Politique
Entretien

Birmanie : "Jamais l'armée n'a été aussi faible et l’union entre groupes ethniques aussi forte"

Membres du groupe ethnique rebelle Myanmar National Democratic Alliance Army après la prise du pont de la Salween près de la ville de Kunlong dans l'État Shan, au nord de la Birmanie, près de la frontière avec la Chine, le 7 novembre 2023. (Source : RFA)
Membres du groupe ethnique rebelle Myanmar National Democratic Alliance Army après la prise du pont de la Salween près de la ville de Kunlong dans l'État Shan, au nord de la Birmanie, près de la frontière avec la Chine, le 7 novembre 2023. (Source : RFA)
Trois ans après le coup d’État de la junte, le rapport de forces a fortement évolué en Birmanie. Depuis octobre dernier une alliance de groupes ethniques armées et du gouvernement d’unité nationale (NUG) a pris un nombre de territoires et de villes conséquent à l’armée des putschistes. Une contre-offensive nommée « l’opération 1027 ». La junte paraît fragilisée et incapable de regagner le terrain perdu. Son renversement est-il désormais envisageable au profit d’une démocratie fédérale et multiethnique ? Le 6 juillet, Asialyst s’était entretenu avec Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (NUG) birman. Nous faisons un nouveau point sur la situation avec elle.
Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (National Unity Government) birman. (Source : Twitter / @france-nug)
Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (National Unity Government) birman. (Source : Twitter / @france-nug)
Les revers subis par les forces de la junte dans le nord de l’État Shan depuis le lancement de l’opération 1027 fin octobre changent-ils significativement la donne sur le plan politique ?
Nan Su Mon Aung : Depuis le lancement de la guerre défensive contre la junte annoncée par le président Duwa Lashi La en septembre 2021, le conflit a connu trois grandes phases : une phase défensive en 2021, une phase d’équilibre en 2022, et enfin une phase de contre-offensive en 2023, avec pour objectif d’étendre la révolution aux zones urbaines. Jusqu’à présent, les progrès des forces de résistance telles que les Forces de défense du peuple (PDF), sous le commandement du NUG, étaient limités par les difficultés d’approvisionnement en armes modernes. Le lancement de l’opération 1027 en octobre a changé la donne, avec la capture de plusieurs centaines de bases et de dizaines de villes, la prise d’arsenaux de la junte, incluant des armements lourds, et la reddition de milliers de soldats en armes, y compris des officiers généraux, jusqu’à la mise en cause de la suprématie aérienne de la junte. Sur le plan militaire et du moral, ces revers ont donc non seulement considérablement affaibli l’armée, incapable de reprendre l’ascendant, mais ont également permis d’obtenir les armes nécessaires à la victoire, renforçant ainsi la détermination des Birmans à renverser la dictature militaire, un scénario désormais réaliste.
Dans la foulée des déboires subis par l’armée régulière face à la Brotherhood Alliance, l’autorité de Min Aung Hlaing semble de plus en plus contestée, y compris dans les rangs de la junte et de ses soutiens traditionnels. Qu’en pensez-vous ?
Les défaites humiliantes de l’armée terroriste de Min Aung Hlaing face à l’ensemble des forces de résistance coalisées ont sapé la crédibilité et la légitimité du dictateur birman, qui devait d’ailleurs sa nomination comme chef de l’armée au succès de son offensive dans le nord de l’État Shan en 2009. Du fait de l’échec du coup d’État, les critiques à son encontre se sont multipliées, tant au sein de la junte, qui a subi des purges, que parmi ses partisans traditionnels, comme les extrémistes bouddhistes ultranationalistes qui ont appelé à son remplacement. Au contraire, le NUG a renforcé sa capacité à coopérer et collaborer militairement avec les principaux groupes ethniques armés, et pour la construction du projet collectif de démocratie fédérale, par-delà les désaccords comme en attestent la déclaration de position commune du 31 janvier 2024 des organisations alliées (NUG, KNU, KNPP, CNF) et les discussions en cours avec les autres groupes. Jamais en soixante-dix ans l’armée n’avait été aussi faible, et jamais l’union entre les groupes ethniques n’avait été aussi forte.
Où en est trois ans après son lancement le mouvement de désobéissance civile ? De quelle manière pèse-t-il sur le régime ?
Le mouvement de désobéissance civile (CDM) demeure un élément central de la résistance populaire contre la junte, car la lutte contre la dictature n’est pas seulement militaire, mais inclut tous les domaines, comme la politique, l’économie, le social ou encore la culture. Malgré la répression violente, les arrestations massives, et les difficultés économiques, de nombreux Birmans continuent de boycotter les administrations et institutions contrôlées par la junte, manifestant ainsi leur opposition de manière pacifique. Cette mobilisation civile, qui n’est donc pas sans risques, exerce une pression constante sur le régime à court de personnels, contribue à tarir ses revenus, et maintient vivace l’esprit de résistance dans le pays. Les fonctionnaires du CDM, compétents et formés, sont également essentiels au fonctionnement des administrations dans les territoires libérés et à la délivrance des services publics à la population, tels que l’assistance humanitaire et les soins de santé.
Pareillement, lors des douze derniers mois, quels ont été les principaux axes, les réussites, les déceptions du NUG ?
Fin 2022, le NUG a mis en place son plan d’un an visant à faire progresser la révolution sur six fronts : politique, militaire, économique, diplomatique, administratif, ainsi que dans le domaine des relations publiques et de la guerre psychologique. Les succès actuels des différents ministères sont l’aboutissement de ce plan : succès militaires avec l’opération « 1027 », succès politiques avec les progrès du projet de démocratie fédérale, succès économiques avec la stratégie d’assèchement des revenus de la junte, la création de la Spring Development Bank et la popularité des programmes d’investissement du NUG, etc. Cependant, le NUG reste confronté à certains défis, notamment en ce qui concerne l’obtention d’une véritable reconnaissance et d’un soutien concret de la part de la communauté internationale, lesquels permettraient de vaincre plus rapidement la junte et de mettre un terme aux souffrances endurées par la population.
Aung San Suu Kyi, le président U Win Myint demeurent emprisonnés depuis trois longues et éprouvantes années ou en résidence surveillée, privés de tout lien régulier avec le monde extérieur. La communauté internationale, les grandes capitales occidentales notamment, semble là encore mollement mobilisée sur le sujet. Quel est votre opinion à ce propos ?
La détention prolongée de nos dirigeants politiques, ainsi que de toutes les personnes injustement détenues, demeure une source de préoccupation majeure, compte tenu surtout de leur état de santé et des conditions d’emprisonnement dans les geôles du régime où les sévices et les tortures sont monnaie courante. Malgré les appels répétés de la communauté internationale en faveur de leur libération, la junte a refusé de céder à la pression et a maintenu leur détention arbitraire. Il est malheureusement à craindre qu’elle tente d’instrumentaliser en dernier recours comme otages ces personnalités. Il convient également de rappeler que le NUG n’a pas fermé la porte à des négociations avec l’armée, mais à certaines préconditions seulement. La libération de l’ensemble des prisonniers politiques en fait partie, avec la fin des violences, la justice et le retrait définitif de l’armée de la politique, sans même parler du respect inconditionnel des objectifs politiques liés à l’établissement d’une union démocratique fédérale.
Selon vous, dans un semestre, dans quelle situation politique et sur le front des hostilités se trouvera-t-on en Birmanie ?
Compte tenu de la complexité des facteurs en jeu, il est bien sûr difficile de prévoir quelle sera la situation politique et militaire, même dans un futur proche. Néanmoins, certaines tendances actuelles, comme les tensions internes et l’épuisement de l’armée, qui vient de recourir à la conscription forcée pour combler ses pertes, vont s’accroître et pourraient conduire à des changements significatifs dans l’équilibre du pouvoir. De même, en ce qui concerne l’aspect militaire, les affrontements opposant les forces de la junte aux PDF et aux groupes ethniques armés vont s’intensifier, vague après vague, conformément à l’annonce des objectifs communs des principales organisations ethniques de résistance telles que les Karen, Karenni, Chin, Kachin, les membres de la Three Brotherhood Alliance, et maintenant les Pa’O, avec des implications potentielles pour la stabilité et la sécurité des pays voisins – Chine, Inde, Thaïlande et Bangladesh – où des centaines de soldats de la junte ont fui les combats dernièrement. Enfin, si rien n’est fait pour la stopper, la junte va multiplier ses crimes odieux : bombardements de bâtiments civils, écoles, hôpitaux, meurtres de femmes et d’enfants, habitations incendiées, mutilations gratuites, etc. Quatre enfants ont encore été tués et dix autres blessés la semaine dernière lors de l’attaque aérienne d’une école de réfugiés près de Demoso, dans l’État Kayah.
L’optimisme, la détermination, l’espoir et la résilience animent-ils toujours début 2024 avec autant d’ardeur les dizaines de millions de Birmans hostiles à la junte militaire ?
Malgré les défis persistants, les destructions, les crimes de guerre du régime et la détérioration continue de la situation économique et humanitaire, avec la moitié de la population vivant dans la pauvreté et près de trois millions de déplacés internes, une dynamique en faveur des forces révolutionnaires émerge depuis trois ans, soutenue par une population birmane farouchement opposée à la dictature. La récente journée de grève silencieuse, observée dans toutes les grandes villes du pays le 1er février, en est une illustration palpable. Les Birmans ont maintes fois démontré leur capacité à résister à l’oppression et à persévérer dans leur quête de démocratie, de liberté et de justice. N’ayant plus rien à perdre, ils sont désormais déterminés à aller jusqu’au bout dans cette guerre destinée à mettre fin à toutes les guerres. Mais le monde, et en particulier nos voisins régionaux, doivent reconnaître l’immensité des sacrifices auxquels nous sommes confrontés et s’engager activement aux côtés du gouvernement démocratique du NUG et de ses alliés pour en finir avec le chaos, la barbarie et l’inhumanité en Birmanie.
Propos recueillis par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.