Politique
Entretien

Birmanie : "Pour vaincre la junte, le NUG a besoin du soutien militaire de la communauté internationale"

Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (National Unity Government) birman. (Source : Twitter / @france-nug)
Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (National Unity Government) birman. (Source : Twitter / @france-nug)
Voilà bientôt deux ans et demi que la botte des militaires a repris le dessus sur les espérances démocratiques des 55 millions de Birmans. Opéré le 1er février 2021 par le biais d’un coup d’État militaire faisant une fois encore peu cas du sort ténu de la population et d’une économie toutes deux durement éprouvées par la pandémie de Covid-19, le retour aux affaires des généraux au « pays de la Dame » Aung San Suu Kyi, réalité déjà consternante en soi, semble hélas déjà s’ancrer dans un décor de quasi-anonymat ou presque, sinon d’inéluctabilité. Si le concert des nations réprouve bien évidemment dans sa majorité ce nouvel aventurisme des hommes en uniforme en ces terres de bouddhisme, sa concomitance avec la fin de la pandémie et, depuis février 2022, avec l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, relègue le drame birman loin des priorités de l’homme de la rue, en Occident à tout le moins. Pour le plus grand bonheur de la junte. Comment évaluer le rapport de forces entre les militaires putschistes et la résistance armée ? Asialyst s’est entretenu avec Nan Su Mon Aung, représentante en France du gouvernement d’unité nationale (NUG) birman.
Quelle est votre analyse de la situation actuelle sur le terrain des combats, entre les forces de la junte d’un côté, et les People’s Defence Forces et les organisations ethniques armées de l’autre ?
Nan Su Mon Aung : Après la répression sanglante des manifestations contre le coup d’État du général Min Aung Hlaing le 1er février 2021, le gouvernement d’unité nationale (NUG) birman a créé les Forces de défense du peuple [People’s Defence Forces ou PDF] pour protéger la population, et déclaré une guerre défensive contre l’armée. Avec plus de 60 000 soldats répartis dans 250 cantons, les PDF sont désormais bien équipées et collaborent avec les organisations de résistance ethniques [dîtes Organisations ethniques armées ou OEA, NDLR]. Le NUG prévoit une contre-offensive en 2023, année décisive, alors que la junte a subi en deux ans de lourdes pertes avec plus de 50 000 soldats tués, blessés ou ayant fait défection. Les attaques contre les bases militaires et les postes de police se poursuivent, avec récemment la reddition d’un bataillon entier dans l’État Kayah (ou État Karenni). Le NUG mène également des opérations clandestines en zones urbaines. La junte répond à ses échecs sur le terrain en bombardant sans discrimination les civils et en commettant des atrocités criminelles sur la population lors de raids meurtriers. Cependant, ces tactiques se révèlent inefficaces face à la guérilla et renforcent la détermination du peuple à lutter.
Les PDF et les organisations ethniques armées (OEA), en plus de l’opposition d’une majorité de Birmans, peuvent-ils faire plier la junte et la contraindre à terme à négocier un retrait du pouvoir ?
La junte birmane est en train de perdre face à une résistance farouche de la population sur le terrain. Ses troupes sont démoralisées et le recrutement est difficile. À terme, cette situation n’est pas tenable. Malgré cela, elle dispose d’avions et d’hélicoptères de combat, fournis par la Russie et la Chine, permettant d’infliger un maximum de souffrances à la population. Les dépenses militaires atteignent cette année 2,7 milliards de dollars, soit un tiers du budget de l’État. Les généraux sont prêts à détruire le pays et à massacrer la population, plutôt que de renoncer au pouvoir. Ils ne négocieront qu’en dernier recours. Sans aide extérieure et financé uniquement grâce à la solidarité des Birmans, le NUG est capable de vaincre, mais un soutien de la communauté internationale en termes de moyens, d’armes et de systèmes de défense anti-aérienne accélérerait cette dynamique et réduirait les pertes civiles. La durée de la révolution dépendra aussi de la situation politique régionale et de l’attitude des pays voisins. Enfin, l’issue de la guerre en Ukraine est cruciale, car la Russie est le principal soutien de la junte birmane.
Quelles sont à court terme les chances d’un « dialogue » entre la junte et le NUG ?
La junte birmane persiste dans son refus du dialogue. Elle a ainsi promis d’anéantir la résistance et commis des massacres sans interruption, considérant que le « consensus en cinq points », plan de paix de l’ASEAN conclu en avril 2021, n’avait aucune portée contraignante. De son côté, le NUG a reçu un mandat du peuple pour mener la révolution, mais il ne peut entreprendre aucune action sans le soutien des Birmans, qui demandent le retrait total de l’armée de la sphère politique, l’établissement d’une démocratie fédérale inclusive et la poursuite en justice des criminels de guerre. Les militaires ont dépassé les limites dans l’horreur, et il est désormais trop tard pour les pardonner. C’est à ces seules conditions, dont la réalisation à court terme est improbable, que le NUG acceptera de négocier.
Les élections générales (auxquelles ne devraient pas participer la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi) évoquées par la junte ont-elles quelque chance d’avoir lieu ? Les Birmans ne risquent-ils pas de boycotter très majoritairement ce scrutin ?
La tenue d’élections est la seule issue envisagée par la junte pour légitimer son pouvoir. Initialement prévues en août 2023, conformément à la Constitution de 2008 qui limite l’état d’urgence à deux ans, elles ont été repoussées indéfiniment par la junte elle-même. Cette dernière a admis que les conditions n’étaient pas réunies, après avoir perdu le contrôle de la majorité des cantons du pays. Néanmoins, des rumeurs circulent concernant la possibilité d’organiser des élections en ligne. Il est cependant évident que ces pseudo-élections n’auront aucune chance d’être libres et équitables, et seront massivement boudées par les électeurs dès lors que les partis politiques ayant remporté près de 90 % des sièges en 2020, notamment la LND, ont été interdits par la junte en mars. Malgré ses fausses accusations utilisées pour justifier le coup d’État, les élections de 2020 ont été considérées comme libres et équitables par les observateurs internationaux. Par conséquent, il n’y a aucune raison valable d’organiser de nouvelles élections.
Quel regard portez-vous, deux ans après le coup d’État, sur la communauté internationale et son incapacité à infléchir la junte, alors même que la mobilisation extérieure contre la Russie, en soutien de l’Ukraine, est considérable ?
Les membres de la communauté internationale ont confié à l’ASEAN la responsabilité de résoudre la crise en Birmanie, mais aucune avancée n’a été réalisée en deux ans, malgré l’exclusion des dirigeants de la junte des sommets de l’ASEAN et l’adoption d’une résolution sur la Birmanie par le Conseil de sécurité de l’ONU en décembre 2022. L’armée, au lieu de mettre fin à la violence, a intensifié les abus et manipulé les envoyés spéciaux de l’ONU pour obtenir une légitimité internationale. Les Ukrainiens et les Birmans luttent pour la démocratie et la liberté. Il ne peut y avoir « deux poids, deux mesures ». Le NUG demande à la communauté internationale d’agir fermement en renforçant le soutien direct au NUG, en adoptant une approche plus forte au sein de l’ASEAN et en mobilisant le soutien international pour obtenir justice. Il est crucial de souligner que la stabilité en Birmanie, qui est dans l’intérêt de la région Indo-Pacifique et de ses voisins tels que la Chine et l’Inde, ne peut être atteinte sans respecter la souveraineté populaire, exprimée lors des élections de 2020.
Comment décrire aujourd’hui la situation économique du pays et de la population ?
La situation est tout simplement catastrophique. Selon la Banque mondiale, le pays connaît depuis le coup d’État du 1er février 2021 une contraction majeure de son économie, avec une baisse de 10 % du PIB, et la plus faible croissance de la région. Les fuites de travailleurs qualifiés et des investissements étrangers limitent les perspectives économiques. Les mesures ineptes prises par la junte, telles que le contrôle des changes, la tutelle du secteur bancaire et les restrictions à l’importation, ont exacerbé la crise économique. Environ un tiers de la population a besoin d’une aide de base, la moitié se trouve dans une situation économiquement précaire et le taux de chômage touche près de 40 % de la population active. L’hyperinflation, due aux prix élevés du carburant et à la dépréciation de la monnaie nationale, affecte particulièrement les ménages à faible revenu. De plus, le cyclone Mocha a ravagé l’ouest du pays en mai 2023, tandis que les ONG humanitaires ont été empêchées d’accéder aux zones touchées. Malgré les efforts du NUG pour mettre en place des solutions alternatives, tels que des prêts aux entreprises, une banque centrale intérimaire et un système de paiement numérique, la crise politique, les actions prédatrices du régime et les violences continuent de paralyser durablement l’économie.
La junte pourrait-elle accepter la remise en liberté d’Aung San Suu Kyi en échange de contreparties politiques ?
Aung San Suu Kyi a été arrêtée le 1er février 2021 et condamnée à des peines cumulées de 33 ans d’emprisonnement à l’issue de procès iniques. Cette arrestation visait clairement à l’écarter de la scène politique birmane et à l’utiliser comme moyen de pression, car elle reste une icône pour les Birmans. La question de savoir si la liberté d’Aung San Suu Kyi pourrait être échangée contre des concessions politiques ne concerne que l’intéressée elle-même. Elle a reçu à plusieurs reprises des délégations envoyées par la junte, vraisemblablement pour engager des négociations, mais elle a toujours rejeté leurs propositions malgré ses conditions de détention déplorables, tout comme le président Win Myint. Aung San Suu Kyi est pleinement consciente de la situation politique actuelle et privilégiera toujours l’intérêt général national plutôt que son intérêt personnel. C’est précisément parce qu’elle a refusé de céder aux pressions de l’armée que le coup d’État a été perpétré.
Le NUG est-il déçu de la position « timide » de certains pays voisins de la Birmanie vis-à-vis de la junte ?
Le NUG a appelé les pays voisins à respecter la volonté et la souveraineté des Birmans, notamment la Chine et la Thaïlande, dont le gouvernement, malgré sa défaite électorale récente, tente de renforcer la légitimité du régime militaire en l’invitant à des réunions régionales, au mépris de la présidence indonésienne de l’ASEAN. La stabilité de la Birmanie est cruciale pour la région et la zone Indo-Pacifique. Face aux dictatures qui s’entraident, l’union des pays démocratiques est nécessaire pour soutenir ceux qui luttent pour la démocratie. De plus, la normalisation de l’image de la junte envoie un message particulièrement dangereux au monde : les criminels de guerre birmans peuvent-ils attaquer impunément la démocratie, massacrer leur peuple et mettre leur pays à feu et à sang sans conséquences ni justice ? Cela crée un précédent alarmant qui pourrait inciter d’autres pays à suivre cet exemple.
Qu’en est-il de la position française ?
Le gouvernement français a été l’un des premiers à condamner le coup d’État en Birmanie et à reconnaître le résultat des élections de 2020, ainsi que les représentants élus dont le NUG est issu, suscitant d’énormes espoirs parmi la population birmane. Alors que le Sénat français a adopté en 2021 une résolution portant sur la nécessité de reconnaître le NUG, l’Assemblée nationale française a voté en 2022 une résolution portée par la majorité présidentielle, demandant au contraire de ne pas reconnaître la junte. La position constante de la France à ce sujet est qu’elle reconnaît les États, pas les gouvernements. Elle a toutefois qualifié le régime militaire « d’illégitime » et « illégal ». Actuellement, la France fournit une aide humanitaire à la Birmanie, soutient les sanctions européennes et mène une diplomatie active. Nous sommes bien sûr reconnaissants pour l’aide apportée, mais il serait possible de faire davantage. Le NUG a constamment appelé la France à le reconnaître formellement en tant que seul gouvernement de Birmanie et attend toujours des engagements de haut niveau de sa part. Par ailleurs, il lui est demandé d’apporter un soutien direct et concret, financier, matériel et technique, au NUG, ainsi qu’à ses partenaires ethniques.
Propos recueillis par Olivier Guillard

Pour aller plus loin

Amaury Lorin, Variations birmanes, éditions Samsa, Bruxelles, 2022.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.