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Analyse

Crise dans l'armée chinoise : toutes les "absences" sont-elles des "disparitions" ?

Absent depuis dix jours, le général chinois Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale, a-t-il "disparu" ? (Source : Bloomberg)
Absent depuis dix jours, le général chinois Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale, a-t-il "disparu" ? (Source : Bloomberg)
L’armée chinoise traverse une crise sérieuse. La « disparition » du ministre de la Défense Li Shangfu s’inscrit dans la « lutte anti-corruption » qui touche la Force des Missiles. Mais il est une « absence » plus préoccupante encore, celle du numéro deux de l’armée après Xi Jinping, le général Zhang Youxia, qui se fait « discret » depuis dix jours. Le principal allié de Xi au sein de l’appareil militaire serait-il en danger ?
Zhang Youxia (张又侠), le numéro deux de la Commission militaire centrale et allié le plus important de Xi Jinping au sein de l’Armée populaire de libération (APL), a brillé par son absence à la réunion du 15 septembre. La réunion portait sur la mise en place de l’étude de la « pensée Xi Jinping » dans l’appareil militaire. Cela dit, il n’était pas la seule figure de haut niveau à être absent. Selon la liste des noms mentionnée dans le Quotidien du Peuple, étaient aussi absents le ministre de la Défense Li Shangfu (李尚福) et Liu Zhenli (刘振立), chef d’état-major interarmées de la Commission militaire centrale. Considérant toutes les rumeurs qui circulent à sur la disparition de Li Shangfu – ainsi que sur bien d’autres hauts cadres de la Force des missiles, notamment l’ancien ministre de la Défense Wei Fenghe (魏凤和) -, il est légitime de s’interroger sur le bien-être de Zhang.
Avant de se jeter dans le puits sans fond des spéculations, il faut garder en tête deux choses. Premièrement, l’âge de Zhang Youxia, qui a vu son mandat renouvelé en octobre 2022 : il a 73 ans. Ce faisant, contrairement à d’autres comme Qin Gang (秦刚), 57 ans, il est possible que la santé de ce général trois étoiles soit en jeu. Deuxièmement, ce n’est pas la première fois que Zhang est absent de réunions importantes. Par exemple, il n’était pas présent lors d’une rencontre du Politburo le 29 mai dernier et il n’avait pas accompagné Xi lors de son inspection de la région militaire de Mongolie-Intérieure le 7 juin. Zhang était également absent le 21 juillet lors de la « All-Army-Party building conference » (全军党的建设会议), une conférence qui n’a lieu qu’une fois tous les cinq ans.

*(groupe dont fut membre le général Xu Caihou, accusé de coup d’État avec Bo Xilai)
Cela dit, Zhang Youxia était présent lors de la visite de Xi Jinping au 78ème groupe armé*, à Harbin le 8 septembre – il apparaît clairement sur les photos. Ainsi, contrairement à certaines rumeurs qui le donneraient « disparu » en même temps que Li Shangfu, Zhang semble n’avoir été absent que depuis seulement une dizaine de jours. En outre, au-delà des inspections militaires ou des rencontres du Politburo, Zhang Youxia n’a aucune raison de devoir « demeurer à la vue de tous » – contrairement à Qin Gang, par exemple.
Y aurait-il d’autres motifs, liées au présent tremblement de terre qui secoue la Force des missiles et la structure de commandement de l’APL, pour justifier l’accent mis sur l’absence de Zhang ? Considérons au moins deux raisons de s’attarder sur son absence : primo, c’est Zhang qui a précédé Li Shangfu à la tête du département du Développement de l’équipement de la Commission militaire centrale ; secundo, Zhang Youxia est à présent le général le plus haut gradé, le plus expérimenté et le plus puissant au sein de l’APL.
Revenons sur la première de ces deux raisons. S’il existe un problème de corruption au sein de la structure de l’approvisionnement, il n’a sûrement pas pris forme sous le mandat de Li Shangfu – même si le mémo du 26 juillet de la Commission militaire centrale vise la période 2017 à aujourd’hui, soit la période de Li Shangfu -, mais bien avant. En ce sens, comme la Commission centrale d’inspection disciplinaire a pour logique de « tourner la lame vers l’intérieur » (刀刃向内, daoren xiangnei), Li Xi (李希), le patron de la Commission, voudra impérativement aller au fond des choses afin de prouver sa valeur à Xi Jinping.

« Effet Lin Biao »

La deuxième raison – le grade, l’expérience et la puissance de Zhang – fait allusion à « l’effet Lin Biao ». Ce dernier est directement lié à l’affaire Wagner, la société de sécurité privée fondée par Evgueni Prigojine. Cette affaire – la tentative avortée de coup d’État et ses ramifications au sein de l’armée russe – a créé une atmosphère des plus tendues au sein du Parti, obligeant presque Xi Jinping à chercher les traitres au sein de la Force des missiles, seule section de l’APL à même de « recréer » un incident de type Lin Biao, soupçonné par Mao de vouloir prendre sa place puis mort mystérieusement dans un « accident d’avion » en 1971. Cette crainte, justifiée ou non, à l’égard de la Force des missiles, pourrait aussi expliquer pourquoi Xi limite à présent ses mouvements en avion à l’étranger.
Autrement dit, « l’effet Lin Biao » exige l’existence d’une ou de plusieurs figures comparables à l’ancien maréchal dans l’entourage de Xi. Bien entendu, on peut penser à Li Shangfu, mais aussi à Li Yuchao (李玉超), ex-commandant de la Force des missiles, ou bien à Liu Yazhou (刘亚洲), ancien commissaire politique de l’Université nationale de la Défense et beau-fils de Li Xiannian (李先念), président de la République populaire de 1983 à 1988. D’autres pensent également à Zhang Youxia. Encore une fois, Zhang est l’allié le plus puissant que Xi possède au sein de l’APL, le plus décoré et celui qui impose le plus le respect. Tout cela permet de comprendre pourquoi ses absences répétées éveillent les soupçons.
IL existe aujourd’hui un climat de méfiance extrême au sein du Parti. Xi Jinping semble faire confiance à Cai Qi (蔡奇), le secrétaire du secrétariat du Parti, et au Premier ministre Li Qiang (李强). Mais il commence à se méfier d’autres dirigeants comme le ministre de la Sécurité publique Wang Xiaohong (王小洪). Ce climat pourrait-il amener Xi Jinping à douter de Zhang Youxia ? Nul ne le sait. Se pourrait-il alors que certains cadres du haut commandement de l’APL cherchent à nuire à Zhang ? Après tout, plusieurs noms dans la liste des « disparus » – outre Zhang Youxia, Liu Yazhou et Li Yuchao – ne sont pas très enthousiastes à l’idée d’une campagne militaire contre Taïwan.
Zhang Youxia est à l’heure actuelle l’un des personnages clés de l’administration Xi. Il est probablement l’un de ses seuls véritables alliés au sein du haut commandement de l’APL. Les autres obéissent, sans toutefois être de vrais convertis. Le rôle de Zhang – la figure stabilisatrice en ces temps de transition – ne pourra pas être repris par He Weidong (何卫东), le second vice-président de la Commission militaire centrale.
Espérons que cette hypothèse de remplacement de Zhang, hypothèse qui, selon les critères et l’histoire du Parti, demeure dans le domaine du possible, ne se matérialise pas durant cette période de crise prolongée que traverse le Parti. Cela ferait taire les voix qui tentent de calmer le jeu sur la stratégie taïwanaise, et d’envenimer la situation des deux côtés du détroit.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.