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La Chine va-t-elle remplacer la Russie en Asie centrale ?

Le président chinois Xi Jinping et ses homologues centrasiatiques, le Kazakhstanais Kassym-Jomart Tokayev, le Kirghize Sadyr Japarov, l'Ouzbek Shavkat Mirziyoyev, le Tadjik Emomali Rahmon et le Turkmène Serdar Berdimuhamedow, lors du sommet Chine-Asie centrale à Xi'an, le 19 mai 2023. (Source : China project)
Le président chinois Xi Jinping et ses homologues centrasiatiques, le Kazakhstanais Kassym-Jomart Tokayev, le Kirghize Sadyr Japarov, l'Ouzbek Shavkat Mirziyoyev, le Tadjik Emomali Rahmon et le Turkmène Serdar Berdimuhamedow, lors du sommet Chine-Asie centrale à Xi'an, le 19 mai 2023. (Source : China project)
L’Asie centrale est trop souvent réduite à son caractère « post-soviétique ». Pourtant, limiter cette région à une inféodation supposée au Kremlin est une erreur : et le sommet Chine-Asie centrale organisé par Xi Jinping à Xi’an les 18 et 19 mai, l’a encore une fois rappelé. Les pays d’Asie centrale sont indépendants, et ne se limitent pas à leurs relations avec Moscou.
Après environ trois ans sans visite à l’étranger à cause de la pandémie, les deux premiers déplacements du président Xi Jinping hors de son pays l’ont mené en Asie centrale : d’abord le Kazakhstan, puis l’Ouzbékistan (à l’occasion d’une réunion de l’Organisation de Coopération de Shanghai, OCS) en septembre 2022. Rappelons que c’est aussi au Kazakhstan, le 7 septembre 2013, que le président chinois a annoncé son projet de « Nouvelles Routes de la Soie ».
C’est une évidence géographique : pour la Chine, maintenir des liens amicaux avec le voisinage centrasiatique est essentiel, notamment pour préserver la stabilité et promouvoir le développement économique du Xinjiang. Sans surprise, donc, les liens sino-centrasiatiques se renforcent, depuis la fin de la Guerre froide jusqu’à ce sommet Chine-Asie centrale des 18 et 19 mai derniers. Il a eu lieu à Xi’an, l’ancienne capitale de la dynastie des Tang (618-907), et la ville de départ des « Routes de la Soie » sur le territoire chinois, historiquement. Ce symbole de liens très anciens et d’une prospérité commune, a été mis en avant par le président chinois lui-même. Avec une promesse : le développement qui sera obtenu dans le futur sera à l’image des acquis du passé… à une époque où l’influence de l’Empire du Milieu pouvait apparaître comme sans égal. Un point qui n’a pas échappé au Kremlin, ni aux spécialistes de l’Asie centrale. Le sommet de Xi’an marque-t-il la fin de l’influence russe dans la région ?

Montée en puissance chinoise confirmée en Asie centrale

Considérons d’abord les résultats de ce sommet. Et regardons dans le détail : Chinois et Centrasiatiques ont signé 54 accords multilatéraux majeurs et 9 documents renforçant leur coopération ; ils ont également créé 19 mécanismes et plateformes régionales – à la demande spécifique de la Chine. À première vue, ce tsunami de documents peut donner l’impression que la rhétorique, plutôt que la substance, a dominé la rencontre. Mais ce serait un positionnement simpliste, même si la réalité future sera sans doute plus décevante à certains égards que les grands discours tenus lors du sommet ne le laissent espérer.
Les mécanismes initiés par la Chine ne sont pas sans rappeler le fonctionnement de l’OCS, l’Organisation de coopération de Shanghai. Il s’agit de coordonner les rencontres entre différents ministères, ainsi qu’entre partis politiques et médias chinois et centrasiatiques, dans le but de soutenir les décisions prises par les chefs d’État, de diffuser des idées mises en avant lors des rencontres officielles pour pousser à une plus grande coopération. La régularité de ce type de rencontres est supposée assurer une meilleure compréhension bilatérale. Un tel fonctionnement a pu aider, par le passé, au sein de l’OCS, à apaiser les relations entre Chine et Russie, ou entre Ouzbékistan et Kazakhstan. Alors que l’OCS s’agrandit, au risque de perdre sa capacité d’unifier, on retrouve, avec le sommet Chine-Asie centrale, une organisation plus réduite, et peut-être mieux capable de nourrir un dialogue plus poussé entre les différents pays. D’ailleurs, une rencontre régulière des chefs d’État chinois et centrasiatiques aura lieu tous les deux ans. Le Kazakhstan accueillera le prochain sommet en 2025. Un secrétariat permanent, aidant à la coordination d’ensemble, devrait également voir le jour. Ce qui est né à Xi’an, c’est donc une organisation structurée comme une mini-OCS, permettant à Pékin et aux pays d’Asie centrale de se réunir régulièrement, de parler de sujets d’intérêts communs… sans la Russie.
Plus concrètement, le président chinois a annoncé que son pays allait fournir un soutien financier de 26 milliards de yuans, soit 3,45 milliards d’euros, pour aider au développement de la région. Et même si les détails n’ont pas été donnés, on sait, à la fin de ce sommet, que la Chine s’est également engagée à renforcer les capacités sécuritaires des pays centrasiatiques. On peut s’attendre notamment à un retour des entraînements communs entre polices chinoise et centrasiatiques, interrompues par la pandémie. Le désir de renforcer les capacités locales de maintenir une certaine stabilité pourrait être concentré, en particulier, sur le Tadjikistan, seul pays ayant une frontière avec la Chine et avec l’Afghanistan.
Par ailleurs, lors de l’un de ses discours, le président chinois a affirmé que « la souveraineté, la sécurité, l’indépendance et l’intégrité territoriale des pays d’Asie centrale doit être respectée ». La Chine se positionne bien en garant de la sécurité et de la stabilité de la région… y compris, théoriquement, face au danger d’une Russie révisionniste, en Ukraine aujourd’hui, et peut-être demain au Kazakhstan. Mais aussi face au nouveau régime en Afghanistan, et aux puissances occidentales rendues responsables des « révolutions de couleur » passées. Si certains en Occident trouveront assez convenu le discours des Chinois, leur engagement n’est pas négligeable aux yeux de régimes centrasiatiques qui voient leur situation internationale comme particulièrement difficile.
Le sommet a aussi mis en avant l’importance des infrastructures de transport, dans la continuité des « Nouvelles Routes de la Soie ». Avec un objectif très clair : le « corridor du Nord » de ces « Routes », passant par la Mongolie et la Russie, de facto éliminé avec la guerre russo-ukrainienne, il devient nécessaire de développer le transport ferroviaire et routier entre l’Asie centrale et l’Europe en évitant de transiter par la Russie. Des projets comme le chemin de fer Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan sont ainsi devenus plus intéressants. Déjà lors du sommet de Samarcande en septembre 2022, un accord de coopération avait été signé entre Chinois, Kirghizes et Ouzbeks pour faire avancer ce projet. Le sommet Chine-Asie centrale n’a fait que confirmer cette tendance.
Par ailleurs, le sommet de Xi’an a également rappelé l’importance de l’énergie dans les relations sino-centrasiatiques, en appelant à une accélération de la construction de la « Ligne D » pour développer le réseau de pipelines nourrissant le territoire chinois en gaz d’Asie centrale. Ce n’est pas vraiment une surprise : l’intérêt chinois pour ce projet bloqué depuis une décennie est très clair depuis quelques mois. Déjà en janvier dernier, Chinois et Turkmènes, dans une déclaration commune, ont appelé à accélérer la construction du gazoduc. Et la même semaine que le sommet de Xi’an, la China National Petroleum Corporation (CNPC) menait une étude de faisabilité visant à faire la connexion entre cette « Ligne D », à la frontière entre le Xinjiang et le Kirghizistan, avec la ville de Wuqia, au nord-ouest de Kachgar. C’est la preuve d’avancées concrètes sur ce sujet, donnant crédit au discours affirmant que la Ligne D pourrait être opérationnelle dès 2028. Elle devancerait donc le deuxième gazoduc venant de Sibérie, qui pourrait au mieux être opérationnel au début de la décennie 2030. Cet intérêt renouvelé pour la Ligne D, malgré les multiples difficultés du projet, vient du fait qu’il est maintenant possible de faire pression à la fois sur le Turkménistan et sur la Russie pour obtenir les meilleurs prix, en faisant jouer leur concurrence. Les Turkmènes pourront d’autant moins être difficiles sur ce sujet que faire passer le gaz russe par le Kazakhstan pour nourrir le marché chinois a été mis en avant peu avant le sommet Chine-Asie centrale.
Mais bien sûr, derrière la question économique, se trouve aussi une logique géopolitique. Dans ce jeu de pipelines, Pékin devient le centre de toutes les convoitises économiques des pays de la région. La Chine évite également d’être trop dépendante de la fourniture en gaz naturel liquéfié par des compagnies occidentales. Et elle renforce de fait son influence sur le plus long terme, autant à Moscou que dans les grandes capitales centrasiatiques. Cette explication géopolitique permet de mieux comprendre le désir chinois de s’engager sur ce projet en Asie centrale, malgré le manque de fiabilité des exportations de gaz centrasiatiques. En janvier et novembre 2022, l’Ouzbékistan les avait suspendues, une première fois à cause des troubles au Kazakhstan, la seconde pour cause de demande intérieure trop forte. Et en janvier de cette année, le Turkménistan a suspendu ses propres exportations en raison de contraintes climatiques. Si la question énergétique est importante en soi, l’engagement de la Chine dans ce domaine, renouvelé à Xi’an, est d’abord une façon d’assurer son influence en Asie centrale et en Russie.

Moscou en perte de vitesse ou bénéficiaire de l’implication de Pékin ?

Mais cela signifie-t-il que le Kremlin a perdu toute influence en Asie centrale ? C’est le sentiment qu’on peut avoir en lisant un certain nombre d’analyses : parce que l’intérêt pour la Chine se renforce, celui pour la Russie devrait forcément s’évaporer.
Il est incontestable que la guerre en Ukraine a eu un impact négatif sur l’influence russe en Asie centrale. L’idée d’une défense du « monde russe », jusqu’à la possibilité d’annexer des territoires où les russophones seraient supposément en danger, ne peut qu’être problématique pour un pays comme le Kazakhstan, en particulier. Par ailleurs, la priorité donnée à l’Ukraine a détourné la Russie de ses autres centres d’intérêt, y compris l’Asie centrale ; et ses difficultés militaires sur le sol ukrainien peuvent remettre en cause sa capacité ou même sa volonté d’être une force garantissant le statu quo sécuritaire en Asie centrale. Déjà depuis plusieurs années, la Russie avait dû accepter une division du leadership en Asie centrale, le pouvoir économique étant incontestablement chinois. Aujourd’hui, la division des tâches entre le « shérif » et le « banquier » peut être questionnée, au moins pour l’instant. Et c’est clairement une source d’inquiétude pour certains analystes russes.
Mais ici, l’erreur serait de prendre les discours néo-impérialistes de politiciens, fonctionnaires ou journalistes russes, inquiets de la montée en puissance chinoise, voire exprimant une certaine sinophobie, pour la réalité de la situation de la Russie en Asie centrale.
À bien des égards, la politique centrasiatique de la Chine est bénéfique au Kremlin. Sans la possibilité de se tourner vers la grande puissance asiatique, les pays d’Asie centrale pourraient être plus tentés encore de se tourner vers l’Occident. Avec Pékin, ils trouvent un acteur extérieur qui se veut garant de leurs intérêts nationaux classiques – intégrité territoriale, développement économique -, mais qui garde une relation amicale avec Moscou malgré la guerre ukrainienne.
Par ailleurs, les grandes lignes de politique étrangère chinoise dans la région ne gênent pas fondamentalement les intérêts russes. En fait, la crainte des « révolutions de couleur », le désir de maintenir une certaine stabilité dans le voisinage centrasiatique, de lutter contre le danger djihadiste pouvant venir d’Afghanistan, de stabiliser ce dernier pays pour éviter qu’il soit un problème pour le voisinage centrasiatique, entre autres, sont autant de points de convergence entre Moscou et Pékin. La présence militaire chinoise au Tadjikistan peut sans doute inquiéter certains militaires russes, alors que Moscou s’est affirmé le garant de la sécurité de la frontière afghano-tadjike. Mais en réalité, même en étant plus actif sur la question sécuritaire, Pékin ne fait rien d’autre que de mener une politique similaire à celle de la Russie, sans pouvoir ni vouloir la remplacer. Au bout du compte, une Chine confirmant au sommet de Xi’an une implication économique, mais aussi sécuritaire, reste acceptable pour les intérêts nationaux russes tels que définis aujourd’hui par le Kremlin.
À tel point qu’aux yeux des analyses russes, on imagine ce sommet comme la première pierre d’une institutionnalisation de la relation entre les « C5 » (les cinq pays d’Asie centrale) et les deux « Grands », Chine et Russie. Ou la structuration d’une OCS à plusieurs vitesses, permettant une plus grande intégration des pays qui ont été au cœur du fonctionnement de l’organisation de Shanghai à ses débuts. Dans tous les cas, il s’agirait de sortir de l’impasse dans laquelle se trouve, actuellement, l’organisation. La réunion de ministres des Affaires étrangères de l’OCS à Goa, en mai dernier, a prouvé qu’à bien des égards, l’esprit de Shanghai était mis à mal par l’intégration de deux ennemis jurés, l’Inde et le Pakistan. Le Sommet de Xi’an pourrait être un remède à l’essoufflement d’une organisation qui a été utile à la Russie comme à la Chine.
Enfin, n’oublions pas que l’importance grandissante du commerce sino-centrasiatique aide en fait, directement, la Russie. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer les chiffres des échanges commerciaux fournis par les douanes chinoises et centrasiatiques. Selon les premières, le commerce Chine-Asie centrale a doublé en 2022, pour atteindre 70,2 milliards de dollars. Mais les chiffres fournis par les pays centrasiatiques s’arrêtent à 38,35 milliards de dollars. Voilà certes une belle évolution, quand on a à l’esprit la somme autrement plus modeste (0,46 milliards de dollars) que représentait ce commerce bilatéral en 1992, lorsque Pékin a établi des relations diplomatiques avec les cinq États de la région. Mais la différence reste importante. Et elle s’explique assez simplement : la Chine enregistre tout transit comme une opération d’import-export, et ce n’est pas le cas du côté centrasiatique. De cette façon, un grand nombre des produits importés de Chine sont réexportés vers la Russie. Ainsi, selon la Banque asiatique de développement, pas moins de 70 % des exportations récentes du Kirghizistan vers la Russie sont en fait des produits réexportés venant de Chine. En 2022, les exportations kirghizes vers ce pays ont augmenté de façon vertigineuse (+ 143 %). Les exportations kazakhstanaises ont également augmenté, plus modestement, de 2 5%, à la même période. Il s’agirait en priorité de composants électroniques, d’ordinateurs, de smartphones, d’automobiles et de pièces détachées. Et il est possible que ce système soit plus important encore : avec les pays centrasiatiques membres de l’Union économique eurasiatique, le commerce se fait en roubles, et est plus difficilement traçable. Dans ce système, l’explosion du commerce bilatéral est d’abord due à une forte augmentation des importations centrasiatiques, qui ne s’expliquent que par ces réexportations fort utiles à la Russie. Le développement des relations sino-centrasiatiques aident donc, comme l’Arménie ou l’Iran, à détourner les politiques restrictives des Occidentaux en réponse à la guerre l’Ukraine.

Pourquoi le sommet de Xi’an n’inquiète pas vraiment Moscou

Fondamentalement, le Kremlin ne semble pas inquiet face au dernier sommet Chine-Asie centrale, malgré les discours de quelques nostalgiques d’une époque impérialiste révolue, qu’on retrouve dans les médias russes, mais aussi au sein dans certains ministères.
Le 17 mai dernier, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, faisait déjà remarquer que « ni les pays occidentaux, ni qui que ce soit d’autre, ne seront capables ni ne voudront compenser le coût d’une restriction des liens » avec la Russie. Bien sûr, ici, « qui que ce soit d’autre » fait allusion à la Chine. Un rappel que l’importance des relations russo-centrasiatiques est telle que le coût d’une rupture avec Moscou, par crainte des sanctions occidentales, par exemple, serait difficilement acceptable pour n’importe quel des cinq pays de la région. Une réalité bien comprise en Asie centrale : si la Russie semble affaiblie, donner l’impression de s’opposer à elle de façon trop frontale reste encore très risqué.
Surtout, la dernière réunion du G7 a ciblé autant la Russie que la Chine. À Pékin, cela nourrit l’inquiétude de voir les Occidentaux reproduire une « crise ukrainienne » en l’Asie-Pacifique. En fait, pour les pouvoirs russe comme chinois, la priorité actuelle n’est pas de savoir qui dominera le plus l’Asie centrale à l’avenir. C’est plutôt l’attitude des Occidentaux présentant ces deux pays comme des adversaires qui inquiète, et qui au final préserve et renforce le couple sino-russe.
Cette réalité se constate avec la visite à Pékin le 24 mai dernier du Premier ministre russe Mikhaïl Michoustine. Fait notable : ce voyage a eu lieu après le G7 et après le sommet Chine-Asie centrale. Il s’agit de la visite de l’officiel russe le plus important depuis le début de la guerre en Ukraine. Le Premier ministre était accompagné, entre autres, du vice-premier ministre Alexandre Novak, en charge des questions énergétiques – d’une importance capitale dans la relation bilatérale. En effet, selon cet officiel, l’approvisionnement énergétique russe en direction de la Chine devrait augmenter de 40 % en 2023. L’année dernière, la Chine était déjà devenue la première consommatrice mondiale de pétrole russe. Face à ces réalités géopolitiques et économiques, que Pékin devienne un peu plus influent en Asie centrale est une chose très secondaire vu de Moscou.
D’autant que les Russes savent qu’ils ont encore des atouts en Asie centrale, face à des capacités chinoises limitées dans certains domaines. Cela a été particulièrement visible lors de la crise politique qui a agité le Kazakhstan en janvier 2022. Pendant cette crise, et sa résolution, la Chine est restée globalement en retrait. Certes, ses grands projets économiques n’étaient pas mis en danger par les émeutiers. Et ces derniers n’ont pas mis en avant des positions sinophobes dans leurs revendications. Face à l’agitation, si Pékin a fait savoir son inquiétude, il l’a fait de façon relativement limitée. Il s’agit, bien sûr, de la logique de non-interférence dans les affaires intérieures des autres pays, qui respecte la souveraineté de ses interlocuteurs, et qui ne peut que plaire en Asie centrale comme à Moscou. Mais cette discrétion venait également du fait que la Chine a été pris par surprise : la diplomatie chinoise n’a pas encore développé une connaissance poussée de la politique intérieure des différents pays d’Asie centrale. Ces dernières années, elle semble s’être surtout inquiétée des influences américaine et turque dans la région, et de la capacité de lobbying local des ONG occidentales. La réduction au maximum des interactions du personnel des ambassades lors de la pandémie a raréfié plus encore les occasions de mieux comprendre la politique intérieure kazakhstanaise.
En comparaison, les Russes ont une connaissance bien plus poussée des évolutions internes en Asie centrale. Par ailleurs, c’est leur intervention directe, par le biais de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui a permis l’apaisement de la situation sur place, et le règlement de la question politique, renforçant le président Kassym-Jomart Tokayev. Ce qui a été possible assez facilement, avec une présence temporaire de seulement 2030 soldats.
Malgré leurs difficultés en Ukraine, les Russes ont sans doute encore la capacité de mieux comprendre, et de là d’influencer, le fonctionnement interne des pays centrasiatiques d’une façon encore impossible pour leurs partenaires chinois. Ces derniers continueront donc de voir le Kremlin comme un partenaire important dans la région, y compris pour protéger leurs intérêts économiques.
D’autant que la Chine se doit d’être toujours plus prudente face à la sinophobie d’une partie de la population locale. Au moins 156 manifestations contre l’influence chinoise rien qu’au dans le Kazakhstan ont éclaté entre 2018 et 2023. Et parfois, ces expressions de rejet sont devenues violentes. Ainsi, en août 2019, 500 villageois au Kirghizistan ont attaqué une mine gérée par une compagnie de Chine, blessant une vingtaine de travailleurs chinois. Face à cette réalité, laisser Moscou avoir le dernier mot sur les questions sécuritaires, y compris en cas de nécessité d’intervenir directement, reste une position logique pour Pékin. La Russie n’a donc rien à craindre du sommet de Xi’an : même à Pékin, on ne peut que savoir l’utilité de l’influence russe dans la région, y compris pour défendre des intérêts communs.
Dans le futur, la Russie pourrait bien « perdre » l’Asie centrale. Mais cela serait d’abord du fait des conséquences de la guerre en Ukraine (surtout si elle se termine par une défaite de Moscou), mais aussi d’une politique néo-impérialiste pour la défense du « monde russe », peu rassurante, notamment pour le voisin kazakhstanais. Sans oublier les abus contre les migrants centrasiatiques en Russie même, particulièrement marquants au début de la pandémie. Mais cela ne serait pas directement lié à une montée en puissance de la Chine dans la région. Au contraire, la bonne entente sino-russe, à bien des égards, préserve les intérêts russes dans la région.
Un certain nombre de commentateurs, russes comme occidentaux, continuent de faire la même erreur : celle de ne voir l’Asie centrale que comme un territoire « post-soviétique », forcément le « pré-carré », « l’arrière-cour » de son ancien colonisateur. Les pays centrasiatiques sont indépendants, et ne se définissent plus uniquement par leur passé soviétique. Les liens tissés avec la Russie resteront, au moins pendant un certain temps, même si ce sera de façon inégale selon le pays de la région. Mais à l’avenir, l’influence de la Chine va grandir, incontestablement. Pour autant, cela ne signifiera pas que les États centrasiatiques passeront d’un « Grand Frère » à un autre. La zone ne sera sans doute plus la chasse gardée d’une seule puissance.
À bien des égards, la situation optimale pour l’avenir de l’influence russe en Asie centrale réside dans une coopération avec la Chine qui respecterait, sans ambiguïté, l’indépendance, et l’intégrité territoriale, des pays d’Asie centrale.
Par Didier Chaudet

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.