Politique
Entretien

Chine : "Xi Jinping pratique une fuite en avant vers une volonté de contrôle total"

Le président chinois Xi Jinping et son Premier ministre Li Qiang à l'ouverture de la session annuelle de l'Assemblée nationale populaire, le 5 mars 2024 à Pékin. (Source : CNN)
Le président chinois Xi Jinping et son Premier ministre Li Qiang à l'ouverture de la session annuelle de l'Assemblée nationale populaire, le 5 mars 2024 à Pékin. (Source : CNN)
La double session annuelle du Parlement chinois s’est conclue le 11 mars dans une opacité mêlée à une forte confiance affichée dans le régime. La traditionnelle conférence de presse de clôture Premier ministre a été supprimée par Xi Jinping. Elle a été remplacée, pour ainsi dire, par un assaut de loyauté au chef suprême du Parti communiste – le maître du mensonge, dénonce Pierre-Antoine Donnet. Le journaliste, bien connu des lecteurs d’Asialyst, soutient dans son dernier livre, Chine, l’empire des illusions (Saint-Simon, 2024), que le président chinois entretient une fausse image de la puissance de son pays. La Chine dépassera les États-Unis en 2049, pour le centenaire de la fondation de la République populaire. Or sa trajectoire s’apparente davantage à une spirale négative, notamment à cause de la volonté de contrôle toujours strict de Xi Jinping. Pierre-Antoine Donnet répond aux questions d’Hubert Testard.

Entretien

Ancien rédacteur en chef central de l’Agence France-Presse dont il fut aussi le correspondant à New York et à Pékin, Pierre-Antoine Donnet est un contributeur régulier d’Asialyst. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l’Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié Le leadership mondial en question, L’affrontement entre la Chine et les États-Unis aux Éditions de l’Aube. Il est aussi l’auteur de Tibet mort ou vif, paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après Chine, le grand prédateur, paru en 2021 aux Éditions de l’Aube, il a dirigé fin 2022 l’ouvrage collectif Le Dossier chinois (Cherche Midi), avant de publier début 2023 Confucius aujourd’hui, un héritage universaliste (L’Aube). Chine, l’empire des illusions, est paru en janvier 2024 aux éditions Saint-Simon. Son dernier ouvrage

Le journaliste Pierre-Antoine Donnet. (Crédit : DR)
Le journaliste Pierre-Antoine Donnet. (Crédit : DR)
Vous avez déjà écrit plusieurs livres sur la Chine, dont deux récemment (Chine, le grand prédateur, paru en 2021 et Le dossier chinois, ouvrage collectif publié en 2022). Pourquoi ce nouveau livre ?
Pierre-Antoine Donnet : Depuis 2021, la situation en Chine a beaucoup évolué. Un régime qu’on pensait stable a commencé à déraper sérieusement. La crise économique dans le pays n’a pas cessé de s’aggraver en raison de différentes erreurs de gestion. L’erreur la plus grave a été cette politique du « zéro Covid », qui a provoqué la rupture des chaînes d’approvisionnement, la fermeture provisoire de centaines d’entreprises, et un chômage des jeunes particulièrement élevé. Ce dernier atteint 23 % selon les chiffres officiels (avant que ces chiffres cessent d’être publiés), et même le double de ce chiffre selon certains chercheurs chinois. Beaucoup d’investisseurs étrangers se détournent du marché chinois. Les difficultés de la Chine apparaissent aussi au plan international. Ce changement profond de climat m’a paru justifier un nouveau livre pour tenter d’en analyser les causes.
Vous avez consacré au début de votre livre un chapitre à l’histoire et à l’étymologie du mot Chine. Pourquoi ?
Je me suis intéressé à différents travaux d’historiens et de sinologues (notamment Bill Hayton dans son livre L’invention de la Chine) pour mieux comprendre la genèse de la vision actuelle de la Chine. J’ai réalisé que le mot « Chine » lui-même avait été inventé non pas par des Chinois mais par des étrangers, alors que les Chinois se référaient aux dynasties impériales et à la civilisation chinoise. Par la suite, les nationalistes chinois, puis les communistes, ont repris l’appellation sous le nom actuel de Zhongguo (le pays du milieu) pour affirmer la centralité chinoise dans le monde. Ce débat entre civilisation et nation est particulier à la Chine et explique certaines des tensions actuelles, en particulier entre la Chine continentale et Taïwan.
Vous évoquez justement dans d’autres chapitres du livre les déboires récents des « Nouvelles routes de la soie », et plus généralement les errements de ce que vous appelez le « colonialisme chinois »…
Les « Nouvelles routes de la soie » ont constitué un puissant outil d’action néocoloniale pour étendre les zones d’influence de la Chine très loin de ses frontières. Ce modèle a séduit un grand nombre de pays qui se trouvaient confrontés à des difficultés de financement dues à la faiblesse de leurs ressources propres et aux conditionnalités imposées par les prêteurs occidentaux. Ces pays se sont pour certains d’entre eux enfoncés dans ce qu’on a appelé le « piège de la dette ». Mais historiquement, la Chine a bâti sa « centralité » davantage pour se protéger des invasions extérieures que pour conquérir des territoires, au moins jusqu’à la dynastie mandchoue des Qing qui a lancé une politique d’expansion territoriale sur ses frontières de l’Ouest et du Nord vers la Mongolie, le Xinjiang et le Tibet. Aujourd’hui, ce que nous dit la dernière carte officielle de la Chine publiée en 2023, c’est la réaffirmation d’une volonté de souveraineté sur la quasi-totalité des quatre millions de kilomètres carrés de la mer de Chine du Sud. Au-delà de cette « mer intérieure », la volonté de réintégrer Taïwan marque aussi l’ambition à terme d’une prise de contrôle sur l’océan Pacifique lui-même, jusqu’aux portes des États-Unis.
Vous évoquez également les développements récents de la politique interne de contrôle de la population et de répression des dissidents, ainsi que les actions d’influence et d’espionnage à l’étranger. Quels sont les éléments nouveaux de ces politiques ?
La surveillance n’est pas propre à la Chine. La société japonaise était et est encore aussi beaucoup fondée sur la surveillance. Au Japon, il y a une police de quartier (les « kobans ») qui est là pour surveiller les habitants. L’équivalent existe en Chine avec les comités de quartier, mais les formes d’action sont maintenant très différentes. Le Parti communiste est entré dans une forme d’obsession du contrôle absolu. On a aujourd’hui plus de 700 millions de caméras de reconnaissance faciale, avec des algorithmes qui permettent d’avoir l’identité détaillée d’un individu et toutes les informations personnelles le concernant à partir d’une simple lecture de son iris. S’ajoute à cela l’utilisation massive des QR codes (signal vert, orange ou rouge) depuis le Covid. Pour les dissidents, la pratique des disparitions s’est largement développée, ainsi que l’utilisation des centres psychiatriques.
Qu’en est-il de la surveillance de la diaspora chinoise à l’étranger ?
Elle s’est développée depuis vingt ans avec des officines installées dans les principaux pays pour surveiller, et si nécessaire enlever les nationaux chinois jugés antipatriotes. Mais ces officines ont été pour la plupart démasquées. Il en existait deux à Paris. La paranoïa du régime chinois a pris une dimension nouvelle avec Xi Jinping, comme le montre l’ampleur des purges qu’il orchestre, y compris récemment au sein de l’armée. Xi Jinping n’a pas désigné de dauphin et il pratique une fuite en avant vers une volonté de contrôle total.
Parmi les développements récents, certains évoquent ce que l’on appelle la guerre cognitive. Comment comprendre ce concept ?
La saga de la guerre cognitive a commencé à Cuba avec des membres du personnel diplomatique américain. Certains ont été soudainement victimes de troubles divers de santé qui ont provoqué des pertes de conscience ou d’équilibre. D’autres cas sont apparus dans d’autres ambassades américaines ou canadiennes. On s’est aperçu que les personnels concernés avaient fait l’objet d’attaques par des ondes ou des lasers. On a appelé cela le « syndrome de La Havane ». Il semble avéré que les services chinois aient été à l’origine de ces attaques.
Dans la rivalité actuelle entre la Chine et l’Occident, vous semblez considérer qu’Emmanuel Macron est l’un des plus sensibles à ce qu’on peut appeler « l’illusion chinoise »…
Emmanuel Macron dispose à l’Élysée d’un entourage plutôt prochinois, mais c’est en train de changer. Le nouveau directeur du bureau français de Taïwan, Franck Paris, est un proche du président, ce qui montre que la réflexion en France évolue à propos de Taïwan. Le président avait indiqué après son dernier retour de Chine qu’il ne fallait pas faire de suivisme à l’égard des États-Unis face à la Chine (« La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet »). Mais ces propos ont été nuancés par la suite. La France veut affirmer sa présence comme puissance du Pacifique et ne peut pas ignorer les enjeux du détroit de Taïwan.
Sur un tout autre plan, vous consacrez un chapitre de votre livre à l’idée que la Chine ne sera sans doute pas la première puissance économique mondiale à l’avenir. Pour quelles raisons ?
Nous avons déjà parlé du Covid, du ralentissement économique, aggravé par la crise de l’immobilier, et de la crise de la jeunesse qui est en train de s’installer. Il y a par ailleurs l’effondrement de la démographie. Certes, d’autres pays de la région comme le Japon ou la Corée du Sud connaissent une situation similaire. Mais l’effet de masse a un impact très puissant. Les classes moyennes chinoises représentaient une forme d’eldorado pour les multinationales étrangères. Cette attractivité est en train de s’effondrer. Si l’on ajoute le repli sur soi politique du pays, on constate une forme de désamour qui pèse sur les choix d’investissement. La rivalité avec les États-Unis s’installe par ailleurs dans la durée et freine le rattrapage technologique chinois. Joe Biden a mené une politique très cohérente sur ce sujet.
Revenons à Xi Jinping et à ses erreurs. Vous en citez quatre dans votre livre. On a déjà parlé de la politique « zéro Covid ». Quelles sont les trois autres erreurs ?
Parlons d’abord de Hong Kong. Deng Xiaoping avait été l’inventeur du concept « un pays, deux systèmes » au moment de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Ce concept avait été bien sûr utilisé – sans succès – pour tenter de séduire Taïwan. La loi sur la sécurité nationale imposée par Pékin à Hong Kong en 2020 montre que l’indépendance d’esprit et les velléités d’autonomie de la jeunesse hongkongaise étaient perçues comme une menace majeure pour le pays. Hong Kong a été mis totalement sous cloche, et pour moi c’est une erreur majeure vis-à-vis de Taïwan. La troisième erreur concerne le génocide culturel des Ouïghours. On sait que la Chine a toujours eu une crainte de l’influence islamique. Xi Jinping a utilisé ce fond de méfiance culturelle pour réprimer de façon sauvage la population ouïghoure jusqu’à vouloir faire disparaître l’identité culturelle de cette minorité. L’effet d’image dans le monde a été catastrophique. La quatrième erreur concerne la diplomatie agressive des « loups guerriers ». Elle irrite profondément les opinions publiques occidentales mais elle va se poursuivre car elle donne à la Chine une image de champion du Sud global qui lui permet de marquer des points dans le monde en développement. Sous couvert d’un discours officiel sur le monde multipolaire, la diplomatie chinoise s’active en réalité pour construire un monde bipolaire. Avec tout de même un succès relatif, car un certain nombre de pays revendiquent plus que jamais leur non-alignement.
Pour conclure sur l’une des idées fortes de ce livre, votre vision pessimiste de la Chine repose sur l’idée que le primat donné au contrôle politique a créé une crise de confiance profonde en Chine et à l’international qui va sérieusement handicaper le pays. C’est-à-dire ?
Il faut distinguer le court et le long terme. Sur le court terme, il est très clair que la Chine s’enfonce. Les correctifs internes habituels au sein du Parti communiste ne fonctionnent plus. Officiellement, il n’y a pas eu de plenum du Parti à l’automne dernier, ce qui est tout à fait inhabituel. Certaines de mes sources m’ont indiqué que ce plenum avait en fait eu lieu, mais secrètement pour cacher les divergences de fond entre dirigeants. À long terme, on peut imaginer qu’il y aura un jour un sursaut identitaire pour corriger la trajectoire actuelle et relancer le pays. Cela prendra peut-être la forme d’un changement de direction à la tête du Parti, voire de régime, avec évidemment pour nous l’espoir qu’une étincelle de liberté pourra réapparaître. En attendant, l’horizon reste gris.
Propos recueillis par Hubert Testard

À lire

Pierre-Antoine Donnet, Chine, l’empire des illusions, Saint-Simon, janvier 2024.

(Source : Saint-Simon)
(Source : Saint-Simon)

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.