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Entretien

Livre : "Taïwan, une obsession chinoise" de Jacques Gravereau, entre la raison et l'hubris

L'Armée populaire de libération a considérablement augmenté ses capacités, ce qui ne lui garantit pas une invasion de Taïwan sans risques et coûts multiples. (Source : Slate)
L'Armée populaire de libération a considérablement augmenté ses capacités, ce qui ne lui garantit pas une invasion de Taïwan sans risques et coûts multiples. (Source : Slate)
La comparaison entre l’Ukraine et Taïwan est-elle en tout point pertinente ? Quels sont les scénarios du conflit sino-taïwanais ? L’opinion publique chinoise est-elle totalement favorable à une invasion de Taïwan par Pékin ? Autant de questions abordées avec acuité et nuance par Jacques Gravereau, l’un des plus grands spécialistes européens de l’Asie, dans son ouvrage, Taïwan, une obsession chinoise. Il répond aux questions d’Hubert Testard.

Entretien

Jacques Gravereau est l’un des experts européens de l’Asie contemporaine et de la mondialisation. Auteur de livres de référence parmi lesquels La Chine conquérante, Le Japon au XXème siècle ou L’Asie majeure. Fondateur et président d’honneur de l’Institut HEC Eurasia, il a également présidé le Conseil de coopération économique du Pacifique (PECC). Professeur à HEC, il enseigne aussi à Sciences Po Paris et à l’international. Il publie le 23 novembre, aux éditions Maison Neuve et Larose/Hémisphères un livre intitulé Taïwan, une obsession chinoise.

Jacques Gravereau, spécialiste français de l'Asie. (Sourfce : Breizh Info)
Jacques Gravereau, spécialiste français de l'Asie. (Sourfce : Breizh Info)
La relation Chine-Taïwan est un sujet encore discuté depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quelles sont les similarités et les différences entre les deux contextes géopolitiques ?
Jacques Gravereau : La Chine et la Russie sont historiquement deux empires, avec des régimes qui ont une mentalité d’empire. La Chine a toujours considéré que ses marches étaient dans une situation de vassalité. Ce n’est pas seulement vrai de Taïwan. Cela a longtemps été le cas de la Corée, du Turkestan chinois que Pékin s’est finalement approprié, du Vietnam qui a été une colonie chinoise pendant les mille premières années de notre ère… C’est aussi vrai des abords maritimes de la Chine. En mer de Chine du Sud la Chine pousse ses pions en bétonnant de petits atolls sur lesquels elle affirme sa souveraineté. La République populaire de Chine a revendiqué une souveraineté sur Taïwan dès sa création, alors que dans les années précédentes de la guerre civile ni le régime de Chiang Kaï-shek ni les communistes ne se préoccupaient de l’ile, qui était une colonie japonaise depuis 1895. Taïwan est venue sur le devant de la scène lorsque l’armée de Chiang Kaï-shek, défaite par les troupes de Mao Zedong, s’est réfugiée sur l’île en 1949.
Un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine s’est abstenue lors du premier vote de l’Assemblée générale des Nations-Unies condamnant l’offensive russe. Elle s’était abstenue également quand la Russie avait attaqué la Crimée en 2014. La raison principale invoquée par Pékin était que l’Ukraine est un pays souverain dont les frontières sont officiellement reconnues par l’ONU, ce qui n’est pas le cas de Taïwan. L’île a représenté la Chine dans les instances des Nations Unies jusqu’en 1971, date à partir de laquelle la Chine populaire l’a remplacée, ce qui fait aujourd’hui de Taïwan un « objet non identifié » au sens des Nations Unies. C’est l’argument que Pékin invoque pour expliquer la différence avec l’Ukraine et justifier une souveraineté que la communauté internationale ne peut pas frontalement contester.
Il y a tout de même une différence entre Taïwan et les autres « marches » de l’empire chinois : il s’agit d’une population d’ethnie majoritaire Han, les aborigènes étant devenus très minoritaires. Donc en cas de guerre entre la Chine et Taïwan, on se retrouverait en situation de guerre civile…
Ce ne sont pas tout à fait les mêmes Chinois ! Les Taïwanais sont certes de culture et de langue chinoise, mais la société taïwanaise a considérablement évolué. Elle est devenue prospère avec le développement économique remarquable de l’île. Elle est devenue une véritable démocratie au mitan des années 1980, exactement comme la Corée du Sud à la même époque. Aujourd’hui, une majorité écrasante des habitants se considèrent d’abord comme Taïwanais.
Vous racontez dans votre livre qu’il y a déjà eu des conflits entre la Chine et Taïwan. Lesquels ? Quelles leçons La Chine en a-t-elle tiré aujourd’hui ?
En 1950 déjà, Mao Zedong a voulu reconquérir Taïwan mais la flotte américaine s’est interposée. En 1955 et 1958 ont eu lieu deux attaques chinoises massives sur les petites Iles de Kinmen (appelée aussi Quemoy) et Matsu, à proximité immédiate des côtes chinoises. En 1958, 470 000 obus chinois ont été tirés sur Kinmen, tuant plus de 600 Taïwanais. Les Américains, qui avaient signé en 1954 un traité de coopération militaire avec la République de Chine dirigée par Chiang Kaï-shek, sont intervenus. Ils ont même temporairement entreposé des missiles nucléaires sur Kinmen en 1958. Donc dans les années cinquante les Américains sont intervenus à chaque tentative chinoise.
Vous décrivez la politique de la carotte et du bâton employée par la Chine depuis longtemps pour amener Taïwan à négocier une intégration dans la République populaire. La politique du bâton s’est-elle renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine ?
Les manœuvres chinoises autour de Taïwan ces deux dernières années n’ont pas vraiment de lien avec la situation en Ukraine. Elles ont été motivées à chaque fois par les visites à haut niveau entre les États-Unis et Taïwan, notamment celle de Nancy Pelosi à Taipei en août 2022 ou la rencontre en Californie de Tsai Ing-wen avec Kevin McCarthy, alors speaker de la Chambre des Représentants, en avril 2023. De même, la Chine a poursuivi sa politique de harcèlement en mer de Chine du Sud (le Nanyang) avec les Philippines en particulier, dans une logique qui n’a pas changé. L’aggravation des tensions est réelle, mais sans rapport avec le confit russo-ukrainien.
Si l’on revient à la « politique de la carotte », deux exemples historiques méritent d’être rappelés. Quand la Chine a repris le contrôle de Hong Kong en 1997, Deng Xiaoping avait popularisé le concept « un pays, deux systèmes » qui était aussi destiné à amadouer Taïwan, ce qui n’a pas suffi. En 2008, quand Ma Ying-jeou, patron du Kuomintang, est devenu président de Taïwan, une sorte de lune de miel s’est instaurée pour quelques années avec Pékin et le rapprochement économique entre les deux rives s’est accéléré (on se rappelle la poignée de main entre Xi Jinping et Ma Ying-jeou lors d’une rencontre à Singapour en novembre 2015). Cette lune de miel a pris fin avec l’arrivée à la présidence de Tsai Ing-wen du Parti démocrate progressiste (PDP) en 2016.
Vous indiquez que l’opinion publique chinoise n’est pas aussi déterminée qu’on le croit face à l’hypothèse d’un conflit avec Taïwan. C’est-a-dire ?
On a tendance à penser qu’il n’y a pas d’opinion publique en Chine. Certes, la presse et les réseaux sociaux sont entièrement contrôlés par le Parti, mais les Chinois se parlent dans la sphère privée et échangent tout de même sur les réseaux. On n’est pas tout à fait en Corée du Nord. J’ai repris dans mon livre une enquête très intéressante de mai 2023 faite notamment par Adam Liu, qui est l’un des meilleurs spécialistes de la Chine à l’Université nationale de Singapour (NUS). Cette enquête montre que 71 % des sondés souhaitent la réunification de la Chine et de Taïwan. 71 % seulement, alors que les votes lors des réunions de l’Assemblée nationale populaire approuvent à plus de 98 % toutes les propositions du gouvernement. Seuls 55 % des sondés se rallieraient à un scénario de réunification armée, à condition que toutes les autres options aient été tentées d’abord. 58 % pensent qu’une opération militaire limitée aux îlots périphériques de Taïwan serait suffisante, et 55 % ne seraient pas choqués par un statu quo indéfini. Par ailleurs, malgré les prises de position martiales de Xi Jinping sur le sujet, dont il a fait un marqueur politique, il a récemment fait passer des messages plus nuancés par Wang Huning, membre du comité permanent du Politburo et idéologue en chef. Ce dernier a déclaré en juin 2023 : « Pékin ne doit pas se sentir obligé de prendre des mesures plus sévères contre Taipei car d’autres options politiques plus douces sont également acceptables. » On est donc peut-être en train de tester d’autres hypothèses que la coercition, d’autant que la marche triomphale de l’économie chinoise est en train de marquer le pas. La politique « zéro-Covid » de Xi Jinping a été une catastrophe. Une fronde des « anciens » se serait exprimée lors des réunions estivales rituelles des caciques du Parti à Beidaihe en août dernier.
Vous évoquez trois scénarios de base pour l’avenir, avec les codes couleur vert, orange et rouge. Quels sont-ils ?
Le scénario vert c’est le statu quo. Taïwan est une économie prospère, centrale pour la production des semi-conducteurs de dernière génération, très liée commercialement à la Chine, et le statu quo permet de poursuivre une stratégie de « prospérité commune ». Par ailleurs, dans le contexte international actuel, la Chine a d’autres priorités : celle du rattrapage technologique face aux États-Unis, ainsi que son rôle d’acteur majeur dans le jeu diplomatique mondial, comme on l’a vu au Moyen-Orient quand les Chinois ont orchestré un début de réconciliation entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le prochain élément de perturbation possible est l’élection présidentielle de janvier 2024 à Taïwan dans un contexte où Tsai Ing-wen ne peut pas se représenter. Le candidat du Kuomintang est un peu à la peine dans les sondages et n’a pas pu se mettre d’accord avec le leader de la troisième formation politique du pays pour une candidature commune, ce qui laisse toutes ses chances à William Lai, candidat du PDP, le parti de Tsai.
Ce maintien du PDP au pouvoir à Taïwan peut être l’occasion pour la Chine de glisser vers un scénario orange, par une montée en puissance des manœuvres d’intimidation de la marine et de l’aviation chinoise, avec les risques permanents d’accident que ce type d’intimidation comporte. Elles pourraient aller jusqu’à l’instauration d’une quarantaine autour de Taïwan, c’est-à-dire le filtrage des navires entrants ou sortants. On serait là juste au-dessous d’un blocus maritime, lequel constituerait un acte de guerre. Il faut se rappeler qu’en 1995, la Chine avait considérablement perturbé le trafic maritime autour de Taïwan en envoyant des salves de missiles autour des eaux taïwanaises pendant quelques mois.
Le scénario rouge est celui d’un conflit ouvert. La Chine pourrait commencer par prendre les Iles de Kinmen et de Matsu près des côtes chinoises, ainsi que l’îlot d’Itu Aba que Taïwan détient en mer de Chine méridionale. Mais s’arrêter là n’a pas nécessairement beaucoup de sens, car la Chine s’exposerait à des réactions internationales de grande ampleur conduisant à des sanctions et contre-sanctions économiques, pour un gain territorial limité. Si on monte le curseur pour arriver au scénario rouge vif d’une invasion de Taïwan, l’armée chinoise devrait réussir une attaque amphibie. Or toutes les simulations faites par les instituts d’études stratégiques occidentaux montrent qu’il s’agit d’une opération à très hauts risques. Les États-Unis disposaient d’une flotte gigantesque de 40 porte-avions pour prendre Okinawa durant la Seconde Guerre mondiale, et ils ont tout de même mis onze semaines à s’emparer de l’île, qui est vingt fois plus petite que Taïwan. Les plages autour de Taïwan sont peu nombreuses, situées au pied des hautes montagnes qui constituent l’ossature de l’île, et on est à 160 km des côtes chinoises.
Pour l’armée chinoise, mener une flotte de débarquement à travers le détroit sans neutraliser de façon préventive les bases aériennes américaines situées au Japon, c’est prendre un risque majeur. Faire cette attaque préventive, c’est provoquer inévitablement l’entrée en guerre des États-Unis et du Japon, ce qui rendrait l’invasion de Taïwan extrêmement coûteuse et difficile à réussir. Pour les Américains, ne pas intervenir en cas de conflit ouvert, c’est perdre toute crédibilité vis-à-vis du Japon, de la Corée du Sud, des Philippines et de tous les partenaires stratégiques des États-Unis en Asie-Pacifique, et sans doute partout dans le monde. La géopolitique mondiale basculerait définitivement en faveur de la Chine. Intervenir militairement pour Washington, c’est accepter un coût militaire et humain considérable – on évoque dans certains scénarios la destruction de 30 % de l’aviation américaine, et la perte de deux à quatre porte-avions sur onze. Le coût pour l’armée chinoise serait encore plus élevé. S’y ajouterait une thrombose économique mondiale de très grande ampleur. Un conflit ouvert serait en réalité une catastrophe pour tout le monde.
Au total, votre pari personnel est-il celui du statu quo pour la décennie à venir ?
Il faut distinguer la raison et l’hubris politique. Je suis de formation économique et j’essaye de peser concrètement les avantages et les inconvénients d’une stratégie, ce qui, dans le cas de Taïwan, conduirait effectivement à privilégier le statu quo. On a vu dans le cas de la Russie en Ukraine que l’hubris d’un leader autoritaire pouvait l’emporter sur une vision rationnelle des intérêts nationaux. Mais la Chine n’est pas la Russie. Xi Jinping détient certes en apparence tous les leviers de commande, mais pour une décision de cette importance, il devra composer avec les caciques du Parti communiste. Je fais donc le pari que la prudence prévaudra. Mais c’est une science inexacte…
Propos recueillis par Hubert Testard

À lire

Jacques Gravereau, Taïwan, une obsession chinoise, Hémisphères éditions/Maisonneuve et Larose, novembre 2023.

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.