Politique
Tribune

Hong Kong : la valse des pantins

Élu le 8 mai, John Lee remplacera officiellement Carrie Lam comme chef de l'exécutif de Hong Kong le 1er juillet 2022. (Source : The Times)
Élu le 8 mai, John Lee remplacera officiellement Carrie Lam comme chef de l'exécutif de Hong Kong le 1er juillet 2022. (Source : The Times)
De quoi l’élection de John Lee comme nouveau chef de l’exécutif hongkongais est-elle le nom ? Dans cette tribune, David Bartel compare ce « moment » avec le mouvement de rectification de Yan’an en 1942 au nord de la Chine. Dans une répression interne à la fois brutale et fondatrice pour l’identité du Parti communiste chinois, la moindre critique se trouve désormais punie de l’exil, de l’ignominie ou de la mort.
Le dimanche 8 mai, les Hongkongais ont élu leur prochain chef de l’exécutif. John Lee prendra le 1er juillet la suite de Carrie Lam pour deux mandats de cinq ans. Quelqu’un a dit : « L’humour est la politesse du désespoir. » Le gouvernement hongkongais a beaucoup d’humour, et le peuple de Hong Kong est très désespéré, quand il n’est ni en exil, ni en prison.
*South China Morning Post, 21 octobre 2014.
Hong Kong, on le sait, n’a jamais été une démocratie, loin de là. Le principe « un pays, deux systèmes » – inventé pour assurer une transition en douceur en 1997 – n’a jamais été qu’une continuation sous d’autres oripeaux d’un système ultra-élitaire où quelques centaines de personnes en élisent quelques dizaines d’autres pour gérer les affaires courantes, au bénéfice exclusif des détenteurs du pouvoir, dans un amalgame économico-politique néocolonial d’une rare efficacité. Sinon, disait C. Y. Leung, ancien chef de l’exécutif, la « démocratie verrait le vote à Hong Kong dominé par des gens pauvres »*.
Or, cette absence de représentativité, ce mépris de classe intolérable et la persistance des mêmes problèmes – santé, logement, emploi, pauvreté – ne semblent que se renforcer avec le temps. C’est là que l’élection de dimanche dernier n’a pas manqué d’atteindre un niveau critique d’humour. De cynisme, diront certains.
« Élection », du latin electio : « choix qu’on exprime par l’intermédiaire d’un vote », dit le Larousse. Carrie Lam, en 2017, a été élue avec – seulement – 66,81 % des votes. Elle obtient alors 777 voies sur les 1 194 membres nommés du Comité électoral. Elle, et son concurrent, John Tsang, étant bien entendu totalement affidés au pouvoir de Pékin, le niveau d’anxiété quant au résultat resta relativement acceptable.
Mais, peut-être était-ce encore trop ?!
Cette fois-ci, le gouvernement hongkongais a innové pour réduire l’angoisse du résultat électoral en inventant l’élection à un tour, et à un candidat ! Le concept de choix dans le principe de l’élection est ainsi réinventé dans la « démocratie avec des caractéristiques hongkongaises ». Selon Xinhua, l’agence de presse officielle, John Lee « a remporté l’élection par une majorité écrasante des votes, représentant la volonté des résidents de Hong Kong, impatients de retrouver la paix et la stabilité après avoir enduré des années de tourmente et de friction interne ». Le Comité électoral représente 0.02 % de la population hongkongaise, dans sa partie la plus riche.

« Écouter avec humilité »

Il y a l’arroseur arrosé, et il y a le pompier pyromane. La dernière fois que les Hongkongais ont voté librement pour une élection dont les résultats n’eussent été au mieux que symboliques, le gouvernement et le pouvoir pékinois, tellement sûrs de leur succès, avaient pré-imprimé la première page de leurs principaux journaux, prévoyant une large victoire du camp pro-establishment et d’une « majorité silencieuse » fatiguée des protestations devenues quasi quotidiennes. Or, cette élection pour élire des conseillers locaux déboucha sur une victoire absolue pour le mouvement démocratique, une leçon de civisme et un rejet clair de la politique du gouvernement vis-à-vis des manifestations. Un pouvoir qui commence à croire à ses propres mensonges n’est jamais une bonne nouvelle pour ceux qu’il dirige.
Nous sommes le 24 novembre 2019. Ce coup de balai net et inattendu marque un changement radical dans la politique de Hong Kong, où les politiciens pro-Pékin et gouvernementaux ont toujours bénéficié d’une richesse infini de ressources et du soutien inconditionnel de l’élite. Carrie Lam, dans un geste de contrition rare déclare qu’elle « écoutera avec humilité » les opinions du public hongkongais. Ainsi, d’élections désormais il ne sera plus question. Au prétexte du Covid-19, tout ce qui ressemblait à la possibilité d’une remise en cause de l’autorité est reporté sine die, ou tout simplement annulé.
Mais, avant d’aller plus loin, revenons un peu sur John Lee, ancien chef de la Sécurité – deuxième position dans la hiérarchie du régime. Il vient d’être élu, lui, avec un vrai score de démocrate-patriote, condition sine qua non de l’engagement politique ici : 99,2 % des 1 461 votes disponibles (1416 pour, 8 contre) ont ainsi élu le seul candidat pour le poste. La dispendieuse – et totalement inutile – cérémonie organisée pour le vote a réuni le Comité électoral et le gratin de l’élite politico-économique de la ville au centre de Convention et d’exposition de Wanchai. Ce petit entre-soi mondain, outre ce qu’il coûte aux contribuables hongkongais, a tout de même nécessité la mobilisation de 7 000 policiers pour rappeler à tous combien l’élite est disposée à « écouter avec humilité » ce que le public a à dire, et combien elle a conscience – avec cynisme – de sa propre déconnexion et de la peau de chagrin de sa légitimité. « Pour les millions de personnes qui ont défilé dans les rues en 2019, toute cette mascarade n’est rien de plus qu’un autre gaspillage d’argent public lors d’une cérémonie inutile démontrant que le gouvernement de Hong Kong ne sera jamais responsable devant ses propres citoyens », écrit un commentateur politique désabusé.
La dernière note d’humour de cette triste passation de pouvoir oblige à rappeler que les membres du Collège électoral ont tous été validés par John Lee. Le policier en chef est en charge du Comité de supervision de l’éligibilité des candidats, un organe instauré après la révision de la loi électorale de 2021. Un amendement, intitulé « Améliorer le système électoral – Assurer l’administration de Hong Kong par des patriotes », impose que tout candidat soit testé et montre une patte blanche patriotique pour accéder au cercle politique – exclusif et sectaire – de Hong Kong.
[/asl-article-intertitre]Mouvement de rectification[/asl-article-intertitre]
Il semble bien qu’avec l’élection de John Lee au poste de chef de l’exécutif pour la prochaine mandature (2022-2027) la politique hongkongaise achève son « moment Yan’an », du nom de la capitale de guerre du Parti communiste chinois entre 1936 – arrivée de la Longue marche – et 1949 – victoire sur le Parti nationaliste et fondation de la République populaire de Chine. Durant cette période, le PCC finira de mettre au pas toute opposition en interdisant la moindre critique, « révisionniste » ou de « collusion avec l’ennemi », et jusqu’à la moindre déviation sémantique du discours officiel.
*David E. Apter et Tony Saich, Revolutionary Discourse in Mao’s Republic, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1994.
Ainsi, à Yan’an, dans les années 1930 et 1940, une perte totale des catégories de l’entendement se transforme en programme précis de règles. S’impose alors le plus grand hold-up sur la langue chinoise pour imposer une nouvelle hégémonie culturelle. Une « défaite » devient une « victoire » dans un monde qu’invente progressivement la mainmise du Parti sur les représentations et que domine de plus en plus le pouvoir normatif de « l’idéolangue » maoïste sur tous les domaines d’expression de la réalité∗. Dans une brillante étude sur le sujet (disponible en français ici https://journals.openedition.org/conflits/179?lang=en), l’historien David Apter* résume ainsi ce qui s’y passa :
« Yan’an comme discours de communauté fut un lieu où le langage, le sens et la compréhension étaient les objets d’une manipulation consciente, dans le dessein d’une inversion conceptuelle transformant le mandarinat confucéen en mandarinat communiste. En somme, il fut une praxis devant être menée au sein de toutes les institutions, armée, parti, gouvernement, université, institut de recherche, et utilisant toute sorte d’instruments, salles de classes, représentations théâtrales, musique, opéra et bien sur, journaux, livres, pour instituer un idéal d’État communiste vertueux nouveau prétendant que le rationnel est le réel et que le réel est rationnel. »
À partir de 1942 commence ce que l’on appelle le Mouvement de rectification. C’est là, dans les montagnes arides du Nord chinois, dans une République villageoise rebelle sans moyens que le PCC va subir son ultime mutation. Loin de l’idéal véhiculé aux premiers temps par la propagande, la réalité des conditions dans la retraite yananaise marque en effet l’ouverture du laboratoire idéologique dans lequel Mao Zedong et le Parti transforment une défaite en victoire au prix d’une mise au pas violente de toute forme d’opposition, interne et externe au Parti. Le prix à payer pour toute déviation de « la ligne » est connu à l’époque : l’exil, l’ignominie ou la mort.
Yan’an est le point de transition dans les luttes du PCC contre ses ennemis. C’est aussi la fin de luttes anciennes et de débats vivants au sein même du Parti. Le Parti est déterminé à instaurer un discours unique, total, dans lequel résonne le fantasme du « peuple-Un », développé par le philosophe français Claude Lefort (1924-2010). Caractéristique essentielle des totalitarismes, ce fantasme de l’unité du peuple et de son dirigeant – fut-il un homme ou un groupe -, d’une société homogène, pure et unique se fonde sur la dénégation de la division entre État et société, et sur les divisions internes à la société. Dans la définition qu’en donne Lefort, le Parti est l’agent privilégié de cette homogénéisation de la société.
Or il semble bien que tout cela est implicite dans le souhait, affiché et officiel, pour que Hong Kong devienne une « autre ville chinoise ». L’exil, la prison et la mort sociale sont aujourd’hui les peines encourues par les démocrates hongkongais. Les prisons hongkongaises sont devenues en deux ans de véritables laboratoires de radicalisation démocratique pourrait-on dire, si l’humour n’avait pas ce goût amer. Hong Kong a dû rentrer dans le rang, et cette rééducation s’est faite brutalement avec l’aide résolue de ses dirigeants.
Ce mouvement de « rectification », enclenché depuis quelques années déjà, semble en effet être arrivé à son terme. Il sera en effet difficile pour Pékin de s’assurer plus vile fidélité que l’incompréhensible servilité de la cheffe de l’exécutif sortante. Même si la nomination d’un policier pour résoudre l’équation hongkongaise semble d’une incertaine efficacité. « Lee n’a aucune expérience dans les domaines les plus importants comme l’économie, la finance, le commerce international ou dans ceux du logement, de la protection sociale, de la santé ou du travail. Il a toujours été flic ! », souligne Chung Kim-wah, ancien responsable du Hong Kong Public Opinion Research Institute.
Cette élection montre bien que Pékin n’accorde finalement que peu d’importance à qui gouverne Hong Kong et ne cherche même plus à se cacher pour « choisir une personne complètement incompétente qui ne fasse rien d’autre que porter sa volonté ». Il semble que le personnel politique de l’ancienne colonie ait terminé son chemin de rectification. La rééducation de la population prendra certainement plus de temps, car, comme disaient déjà des récalcitrants lucides du Mouvement des parapluies en 2014, « ils ne peuvent pas tous nous tuer ».
Par David Bartel

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A propos de l'auteur
Chercheur indépendant, David Bartel vit à Hong Kong depuis dix ans. Obtenue en 2017 à l'EHESS, sa thèse porte sur les Lumières chinoises du XXème siècle et leur reconfiguration contemporaine. Il s'intéresse particulièrement aux liens entre histoire, politique et langage. La cooptation des discours théoriques postmodernes et postcoloniaux - en Chine et ailleurs - par la rhétorique nationaliste, et l’effacement de la culture au nom du culturel sont au cœur de ses recherches.