Politique
Analyse

La Corée du Nord aide l’armée russe en Ukraine, la Chine en embuscade

Des soldats nord-coréens lors d'une parade militaire à Pyongyang le 15 avril 2017. (Source : CNN)
Des soldats nord-coréens lors d'une parade militaire à Pyongyang le 15 avril 2017. (Source : CNN)
Selon la Maison Blanche, la Corée du Nord, proche allié de la Chine, apporte une aide militaire importante à l’armée russe en Ukraine sous la forme de missiles et de munitions. Une escalade qui en dit long sur une guerre par procuration à laquelle prend également part l’Iran, un autre allié de Pékin.
C’était un secret de polichinelle depuis des mois déjà. Le régime de Kim Jong-un s’est tellement rapproché de celui de Vladimir Poutine que désormais il lui livre des armes en quantité, y compris des missiles balistiques très précieux pour l’armée russe sur le terrain de l’Ukraine. Selon la chaîne américaine CNN, deux livraisons de missiles balistiques de courte portée nord-coréens ont eu lieu depuis le début de l’année, ce qui constitue une « escalade » dans le soutien apporté par Pyongyang à Moscou dont les conséquences sont graves, a expliqué la Maison Blanche le 4 janvier dernier.
L’armée russe a fait usage de missiles nord-coréens sur le théâtre ukrainien les 30 décembre et 2 janvier, a précisé le porte-parole de la Commission à la sécurité nationale américaine John Kirby. Au total, au moins 500 missiles et drones de fabrication nord-coréenne ont été tirés en Ukraine par l’armée russe autour du Nouvel An, indique de son côté le gouvernement ukrainien qui a montré à la presse étrangère des débris de missiles qui attestent de leur origine.
« Du fait en partie de nos sanctions et des contrôles sur les exportations, la Russie s’est retrouvée de plus en plus isolée sur la scène internationale et [les dirigeants russes] ont été contraints de se tourner vers des pays comparables pour y trouver des équipements militaires, a ajouté John Kirby, lors d’un briefing. Et nous l’avons dit publiquement : l’un de ces États est la Corée du Nord. Ceci représente une escalade significative et inquiétante dans le soutien de [la Corée du Nord] à la Russie. Nous pensons que la Russie et la Corée du Nord vont tirer des enseignements de ces tirs. »
Parallèlement, la Corée du Nord fait monter la tension avec la Corée du Sud. Le 6 janvier, elle a tiré 60 obus à proximité de l’île sud-coréenne de Yeonpyeong, au lendemain d’une première salve qui avait déclenché la riposte de Séoul avec des exercices à munitions réelles dans la région. D’autres tirs ont eu lieu le 7 janvier.

Informations précieuses

Pour certains analystes familiers de ces deux pays, la Corée du Nord pourra retirer des informations précieuses sur les conditions réelles de l’utilisation de ses missiles sur un théâtre de guerre. Des informations qui lui font défaut lorsqu’elle procède à des tirs en mer à proximité de son ennemi, la Corée du Sud.
« Il sera intéressant [pour Pyongyang] de voir les performances de ces missiles dans un environnement plus opérationnel et en dehors de la machine de la propagande nord-coréenne, particulièrement en matière de précision et d’efficacité des systèmes de guidage utilisés », explique à CNN Joseph Dempsey, chercheur associé pour la défense et analyste militaire du International Institute for Strategic Studies.
Pour Ankit Panda, chercheur senior du Nuclear Policy Program du Carnegie Endowment for International Peace, l’utilisation par la Russie de ces missiles contre l’Ukraine permet à la Corée du Nord de collecter des données sur la façon dont ces missiles pénètrent les lignes de défense en territoire ennemi dans des conditions semblables à la Corée du Sud et sur les réactions de l’adversaire comme pourraient être celles de la défense sud-coréenne et des Etats-Unis en territoire sud-coréen. « En termes techniques, je suis d’avis que les Nord-Coréens seront très intéressés par les performances de leurs missiles contre les systèmes de défense anti-missiles occidentaux », souligne Ankit Panda.

Armes russes

« En échange de son soutien, nous pensons que Pyongyang cherche une aide de la Russie, y compris des chasseurs, des missiles sol-air, des véhicules blindés, des équipements de production de missiles balistiques, divers matériels de guerre et d’autres technologies avancées, a encore expliqué John Kirby qui s’exprimait devant la presse à la Maison Blanche. Tout ceci aurait des conséquences inquiétantes pour la péninsule coréenne et la région Asie-Pacifique. »
Les objectifs de Kim Jong-un sont en priorité la Corée du Sud, les États-Unis et le Japon, pays qui conservaient jusque-là un large avantage dans le domaine militaire face au « royaume ermite » du fait de son isolement dans la région. En effet, ces trois pays possèdent chacun des chasseurs furtifs F-35 qui leur permettront de pénétrer dans l’espace aérien nord-coréen et les systèmes de défense nord-coréens.
Mais la livraison par la Russie de ces nouveaux équipements militaires, dont tout particulièrement des missiles sol-air sophistiqués et des stations radar de dernière technologie, changerait la donne, a averti John Kirby.
Les autorités américaines craignent de surcroît que la Russie livre à la Corée du Nord des technologies capitales pour la fabrication d’armes nucléaires plus sophistiquées que celles que possède déjà Pyongyang. D’autres technologies ultra-sensibles russes telles que des secrets de fabrication de sous-marins lanceurs d’engins nucléaires et de satellites espions pourraient également tomber dans les mains de Kim Jong-un, dictateur notoirement imprévisible qui a régulièrement menacé la Corée du Sud d’un feu nucléaire qui l’effacerait de la surface du globe.
La Russie pourrait également fournir à la Corée du Nord une aide financière, estime Lee Jang-wook, chercheur au Center for Security du Korea Institute for Defense Analyses (KIDA). « Le plus grand bénéfice sera pour la Corée du Nord de servir des exportations de ses armes comme d’un revenu financier, précise-t-il à CNN. Ces revenus pourraient constituer un soutien financier supplémentaire pour fabriquer davantage d’armes nucléaires. »

Livraisons impossibles à interrrompre

Les experts occidentaux estiment que la Russie a tiré plus de dix millions d’obus et missiles sur l’Ukraine au cours de l’année 2023. La Corée du Nord possède un arsenal de missiles d’une technologie certes ancienne mais estimé à plusieurs millions d’unités. De conception soviétique, ces obus sont peu précis et beaucoup explosent lors de leur lancement ou ratent leurs cibles. Mais pour la Russie, ces armes sont précieuses du fait de la pénurie croissante dans les stocks russes. La Corée du Nord possède également des fusées de type Howitzer qui, elles aussi, seraient très utiles pour l’armée russe.
Ces missiles nord-coréens « vont permettre à la Russie de poursuivre ses attaques en profondeur [à l’intérieur du territoire ukrainien] sans épuiser ses propres stocks de missiles », observe Ankit Panda. Les missiles nord-coréens ont une portée jusqu’à 900 kilomètres, selon John Kirby, ce qui permet à Moscou de frapper des objectifs depuis des lanceurs placés loin des zones frontières avec l’Ukraine où ils seront des cibles plus difficiles à atteindre par les forces ukrainiennes.
Il existe un autre avantage pour Moscou, souligne Ankit Panda : « Du fait de la longueur de la frontière terrestre que partagent la Russie et la Corée du Nord, il sera quasi impossible pour les pays occidentaux d’interrompre les livraisons de Pyongyang qui les poursuivra aussi longtemps qu’elle souhaitera continuer sa coopération avec la Russie. »
Pour l’Ukraine, ces livraisons assombrissent notablement l’horizon. « Nous nous attendons à ce que la Russie fasse usage de davantage de missiles nord-coréens pour cibler les infrastructures civiles ukrainiennes et tuer des populations ukrainiennes innocentes », prévoit John Kirby.

L’Ukraine pénalisée

Kim Jong-un s’était rendu en visite en Russie le 13 septembre dernier à bord d’un train blindé et y avait rencontré Vladimir Poutine dans un site secret proche du cosmodrome Vostochny dans l’Extrême-Orient russe. Des images de propagande russes et nord-coréennes ont montré les deux dictateurs en train de déjeuner avec au menu une salade de canard et de crabe et des vins russes. Kim Jong-un et Vladimir Poutine avaient alors célébré « une lutte sacrée » qu’ils entendent mener contre « l’impérialisme occidental », rapporte The Economist.
Le 5 décembre, la Maison Blanche a diffusé des photos qui, selon elle, montrent un premier convoi d’armes qui était parti de Corée du Nord peu après cette rencontre. Depuis, quelque 300 conteneurs ont été observés dans le port nord-coréen de Najin les 7 et 8 septembre, selon la Maison Blanche. Ces conteneurs ont ensuite été transportés par le navire russe M/V Angara jusqu’au port russe de Dunay, qui fait face à la mer du Japon où ils sont arrivés le 12 décembre, soit la veille de la rencontre entre Kim Jong-un et Vladimir Poutine. De là, ils ont voyagé par voie ferrée jusqu’à Tikhoretsk, situé a 250 kilomètres de la frontière ukrainienne où ils sont arrivés le 1er octobre, selon le New York Times.
Selon Forbes, l’armée russe a fait usage de missiles à poudre nord-coréens KN-23 qui ont infligé des dommages conséquents en Ukraine. Une source militaire non identifiée indique au magazine américain que deux de ces missiles ont frappé une unité logistique de l’armée ukrainienne ces derniers jours et détruit une dizaine de véhicules blindés.
Ces missiles KN-23, de conception similaire aux missiles russes Iskander qui se raréfient, transportent des charges explosives de plus de 500 kilos, que l’armée ukrainienne ne possède pas. L’armée russe détient ainsi un avantage important dans ce domaine sur son ennemi qui ne dispose à ce jour que de trois batteries de missiles Patriot américains de défense anti-missiles, l’un vraisemblablement installé à Kiev, un deuxième à Odessa et le troisième à Kharkiv.
L’armée ukrainienne ne dispose que de missiles de fabrication ukrainienne Tochka-U dont la portée est limitée à 100 kilomètres et de missiles anti-missiles de fabrication russe S-200 d’une technologie aujourd’hui largement dépassée, rappelle Forbes. Kiev a d’autre part dû s’engager à ne pas faire usage des missiles de longue portée qui lui ont été livrés par le Royaume-Uni, les États-Unis et la France pour frapper des cibles à l’intérieur du territoire russe.
Par ailleurs, du fait de la raréfaction de ses propres armes, la Russie s’est aussi tournée vers l’Iran, un autre Etat voyou lui aussi proche allié de la Chine, qui a d’ores et déjà livré de grandes quantités de drones militarisés Shahed-136, fabriqués à partir d’une technologie chinoise. Des chercheurs américains, cités par le New York Times, en sont arrivés à la conclusion que la Russie semble aujourd’hui en capacité de répliquer elle-même ces drones dans ses usines d’armements.
Ces événements interviennent alors que le président américain Joe Biden s’efforce d’arracher du Congrès américain des aides financières et militaires supplémentaires pour l’Ukraine. Une demande d’aide de 24 milliards de dollars est gelée par les Républicains conservateurs de la Chambre des Représentants.

Avantages pour Pékin

Tout ceci se déroule sous le regard visiblement bienveillant de la Chine pour qui cette coopération militaire entre Moscou et Pyongyang a un triple avantage. Le premier, le plus important, est de permettre à son quasi-allié russe de poursuivre sa guerre brutale contre l’Ukraine, une sorte de guerre par procuration qui permet à la Chine de ne pas s’engager publiquement. Elle lui évite ainsi des sanctions financières et économiques de l’Occident si elle prenait une part active à une aide militaire à la Russie. Ces sanctions tomberaient au plus mal pour son économie qui traverse une crise inédite depuis plus de quatre décennies.
Deuxième avantage : elle permet à Vladimir Poutine de se maintenir au pouvoir et au régime russe de ne pas sombrer avec lui. Or il constitue pour la dictature chinoise un appui géopolitique de première importance au moment où l’isolement de Pékin a lui aussi progressé ces dernières années.
Le troisième est pour la Chine de compliquer énormément les capacités militaires américaines qui, outre l’Ukraine, sont déjà lourdement engagées au Moyen-Orient avec la guerre sans merci livrée par Israël contre le Hamas, organisation terroriste coupable d’exactions d’une atrocité rarement vue le 7 octobre contre des civils israéliens.
A tout cela, il faut encore ajouter l’entrée en campagne de Joe Biden et de son concurrent Donald Trump, un autre foyer de tensions extrêmes qui se sont déjà fortement aiguisées avant les élections américaines de novembre prochain. Joe Biden a accusé son rival d’user dans ses meetings de campagne de propos qui rappellent ceux de l’Allemagne nazi. Donald Trump, fidèle à ses provocations populistes, a, lui, mis en garde la population américaine sur le danger d’une réélection de Joe Biden risquerait: le déclenchement d’une Troisième Guerre mondiale.
Tant la Chine que la Russie, l’Iran et la Corée du Nord espèrent ardemment la réélection de l’ex-président républicain en novembre. Celle-ci constituerait, à n’en pas manquer, le signal d’une débâcle pour des démocraties occidentales déjà fragilisées et une victoire pour les régimes totalitaires, dont le principal gagnant serait la Chine.
Par Pierre-Antoine Donnet

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).