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Chine : ce que signifie la "disparition" du ministre de la Défense

Le ministre chinois de la Défense Li Shangfu lors de sa dernière apparition le 29 août à Pékin, lors d'un Forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité. (Source : Sound Telegraph)
Le ministre chinois de la Défense Li Shangfu lors de sa dernière apparition le 29 août à Pékin, lors d'un Forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité. (Source : Sound Telegraph)
Et de deux ! En l’espace de deux mois et demi, un second membre clé du gouvernement chinois est porté disparu. Après le ministre des Affaires étrangères Qin Gang, c’est son collègue de la Défense, Li Shangfu, qui manque à l’appel. Cela déjà fait plus de deux semaines. Selon l’ambassadeur américain au Japon, Li serait assigné à résidence. Comment expliquer cette nouvelle « disparition » ? Que penser de cette accumulation « d’absences » au plus haut niveau ?
Au moment de la rédaction de cet article, le ministre chinois de la Défense, Li Shangfu, a disparu depuis plus de deux semaines. Il ne s’est pas présenté à plusieurs réunions importantes et a été vu pour la dernière fois le 29 août à Pékin, lors du Forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité (中非和平安全论坛). Il a également annulé sa participation à une réunion annuelle avec les dirigeants de la défense vietnamienne. Son absence prolongée a conduit Reuters à suggérer que Li était peut-être à l’heure actuelle assigné à résidence. D’autres ont suggéré que Li avait été emmené pour un « interrogatoire plus approfondi » dans le cadre d’un renouveau de la « lutte anticorruption » qui secoue la Force des missiles de l’Armée populaire de libération (APL).
Li a passé la majeure partie de sa carrière au sein du Département général de l’Armement (总装备部). Il a servi sous l’ancien ministre de la Défense Chang Wanquan (常万全), un associé de l’ancien président Hu Jintao, avant d’être recruté par Zhang Youxia (张又侠), le principal allié de Xi Jinping au sein de l’appareil de l’APL, après le XVIIIème Congrès du Parti en novembre 2012. En août 2017, Li Shangfu a ensuite été promu chef du département du Développement des Équipements (委装备发展部) par Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale. Cette promotion lui a garanti une place au Comité central du XIXème Congrès du Parti. C’est également grâce au soutien continu de Zhang que Li a été élu à la Commission militaire centrale lors du XXème Congrès du Parti. Sa relation étroite avec Zhang rend donc sa disparition soudaine quelque peu curieuse.

La problématique de la Force des missiles

Lorsqu’on revient sur la carrière de Li au sein du département de l’Armement et du département du Développement des Équipements, l’hypothèse selon laquelle il aurait été emporté par le tourbillon anticorruption qui « rectifie » actuellement la Force des missiles de l’APL pourrait faire sens. Plus encore, sa disparition et potentielle mise en examen seraient la prochaine étape logique après la disparition de divers responsables de la Force des missiles comme Li Yuchao (李玉超), Ju Gansheng (巨乾生), Shang Hong (尚宏), Liu Guangbin (刘光斌), Zhang Zhenzhong (张振中), Wei Fenghe (魏凤和), Zhang Fusheng (张福生) et la mort de Wu Guohua (吴国华).
*关于征集全军装备采购招标评审专家违规违纪线索的公告.
De plus, le 26 juillet dernier, la Commission militaire centrale a publié une annonce obligeant le personnel concerné à signaler toute corruption potentielle dans le secteur des achats d’armes depuis 2017*. Ce n’est donc pas une surprise que Li Shangfu, un ancien directeur du département du Développement des Équipements de 2017 à 2022, soit interrogé par la Commission centrale pour l’inspection disciplinaire du Parti dans le cadre d’efforts concertés pour « nettoyer » la Force des missiles.
De notre point de vue, il y a de fortes chances que Li – tout comme l’ex-ministre des Affaires étrangères Qin Gang, lui aussi disparu – ne parvienne pas à se remettre de cette « absence », quel que soit le résultat de l’enquête en cours sur la Force des missiles. Cela dit, la destitution potentielle de Li Shangfu, un autre ministre clé du gouvernement, pourrait avoir des conséquences importantes sur les dynamiques au sein du Parti.

Sécurité et erreurs subversives

Premièrement, le timing de la disparation de Li est très problématique puisque Qin Gang, autre conseiller d’État (国务委员), n’est toujours pas réapparu. Si Li reste « silencieux » trop longtemps, cela voudrait dire que deux cadres de rang infranational (国家级副职), approuvés par Xi lui-même, auraient disparu sans explication en l’espace d’environ dix semaines. Si cela se confirme, le Premier ministre Li Qiang devra faire face à une situation sans précédent : la perte de deux de ses Conseillers d’État avant même la fin de son premier mandat.
Deuxièmement, il est peu probable que la disparition de Li Shangfu – juste après celle de Qin Gang – plaise au reste des hauts dirigeants du Parti. Xi Jinping, en essayant constamment de dénicher les « traîtres » et les « cadres à deux visages », est devenu, au fil du temps, quelque peu imprudent, voire même téméraire, lorsqu’il s’agit de faire tomber des responsables de haut niveau. Ce type d’action confirme d’une certaine manière que les cadres sélectionnés ou simplement approuvés par Xi peuvent être « licenciés » à tout moment, et que tout signe assimilable à un manque de loyauté constitue un motif de destitution. Cela pourrait susciter de la part des hauts cadres deux types de réaction : une concurrence accrue pour prouver sa loyauté envers Xi en sapant les autres ; ou une frustration accrue se traduisant par des sentiments anti-Xi. Deux réactions qui peuvent d’ailleurs tout aussi bien coexister, au vu de l’histoire du Parti.
Considérons un autre aspect des choses. Hormis la colère et le ressentiment de certains, Xi Jinping pourrait payer un prix politique élevé pour avoir enlevé un autre haut dirigeant de manière très publique. Après tout, comme pour Qin Gang, Xi, qui souhaite tout approuver et tout contrôler, sera considéré comme responsable de la promotion et du licenciement de Li Shangfu par d’autres hauts cadres du Parti. C’est pourquoi, tout comme pour Qin, Xi pourrait décider de soumettre Li à une « lutte » (斗争), pour utiliser la terminologie du Parti : une sorte de mise à l’épreuve qui suit l’étape de la confession ou encore de l’autocritique populaire sous Mao. Objectif : identifier la cause profonde de sa déloyauté et de sa corruption, afin d’absoudre Xi.
Troisièmement, il est probable que le retrait potentiel de Li Shangfu déplaise particulièrement à Zhang Youxia. Ce geste pourrait également être interprété comme une attaque contre lui et le reste de l’appareil de l’APL. N’oublions pas que Zhang est l’un des amis d’enfance de Xi et son principal relais pour contrôler la structure de commandement de l’APL. La disparition soudaine de Li Shangfu, activement promu par Zhang, n’est pas un bon point pour ce dernier. Certains éléments plus « malveillants » au sein de la direction du Parti pourraient utiliser cet événement pour remettre en question la loyauté de Zhang et creuser un fossé entre Xi et lui. Après tout, c’est exactement ce que Wang Xiaohong (王小洪) et Yang Xiaodu (杨晓渡) ont fait à Zhao Leji (赵乐际) suite à l’arrestation de Sun Lijun (孙力军) en avril 2020 : Sun Lijun, accusé d’avoir formé des « groupes politiques » au sein du Parti, avait été promu au ministère de la Sécurité publique pendant le mandat de Zhao Leji à la tête du département de l’Organisation centrale. Wang et Yang ont joué sur ce point pour isoler Zhao Leji, lui retirer ses responsabilités, et semer le doute dans l’esprit de Xi quant à sa loyauté.
Pour ce qui concerne l’appareil de l’APL, suite à la promotion impromptue de Wang Houbin (王厚斌) et Xu Xisheng (徐西盛) le 31 juillet et à la disparition de membres clés de la structure de commandement de la Force des missiles, la rétrogradation potentielle de Li Shangfu pourrait conduire à une « mutinerie passive ». Du point de vue des officiers de l’état-major de la Force des missiles, Xi semble tous les considérer comme fourbes et donc déloyaux. S’ils sont perçus comme tels, pourquoi alors être loyaux ? Certains pourraient alors décider de « rester allongé » (躺平) et paralyser toute la chaîne de commandement.
Enfin, l’éventuelle destitution ou licenciement de Li Shangfu pourrait avoir un impact désastreux sur le prestige de la Chine ou sur son image de grande puissance. Cela pourrait créer encore plus de confusion – suite à la disparition de Qin Gang – pour les fonctionnaires et diplomates étrangers qui tentent de communiquer avec le gouvernement chinois. Ce qui génèrerait encore plus d’incertitude lorsqu’il s’agit de trouver des homologues stables, car les fonctionnaires de niveau infranationaux peuvent disparaître de manière aléatoire et sans préavis. Difficile dans ces conditions de passer pour un partenaire politique ou commercial fiable. Cela confirme plutôt la tendance de la politique chinoise à devenir toujours plus opaque et renforce le caractère arbitraire des nominations et des licenciements à la cour de Xi Jinping.
La destitution de hauts responsables dans une telle période de crise peut rappeler dans une certaine mesure les années 1950 et 1960. Le sort du système dépendait alors de l’opinion d’un homme ou de sa retenue, et de la capacité des autres à deviner ses intentions.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.