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Analyse

À son tour, l’Europe prend ses distances avec la Chine

(Source : Nikkei Asia)
(Source : Nikkei Asia)
Déjà brouillée avec les États-Unis, le Japon, l’Australie et bien d’autres pays, la Chine de Xi Jinping est désormais en difficulté avec l’Union européenne. Or le président chinois comptait beaucoup sur le Vieux Continent pour s’en servir comme contre-poids stratégique face à l’Amérique.
Américains et Européens ont longtemps été divisés : la Chine est-elle une «  menace » ou un «  défi » pour la sécurité ? Aujourd’hui, le fossé se resserre. Les alliés tentent en ce moment de se mettre d’accord sur le nouveau document stratégique à long terme de l’OTAN, qui mentionne pour la première fois Pékin. « L’influence croissante de la Chine remodèle le monde, avec des conséquences directes pour notre sécurité et nos démocraties, déclarait ainsi le 14 juin le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, à l’Agence de presse Athènes-Macédoine (ANA), ajoutant que « les politiques coercitives de la Chine » constituaient des « menaces et des défis » pour la sécurité de l’Occident.
Quelques semaines plus tôt à Davos, Jens Stoltenberg avait exhorté les pays occidentaux à ne plus troquer la sécurité contre le profit économique, soulignant les risques de laisser sans contrôle les liens économiques étroits avec la Russie et la Chine. Certes, la majorité des membres, y compris la France et l’Allemagne, hésitent à utiliser la même description de la menace pour la Chine que pour la Russie. S’ils sont davantage disposés à désigner clairement Moscou comme une « menace » pour la sécurité, tandis que Pékin est qualifié de simple « défi » sécuritaire. Toutefois, même en désignant la Chine comme un « défi », le langage utilisé serait plus sévère que celui utilisé dans le concept stratégique actuel de l’OTAN, publié en 2010, qui ne mentionne même pas le pays.
Souvenons-nous : l’année dernière, les dirigeants de l’Alliance atlantique, dans un tournant historique, avaient pour la première fois déclaré que la Chine posait des « défis » auxquels il fallait répondre, en partie à la demande expresse des États-Unis. « Les points de vue transatlantiques sur la Chine ont longtemps été divergents, mais récemment, ils convergent progressivement, a déclaré au site Euractiv, Bruno Lété, chargé de mission transatlantique pour la Sécurité et la Défense au German Marshall Fund à Bruxelles. Néanmoins, les États membres de l’UE maintiennent une approche pragmatique à l’égard de la Chine, principalement en raison des interdépendances économiques. Ils ne sont pas unanimes sur le fait que la Chine constitue une menace et pour le moment, le consensus la décrit comme un « concurrent stratégique ».
Sous l’ancien président américain Donald Trump, Washington avait longtemps fait pression sur les pays européens et d’autres encore pour qu’ils excluent les technologies chinoises, dont tout particulièrement l’équipementier télécoms chinois Huawei des réseaux 5G. Mais, s’il avait été le premier président à prendre le taureau par les cornes face à la puissante Chine, Donal Trump ne s’intéressait qu’au commerce, ne prêtant aucune attention aux droits humains.
Les choses ont radicalement changé avec son successeur Joe Biden pour qui la Chine représente un adversaire, sinon même l’incarnation du mal absolu, que ce soit dans les domaines politiques, stratégiques ou militaires. Avec lui, les relations sino-américaine ont rapidement tourné à l’aigre, si bien que l’on parle aujourd’hui d’une période de guerre froide entre les deux premières puissances économiques du globe. La guerre en Ukraine livrée par la Russie depuis le 24 février et ses cortèges de morts et de destructions n’ont fait qu’accentuer cette rivalité sino-américaine, Joe Biden s’employant désormais à entraîner l’Europe dans son sillage.

Xi Jinping divise les Européens

Le premier véritable problème entre l’Union européenne et la Chine avait été le refus catégorique du parlement européen d’entériner l’accord sino-européen sur les investissement conclu en décembre 2020. En cause : la controverse surgie avec la politique répressive menée par les autorités chinoises envers les Ouïghours au Xinjiang dans le nord-ouest du pays.
Xi Jinping n’avait pourtant pas ménagé ses efforts pour renforcer les liens entre la Chine et le Vieux Continent. Au point même, pendant un temps, de défendre les valeurs d’un monde ouvert et multiculturel. On se souvient de son discours à Davos en 2017, véritable plaidoyer en faveur du libre-échange et de la coopération internationale. Le gratin européen de la finance l’avait plusieurs fois interrompu par des salves d’applaudissements.
Puis les choses se sont tendues. À Bruxelles, on s’est inquiété du projet pharaonique des « Nouvelles routes de la soie », relancé par Xi Jinping. En 2019, le géant asiatique a été qualifié par la Commission européenne de « rival systémique », doublé d’un « concurrent stratégique ». Depuis, Xi divise l’Europe.
Au Parlement européen, plusieurs élus ont fait de la question chinoise un marqueur fort de leur mandat. À l’opposé, d’autres ont volontiers cédé aux sirènes du numéro un chinois. C’est le cas de Viktor Orban. Depuis une dizaine d’années, le Premier ministre hongrois a multiplié les ouvertures vers Pékin. Il souhaite imposer une Hongrie en rupture « avec les dogmes et les idéologies occidentales ». Résultat : les capitaux chinois coulent à flots. Lignes ferroviaires, hubs logistiques… En 2024, un gigantesque campus de la prestigieuse université Fudan de Shanghai devrait ouvrir à Budapest. Ce projet a suscité un tonnerre de contestations.
Dans les États périphériques de l’espace Schengen, Xi Jinping a également le vent en poupe en Serbie, en Macédoine ou encore au Monténégro, pays où les ressortissants chinois sont exemptés de visa. Dans ces pays, lassés de frapper à la porte de l’Union européenne, Pékin faisait mouche. Le président serbe Aleksandar Vucic, proche de son homologue chinois, était allé jusqu’à nier la solidarité européenne. « C’est un conte de fées sur papier », déclarait-il en 2020, estimant que « le seul pays capable de venir en aide [aux Serbes], c’est la Chine ».

Le tournant du Covid-19

Depuis, les liens entre l’UE et la Chine n’ont pas cessé de se détériorer. La gestion catastrophique de la pandémie de Covid-19 par le gouvernement chinois a constitué un véritablement tournant du fait des gigantesques problèmes rencontrés par les entreprises européennes en Chine.
Le 16 mai dernier, l’Union européenne et les États-Unis ont profité de nouvelles discussions commerciales informelles à Saclay, près de Paris, pour afficher leur volonté de faire bloc face à la Chine et la Russie. Les responsables du commerce de l’administration américaine et de l’UE, réunis dans le cadre du Conseil du commerce et des technologies (TTC), ont souligné leur souhait de coordonner leurs actions dans une série de domaines allant des semi-conducteurs à la lutte contre la désinformation, en passant par le contrôle des exportations de produits stratégiques vers la Russie.
Washington et Bruxelles ambitionnent désormais d’avoir des « échanges d’informations plus complets sur les exportations de technologies critiques américaines et européennes, en se concentrant d’abord sur la Russie et sur d’autres pays cherchant à échapper aux sanctions » internationales, selon un document de synthèse remis à la presse.
S’agissant de la désinformation, les deux parties entendent préparer un nouveau « cadre de coopération » sur « l’intégrité de l’information pendant les crises, particulièrement sur les plateformes internet ». Par exemple, « nous pouvons faire plus ensemble pour lutter contre les fausses explications » sur la flambée des prix alimentaires, qui mettent en accusation l’UE, a expliqué la commissaire européenne Margrethe Vestager, durant la conférence de presse finale. À noter que la désinformation est devenue ces dernières années un sujet central pour les démocraties mondiales. La Chine et la Russie sont considérées comme étant les principales sources de ces « infox ».

« Cheval de Troie »

Mais aujourd’hui, les ambitions chinoises en Europe centrale et orientale sont, elles aussi, en perte de vitesse. En avril 2022, la Chine avait célébré dix ans de coopération avec ces pays, à travers la plateforme « 16+1 ». À cette fin, le gouvernement chinois avait dépêché des représentants officiels dans huit pays de la région dans le but de sauver les relations de la Chine avec ces seize pays, des liens qui ont cependant franchement tourné à l’aigre avec la guerre en Ukraine.
De fait, Pékin a commis plusieurs erreurs graves avec tous ces pays qui étaient pourtant des partenaire naturels. La première a été de promettre beaucoup, promesses pour la plupart jamais tenues. Ainsi celles d’investissements chinois dans la région, pour l’essentiel dans les infrastructures. Dans ce domaine, la désillusion de ces pays est quasi totale, l’exemple emblématique étant la construction jamais réalisée d’une voie ferrée entre Budapest et Belgrade.
La deuxième erreur a été d’ignorer l’inquiétude de ces pays souvent exprimée quant à l’intention de se servir de ce mécanisme « 16+1 » pour diviser l’Europe et étendre l’influence chinoise dans la région. Pour de nombreux responsables politiques européens, le « 16+1 » ressemblait fort à un « cheval de Troie » au cœur de l’Europe. Il en a résulté des appels de ces mêmes responsables à ces pays pour les exhorter à préférer le cadre « 27+1 » afin de permettre à l’Union européenne de parler d’une seule voix avec la Chine.
Car les craintes se sont bien vite matérialisées. La Hongrie et de la Grèce ont régulièrement mis leur véto à toute initiative européenne prenant pour cible Pékin. Une autre erreur encore a été pour la Chine de ne pas prendre en compte le facteur russe et les craintes en Europe d’une invasion de Moscou dans les pays riverains de la Russie tels que les pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) ou bien sûr aussi la Pologne, qui sont depuis devenus des alliés proches des États-Unis.
Mais la plus grande erreur a été de ne pas prendre en compte le fait que ces pays d’Europe centrale et orientale ont progressivement pris leurs distances avec la Chine en raison des relations devenues exécrables entre Pékin et Washington depuis 2017. Conséquence de toutes ces erreurs : la plupart de ces pays se tournent désormais vers les États-Unis. Fini les accords signés avec le géant chinois Huawei. La Roumanie et la République tchèque ont quant à elles annulé leurs projets de construction de centrales nucléaires chinoises.
Aujourd’hui, le « 16+1 » est devenu une coquille vide, tandis que plusieurs de ces pays se rapprochent désormais de Taïwan. En particulier la Lituanie qui s’est retrouvée la cible de représailles commerciales chinoises lorsqu’elle a décidé de renommer la représentation diplomatique taïwanaise à Vilnius en « Bureau de Représentation de Taïwan », remplaçant le nom « Taipei » par « Taïwan ». Les pays de cette région envoient maintenant de nombreuses délégations quasi officielles sur « l’île rebelle ». La réponse agressive de la Chine à ces visite n’a eu pour résultat que d’aliéner davantage ces pays envers Pékin. Là encore, le pouvoir chinois s’est tiré une balle dans le pied.

« Énorme inquiétude »

La gestion catastrophique de la pandémie en Chine a donné le coup de grâce. Celle-ci a en effet entraîné la rupture des chaînes d’approvisionnement précieuses pour les entreprises étrangères, tandis que des milliers d’usines chinoises n’avaient plus d’autre choix que de fermer leurs portes temporairement. Le chômage a alors grimpé en flèche.
Selon les résultats d’un sondage effectué par la Chambre européenne de commerce en Chine, 23 % des entreprises européennes sont en train de « réfléchir à transférer » leurs activités et leurs projets d’investissements hors de Chine en raison de « l’énorme incertitude » liée aux restrictions de la politique « zéro Covid ». Selon cette enquête, 60 % des entreprises européennes estiment qu’il est encore plus difficile de faire du commerce en Chine qu’en 2020. Cette politique « zéro Covid » a d’ores et déjà de lourdes répercussions sur l’économie, avec nombre de commerces fermés, un tourisme en berne, des usines qui fonctionnent au ralenti.
Pour la deuxième année consécutive, ce motif arrive en tête des préoccupations des investisseurs étrangers. L’étude a été réalisée auprès de 600 entreprises en février et mars derniers. Une période durant laquelle deux événements – l’invasion russe de l’Ukraine et le confinement de Shanghai – ont encore pénalisé davantage les échanges mondiaux. Au total, 92 % des entreprises disent avoir été touchées par des problèmes d’approvisionnement et les trois quarts indiquent que leur activité a été perturbée par les contrôles liés au Covid-19. La stratégie « zéro Covid » provoque une « énorme incertitude » pour les entreprises, ce qui est « néfaste » pour les investissements, a déclaré à l’AFP la vice-présidente de la Chambre européenne de commerce, Bettina Schoen-Behanzin. « Nous espérons vraiment que la Chine se réveille, rouvre ses frontières et trouve un moyen de sortir » de cette stratégie sanitaire dommageable pour l’économie, insiste-t-elle.
Cependant, malgré des frustrations, les entreprises européennes « ne quittent pas la Chine, car le marché est trop grand », avec « de nombreuses opportunités de croissance à venir », note Bettina Schoen-Behanzin. Elles « reconsidèrent » toutefois l’étendue de leur présence en Chine et « réorientent » leurs investissements futurs, prévient-elle. « Le monde n’attend pas la Chine. S’il n’y a pas de changement, il est certain que les entreprises commenceront à réfléchir à des plans de secours et qu’elles iront sur d’autres marchés. »

Dépendance économique en question

Le gouvernement allemand travaille actuellement sur une nouvelle stratégie chinoise qui exposera très probablement cette approche plus critique. Cette stratégie aborde les dépendances des chaînes d’approvisionnement, notamment vis-à-vis de la Russie dans le secteur de l’énergie, explique ainsi Tim Rühlig, chercheur auprès du German Council on Foreign Relations (DGAP). « Ce qui reste contesté, cependant, c’est le degré, la vitesse et la méthode de dés enchevêtrement  », ajoute-t-il, soulignant que tant dans les cercles économiques que politiques de l’Allemagne, il y aurait des positions différentes. Selon l’expert allemand, cela serait particulièrement visible dans le puissant secteur automobile du pays, où la Chine est un marché d’importation et d’exportation essentiel.
« Étant donné que la Chine est un acteur majeur de l’e-mobilité, elle passe dans les années à venir d’un statut de marché à celui de concurrent pour l’industrie automobile allemande, souligne Tim Rühlig. Réduire les dépendances critiques vis-à-vis de la Chine est plus difficile et prendra plus de temps que de se découpler de la Russie. Mais le consensus selon lequel nous devons réduire les dépendances et adopter une approche plus critique ne cesse de croître . »
La Chine est de loin le plus grand partenaire commercial de l’Allemagne depuis 2015. Les deuxième et troisième plus grands partenaires commerciaux de l’Allemagne sont les Pays-Bas et les États-Unis. Ceci explique la très grande dépendance allemande à l’égard de l’économie chinoise et la politique plutôt accommodante que l’ancien chancelière Angela Merkel a poursuivi tout au long de sa carrière à la tête de son pays.
Parallèlement, en France, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, les appels se sont multipliés en faveur d’une plus grande restriction des investissements chinois, d’une plus grande prudence à l’égard de ce pays et de la création d’une stratégie industrielle qui, à terme, réduirait cette dépendance. Bien qu’il n’y ait jamais eu de référence directe à la Chine, celle-ci est aujourd’hui au cœur de la stratégie industrielle de la France. La crise d’approvisionnement en masques lors de la pandémie de Covid-19 et celle des semi-conducteurs l’ont bien montré. Tout comme le fait que les autorités françaises se sont aperçues que la France ne produisait plus un gramme de paracétamol, désormais importé de Chine et d’Inde.
« L’approche du gouvernement français à l’égard de la Chine est celle de la réduction des risques, notamment en ce qui concerne les transferts de technologie et les investissements directs à l’étrangers, explique à Euractiv Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie à l’Institut Montaigne.  L’approche française est officiellement agnostique à l’égard des pays, même si elle est fortement éclairée par les réalités de la puissance économique chinoise. » En ce sens, la France est devenue un acteur crucial pour qu’un règlement européen établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs à l’étrangers soit convenu en 2020.
Voici donc une Chine qui se retrouve progressivement isolée de l’Occident, un phénomène qui risque désormais de contaminer d’autres régions du monde, telle que l’Afrique et l’Amérique Latine. Le rêve chinois de puissance se trouve aujourd’hui plus que jamais contrarié.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).