’on se le dise : les bateaux-poubelles, c’est fini. « Baochuan ! »
Par Igor Gauquelin

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Journaliste et responsable d'édition multimédia pour le site internet de Radio France internationale, en charge de la rubrique Chine maritime et navale à Asialyst.