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Birmanie : la junte défaite dans le Nord, épiphénomène ou début de la fin ?

Des soldats de la Ta'ang National Liberation Army (TNLA), groupe ethnique armée, défilent dans l'État Shan, dans le nord de la Birmanie, où l'armée gouvernementale a subi de lourdes pertes début novembre 2023. (Source : BNN)
Des soldats de la Ta'ang National Liberation Army (TNLA), groupe ethnique armée, défilent dans l'État Shan, dans le nord de la Birmanie, où l'armée gouvernementale a subi de lourdes pertes début novembre 2023. (Source : BNN)
Depuis fin octobre, la Brotherhood Alliance, un trio de groupes ethniques armées, a repris dans l’État Shan frontalier avec la Chine une centaine de postes militaires jusqu’alors au main de la junte birmane. Cette alliance a promis d’étendre son offensive à tout le pays. La Birmanie se dirige-t-elle vers une chute des généraux putschistes ou une dislocation ?
*État Shan principalement (155 000 km², 6 millions d’habitants, capitale Taunggyi, frontalier de la Chine, de la Thaïlande et du Laos) ; plus marginalement l’État Kachin et les régions de Mandalay et de Sagaing.
Fin octobre, à quelques 6 000 kilomètres de deux autres théâtres de crise majeurs, l’Ukraine et Gaza, qui accaparent jusqu’alors l’attention publique internationale. Dans le Nord-Est birman*, un trio déterminé et opérationnel de groupes ethniques armés (MNDAA, TNLA, Arakan Army) hostiles au régime militaire et composant la Brotherhood Alliance (BA), engageait sans préavis l’inédite « opération 1027 ». Une opération à l’origine officiellement destinée à débarrasser l’État Shan d’une myriade d’entreprises sino-birmanes mafieuses en tous genres. Elles proliféraient en toute impunité ces dernières années, et mécontentaient notamment l’irritable République populaire de Chine voisine.

Entre audace et effet de surprise

Une initiative audacieuse autant que périlleuse saluée par une majorité de Birmans vouant aux gémonies un régime militaire qui fait à nouveau plier sous sa botte 55 millions d’individus, depuis le putsch de février 2021. L’opération était couronnée de succès jusqu’alors. En jetant dans la bataille du Nord leurs 20 000 hommes, une dizaine de jours après le début de cette offensive, cette intrépide alliance ethnique armée et pro-démocratie aurait, selon les observateurs locaux, déjà repris dans le seul État Shan une centaine de postes militaires jusqu’alors aux mains de la Tatmadaw, l’armée gouvernementale, ainsi qu’une demi-douzaine de localités d’importance diverse.
Mercredi 8 novembre, dans un communiqué, la Brotherhood Alliance a promis d’nationaliser « l’opération 1027 » : « Nous lancerons bientôt des opérations conjointes plus efficaces avec d’autres groupes révolutionnaires armés dans tout le pays. »
Portés par les faits d’armes de cette Alliance, d’autres groupes ethniques armés s’inspirent de ce précédent remarquable pour engager parallèlement les forces régulières dans d’autres États, à l’image du Karenni National People’s Liberation Front (KNPLF) dans l’État Kayah et de son « opération 1027 » initiée en début de semaine. Des groupes de résistance occupent également les villes de Kawlin et de Khampat (région de Sagaing) dans le cadre de « l’opération 1027 ». Jeudi 9 novembre, dans un périmètre distinct de cette même région du Nord-Ouest birman, le All Burma Students’ Democratic Front, l’Arakan Army, la KIA et diverses PDF ont conjointement attaqué les forces du régime près de Tigyaing, à 250 km au nord de Mandalay, la deuxième ville du pays.

La Tatmadaw défaite localement mais pas abattue

*The Straits Times, 9 novembre 2023.
Fait relativement insolite pour être relevé ici, la junte reconnait, par la voix de Myint Swe, le président du Conseil de l’administration étatique qu’elle soutient, être confrontée à un défi sérieux inédit : elle n’a plus la haute mains ces derniers jours sur le cours des choses, agité autant qu’incertain. « Si le gouvernement ne gère pas efficacement les incidents se déroulant dans la région frontalière, le pays sera divisé en plusieurs parties, avertit Myint Swe. Il est nécessaire de gérer soigneusement cette question. Comme il s’agit d’un moment important pour l’État, le peuple tout entier doit soutenir la Tatmadaw. »* Un appel au soutien risquant de trouver un écho très relatif auprès d’une population éreintée de longue date par la botte des militaires et leur mépris notoire pour le commun des Birmans, qu’il soit bamar – l’ethnie majoritaire et de confession bouddhiste – ou pire encore, appartenant à l’un des 134 autres groupes ethniques (shan, karen, mon ou arakanais) composant le très diversifié paysage national.
*Laquelle combine divers anciens groupes ethniques armés historiquement hostiles à l’armée et la centaine de milices citoyennes locales pro-démocratie (People’s Defense Forces ou PDF). **Sur la liste américaine des personnalités birmanes sujettes à des sanctions. ***Selon la presse birmane, Moscou et Naypyidaw ont conclu des paiements bilatéraux directs afin d’échapper aux sanctions internationales. Le gouverneur de la Banque centrale birmane et des responsables russes ont évoqué l’utilisation du kyat birman et du rouble russe dans leurs échanges commerciaux et les transactions bancaires (la Russie et la Birmanie utilisent déjà le yuan chinois dans leurs transactions). ****Selon le ministre de l’Investissement et des Relations économiques extérieures de la junte, la Chine compte près de 600 projets d’investissement en Birmanie pour quelque 22 milliards de dollars.
Loin de s’avouer vaincu par les récents succès d’une résistance armée de plus en plus hardie, professionnelle et nombreuse*, le régime militaire et son inflexible généralissime Min Aung Hlaing** – un officier aujourd’hui bien plus en cours à Moscou*** et Pékin**** qu’en Occident – entendent sans tarder renverser à court terme le cours des choses. Et peu importe ce qu’il en coûterait des derniers vestiges de crédit extérieur, des souffrances infligées aux populations locales, de l’inévitable bilan humain causé par l’emploi démultiplié des bombardements aériens et de l’artillerie dans ses futures contre-offensives dans les régions dernièrement perdues – ou plutôt, enfin libérées de son joug.
Le chef de la junte a ainsi ordonné à toutes les réserves militaires de se préparer à combattre en première ligne en raison d’une pénurie de troupes de combat. Les médecins militaires-étudiants ont quant à eux reçu l’ordre de rejoindre les troupes de combat dans les zones de conflit.

Derrière la bannière du Gouvernement d’unité nationale

*Dont le socle est notamment composé de proches de la Ligne Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, de personnalités de la société civile, d’autorités ethniques locales aux valeurs démocratiques notoires.
Par définition hostile au régime militaire, le National Unity Government (NUG), gouvernement « parallèle » civil pro-démocratie*, salue autant les revers infligés dans le Nord à l’armée régulière que la montée en puissance spectaculaire des opérations militaires menées conjointement par les groupes ethniques armés et leurs supplétifs locaux, la myriade de milices citoyennes pro-démocratie locales ventilées sur tout le territoire, les People’s Defence Forces (PDF). Et ce même si la déroute locale rapide autant qu’inattendue des forces armées du régime engendre comme toujours en pareille circonstance son lot de victimes innocentes, de destructions matérielles dans des régions déjà sous-développées et sous-équipées, et de déplacements de population – plus de 40 000 personnes ces derniers jours vers la région de Sagaing et l’Etat Kachin selon l’ONU.
Jusqu’alors, les trois composantes ethniques de la Brotherhood Alliance (BA) ne s’étaient pas directement placées derrière la bannière fédérative du NUG. C’est désormais chose faite. La BA se fixe dorénavant comme objectif ultime le renversement du régime militaire. La Kachin Independence Army (KIA) et la KNDF se coordonnent à présent avec la BA.
*The Irrawaddy, 9 novembre 2023.
Pour Duwa Lashi La, le président du NUG, « le succès de l’opération 1027 a redonné espoir à toute la nation. Il montre les avantages des opérations coordonnées. Le moment est venu de réaliser le plus grand exploit militaire de la révolution […]. Si le régime accepte la défaite et la création d’une démocratie fédérale avec le droit de contrôler notre destin, le conflit se terminera rapidement. »*

La voix de Pékin

Les combats dans l’État Shan se déroulent pour certains à la périphérie de la Chine, près de Laiza. Les dégâts et victimes collatérales dont considérables. Ce qui a poussé les autorités chinoises à tenter de convaincre les diverses parties aux hostilités de cesser les combats, de reprendre le chemin de la discussion plutôt que celui des armes, et de signifier aux deux camps que Pékin ne saurait tolérer que ses intérêts frontaliers et en Birmanie, à l’image de ses multiples projets d’infrastructures et autres investissements associés aux « Nouvelle routes de la soie » – comme le China-Myanmar Economic Corridor – soient trop durement et longuement affectés par les événements en cours.
Cet été, sous la pression pékinoise, la BA avait ainsi accepté du bout des lèvres le principe de « discussions de paix » avec la junte – lesquelles n’aboutirent nulle part.

Entre vitesse et précipitation

Il est naturellement bien trop tôt pour voir dans les récents succès tactiques de la BA dans l’État Shan et dans les revers spectaculaires de l’armée régulière au service du régime militaire les prémices d’un effondrement prochain de la junte et la fin imminente d’une guerre civile n’ayant jusqu’alors que peu mobilisé la communauté internationale – à la différence du cas ukrainien. Notons que la presse internationale, certains centres de recherche, semblent prompts à hardiment s’enflammer – à tort ou à raison – sur le sujet et sa signification immédiate, à l’instar de la BBC qui dans son édition du 9 novembre titrait « La Birmanie à un tournant alors que l’armée a souffert de lourds de pertes » », ou encore du respecté think tank américain United States Institute of PEACE (USIP), dans une publication récente.
*The Irrawaddy, 10 novembre 2023. **Fondée en 2009 en tant que branche armée de la Ligue unie de l’Arakan (ULA), l’Arakan Army (AA) a commencé six ans plus tard (2015) la lutte armée contre les forces régulières birmanes.
S’il est acquis que la junte a subi ces derniers jours ses plus humiliantes défaites en deux ans face à une résistance armée de plus en plus coordonnée, transversale et opérationnelle, il est tout aussi évident qu’elle ne compte pas demeurer sans réagir et continuer à subir. Dans le Nord-Est ou ailleurs, une contre-offensive majeure prochaine doit être anticipée. Selon la presse birmane*, dans l’ouest du pays, la junte a consolidé ses positions dans les villes de l’État d’Arakan lors de la semaine écoulée et aurait notamment en point de mire prochain les forces de l’Arakan Army (AA)**.
*Pour rappel, le généralissime Min Aung Hlaing, chef de la junte, s’est déplacé à plusieurs reprises à Moscou depuis le coup d’État de février 2021.
Cet affaiblissement – temporaire ou définitif – de la junte sur le terrain des combats dans le Nord ne doit pas laisser à penser que les généraux ont définitivement perdu la main. Ils sont loin de renoncer déjà si facilement à leur emprise transversale – politique, économique et commerciale – sur le pays. Loin d’être prêts à dialoguer avec sincérité avec le NUG honni. D’autant plus que le régime n’a pas vraiment l’air à cette heure désavoué par ses paratonnerres diplomatiques et militaires privilégiés. Du 7 au 9 novembre, la marine birmane* et son homologue russe effectuaient des manœuvres communes en mer des Andaman. Mardi 7 novembre, selon l’ambassade de Chine en Birmanie, les autorités chinoises et birmanes paraphaient divers accords d’achat d’électricité générée par des centrales solaires mises en œuvre conjointement par PowerChina Resources Ltd et le ministère birman de l’Électricité.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.