Société
Tribune

La jeunesse chinoise va bien !

Au lieu d'obéir aux injonctions sociales de la réussite, une partie de la jeunesse chinoise préfère "rester couché" (tang ping), jusqu'à "laisser tomber" (bailan). (Source : SCMP)
« Rester couché », « laisser tomber » les injonctions sociales, avoir dépensé tout son salaire à la fin du mois… Une partie de la jeunesse chinoise, en quête d’un sens de la vie différent de ses aînés et du développementalisme, préfère se retirer de la compétition socio-économique inhérente à la Chine des Réformes et durcie par le « rêve chinois » de Xi Jinping.
Dans les années 1990, les Japonais inventaient le karōshi (過労死), la mort par excès de travail. En 2016, heureusement, le gouvernement nippon a pris les choses en main et en 2019, il a limité les heures supplémentaires à 100 heures par mois ! Pour Makoto Iwashi, de l’association japonaise pour le droit des travailleurs, le gouvernement dit simplement : « Si vous travaillez tant que ça, vous pourriez mourir – mais vous pouvez travailler tant que ça. »
À l’époque, l’Occident fait le dos rond en pointant les racines culturelles d’une telle aberration qui n’arriveraient pas « chez nous ». Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé et l’Organisation internationale du travail ont publié une étude en mars 2021, où ils annoncent qu’en 2016, dans le monde, 745 000 personnes sont mortes soit d’un AVC, soit d’une cardiopathie ischémique directement liés à des semaines de travail d’au moins 55 heures. La question s’est donc largement internationalisée et dépasse désormais nos besogneux camarades japonais pour questionner notre relation au travail salarié.
En France, après presque deux dizaines de suicides chez un fournisseur de services dans le courant des années 2000, et quelques milliers de dépressions liées à des techniques managériales dites « toxiques » (et brillamment analysées par Dardot et Laval), le burn-out est désormais officiellement reconnu – notamment par la Loi Rebsamen de 2015 – sous condition, souvent difficile à établir, comme maladie professionnelle.
En Chine, le monde du travail est bien connu : abus, maltraitance, conditions indécentes, sécurité défaillante, salaires non payés, violences policières, suicides… Et même si les corporations internationales se plaignent de l’augmentation des « coûts », l’usine chinoise à la mode Foxconn garde des allures de vastes camps de prisonniers.

Défiance

Au Japon, le « surmenage » tue encore officiellement 200 personnes par an (10 000, disent les associations). Pourtant, quelque chose semble changer, en Asie et au-delà. En Corée du Sud, à Taïwan, ou en République populaire de Chine (RPC), les usines semblent avoir désormais plus de mal à recruter. La pandémie de Covid-19 notamment semble avoir déclenché ce que l’on ne peut pas encore appeler un mouvement, mais une ambiance plutôt, un climat éthéré de réflexion sur le travail.
En France, les jeunes générations se retrouvent aujourd’hui face à des employeurs en demande de mains et de bras. Pour la première fois depuis le tournant libéral du milieu des années 1980 et la massification du chômage, on dirait que le vent tourne et que désormais ce sont les employeurs qui sont obligés de faire les yeux doux à des demandeurs d’emploi de moins en moins demandeurs et de plus en plus exigeants. Le télétravail est passé par là, en même temps que la fameuse « quête de sens » qui refuse au tableur statistique d’être des traductions de la réalité (lire le regretté David Graeber à ce sujet).
En RPC, deux termes expriment bien, avec subtilité, la défiance des nouvelles générations à l’encontre du modèle des générations précédentes qui ont connu le boom économique des années 1990-2000 et qui ont érigé le 996 (« 996 工作制 », 9h-21h au bureau, 6 jours par semaine) en modèle professionnel.
Cette « éthique » qui correspond assez bien aussi aux work-spaces branchés de l’économie cool des start-ups est aujourd’hui remplacée, dans toute une partie de la jeunesse chinoise par le phénomène du « rester couché » (躺平, tangping). Pourquoi se lever et aller chercher un travail, alors que les emplois bien rémunérés se font rare ? Pourquoi participer à la concurrence absurde que cette raréfaction cherche à imposer ?
En filigrane de cette envie de ne rien faire, prolongée par l’expression 擺爛 (bailan, « laisse tomber, peu importe »), on trouve une critique réelle des marqueurs habituels du succès dans une société hyper-compétitive et plus généralement de l’hyper-capitalisme et des joies de la consommation. Cette jeunesse s’engage (car il faut du caractère pour résister aux nombreuses injonctions sociales) à ne pas faire les quatre choses (四不青年, si bu qingnian) qui ont été les indices de réussite des générations précédentes : faire des rencontres amoureuses, se marier, acheter une maison, faire un/des enfant(s).

« Clans du clair de lune »

Les commentateurs font état d’une forme de frustration de la jeunesse se réclamant du « tangpinguisme » (躺平主義, tangping zhuyi). Or, il ne faut pas être devin pour comprendre que les perspectives d’avenir, pour une partie grandissante de la jeunesse, sont effectivement peu réjouissantes.
Outre une éducation épuisante, pour obtenir des diplômes hors de prix qui aujourd’hui ne garantissent plus un salaire décent, les possibilités de pouvoir avec son salaire acheter un appartement et fonder une famille deviennent tout simplement inexistantes, sans l’aide de familles dont les rêves de prospérité immobilière infinie s’amenuisent de jour en jour devant l’émiettement continu de groupes aussi importants que Evergrande ou Country Garden.
Rappelons juste que le gouvernement vient de prendre la décision d’arrêter de publier les chiffres du chômage des jeunes qui a explosé pour dépasser 20 % de la population active (beaucoup plus disent certains). Selon les autorités, les statistiques doivent être « ajustées » pour répondre aux conditions nouvelles d’un pays qui n’arrive pas à trouver un emploi décent au nombre toujours croissant d’étudiants qu’il forme. Ce rêve brisé de réussite sociale empêchée remet au gout du jour l’ancien anti-héros de la littérature moderne qu’est Kong Yiji (孔乙己), titre d’une nouvelle éponyme écrite par Lu Xun en publié en avril 1919, nom de l’épigone pathétique de la grande tradition des examens impériaux et du système entier construit sur ceux-ci, au moment même de leur décrépitude simultanée. Kong Yiji boit son vin debout dans sa robe de lettré et, malgré son indigence, insiste pour payer son addition.
Et c’est là que le phénomène du « rester couché » ressemble à une forme bien connu de fatalisme chinois plus ancien, (le 沒辦法, meibanfa, « de toute façon, on n’y peut rien »). En même temps, il rejoint un autre phénomène qui touche les jeunes Chinois, mais plus généralement toute une jeunesse asiatique éduquée, de Séoul à Taipei, au développementalisme, à coup de cours particuliers hors de prix. Désormais, cette jeunesse chinoise a rejoint le « Clan du clair de lune » (月光族, yueguangzu – on notera ici le subtil double sens du caractère guang, lumière omniprésente dans la poésie chinoise, il signifie aussi une forme de totalité : j’ai tout dépensé).
La sociologie du Clan du Clair de lune, des clans devrait-on dire, n’a pas encore été analysée dans le détail. Elle est difficile à établir car elle touche des catégories de personnes très différentes. De l’hédoniste urbain et branché à l’étudiant tout juste diplômé qui refuse de devenir livreur, jusqu’au salarié qui a du mal à joindre les deux bouts, les Clans du clair de lune sont formés par les énormes cohortes de ceux qui à la fin du mois ont dépensé tout leur salaire. Parfois par nihilisme « hype », souvent parce qu’ils n’ont pas d’autres choix, ce salariat précaire, en même temps qu’il nourrit l’activité économique (sortie, voyage, consommation superflue…), invente un pessimisme consumériste qui alimente une forme de contre-discours politique – souvent non formulé – qui vient saper les fondations du « rêve chinois » et qui se développe bien au-delà des frontières de la Chine.

La fin du tout économique

En effet, on mesure mal l’effet délétère de l’enrichissement massif des acteurs du secteur de l’immobilier quand l’accès à la propriété, symbole pour beaucoup de « passage à l’âge adulte » devient hors de portée de larges pans de la société. Les grandes villes chinoises, Pékin et Shanghai bien sûr, mais désormais toutes les capitales provinciales, sont devenues inaccessibles, et Séoul, et Taipei (et Paris, Londres, New York, devrait-on enchaîner).
Hong Kong, où l’immobilier est depuis toujours un problème de riches, avait réussi à faire croire un moment à la possibilité d’une société de (petits) propriétaires en développant des programmes innovants de logements sociaux. La tendance n’y est plus et l’ancienne colonie britannique, si elle reste une excellence place pour faire fructifier sa fortune, ne permet plus à sa jeunesse de vivre correctement de ses revenus. On reste riche à Hong Kong, on ne le devient plus ! Dans les foyers les plus démunis, un jeune sur quatre, sans travail ni perspective, avoue « rester couché »…
Il y a donc du défaitisme dans le « bailanisme » qui voit bien la diminution des opportunités économiques et l’épais plafond de verre qui sépare la majorité des salariés des injonctions sociales : « une attitude extrêmement irresponsable qui déçoit non seulement ses propres parents, mais aussi des centaines et des millions de gens qui paient leurs impôts », dans la bouche d’un professeur de l’université de Tsinghua pour qui « les gens peuvent encore grimper socialement grâce à la compétition ».
Et c’est là aussi que le bât blesse. À la lecture politique de défiance, à la lecture psychologique d’une perte d’idéal, d’objectif, se mêle sans doute une perte de sens qui correspond peu ou prou à l’immense démotivation post-Covid de la jeunesse salariée. Mais, pour terminer sur une note plus optimiste, on trouve aussi dans le « bailanisme » et dans le « tangpinguisme » (le « couchisme » ?!) l’idée de donner du sens à sa vie, de ne pas tout accepter au nom du salaire, et la possibilité de faire ce qui rend heureux, même si cela n’augmente pas le taux d’épargne national, et si cela doit enrager les parents. Dans un pays où l’argent et la nation sont l’index de toute chose depuis 30 ans, c’est énorme ! Dans un pays où toute contestation du pouvoir et de ses récits est interdite, c’est même culotté !
Cette perspective qui montre que le tout économique est terminé, en corrélation avec l’insondable crise immobilière qui brûle le pays à feu doux, montre aussi que le grand récit de la renaissance nationale a du plomb dans l’aile. Cette « involution » des discours du pouvoir, ce délitement de son aura sur un partie importante de la population est au final l’indicateur d’une jeunesse asiatique perspicace, au diapason d’une jeunesse globale à la recherche d’une modernité renouvelée, éco-compatible, moins dispendieuse et plus apte à se confronter aux défis contemporains.
Alors bien sûr, tout cela inquiète les autorités que cette indolence nouvelle laisse perplexe. Mais, qu’elles soient rassurées, la jeunesse chinoise va bien !
Par David Bartel

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Chercheur indépendant, David Bartel vit à Hong Kong depuis dix ans. Obtenue en 2017 à l'EHESS, sa thèse porte sur les Lumières chinoises du XXème siècle et leur reconfiguration contemporaine. Il s'intéresse particulièrement aux liens entre histoire, politique et langage. La cooptation des discours théoriques postmodernes et postcoloniaux - en Chine et ailleurs - par la rhétorique nationaliste, et l’effacement de la culture au nom du culturel sont au cœur de ses recherches.