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Pacifique : malgré les doutes, la Chine déterminée à s'imposer

Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi à l'issue d'une conférence de presse avec le Premier ministre fidjien Frank Bainimarama à Suva, capitale des îles Fidji, le 30 mai 2022. (Source : Japan Times)
Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi à l'issue d'une conférence de presse avec le Premier ministre fidjien Frank Bainimarama à Suva, capitale des îles Fidji, le 30 mai 2022. (Source : Japan Times)
Le ministre chinois des Affaires étrangères a terminé le 4 juin une visite de dix jours dans huit nations du Pacifique. Une tournée destinée à imprimer le sceau de la Chine sur la région alors que la fracture entre les démocraties libérales et l’axe Pékin-Moscou se précise en Europe comme en Asie. Si la région reste dubitative face à l’offre chinoise, Pékin reste un maître au jeu de la patience.
L’alliance Aukus entre Australie, États-Unis et Royaume-Uni sur les rails depuis septembre 2021, les conjectures vont bon train sur ce que l’élection du travailliste Anthony Albanese le 21 mai dernier changera à la politique australienne dans la région. Alors que l’invasion russe de l’Ukraine ne trouve pas de porte de sortie et que le président américain joue avec le vocabulaire en insinuant une défense de Taïwan contre une invasion du même type, la Chine n’a pas attendu que la nouvelle administration à Canbera pose les bases de son action dans le Pacifique pour envoyer son ministre des affaires étrangères Wang Yi en mission auprès de huit nations îliennes.
Stratégiquement, les îles visitées constituent une série de barrières complémentaires de celles qui entourent l’espace chinois en mer de Chine et au-delà du Japon, toutes destinées à dénier à la Chine l’accès à la mare nostrum américaine. La Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG) constitue l’extrémité nord à la fois de la première barrière, qui englobe la Nouvelle-Calédonie, et de la seconde, qui englobe les îles Salomon, le Vanuatu et la totalité de la Nouvelle-Zélande. Ces barrières sanctuarisent le continent australien, bien arrimé aux États-Unis par Aukus. La question de la reconnaissance ou non de Taïwan est aussi une nouvelle fissure exportée par la Chine dans la région. Quant à la coopération Sud-Sud, elle implique que la deuxième économie mondiale se fasse passer pour un pays en développement, ce qui ne convainc personne mais joue sur les sensibilités océaniennes vis-à-vis de l’histoire coloniale.

L’étranger proche

De l’autre côté de la Papouasie occidentale, indonésienne, la PNG est indépendante de l’Australie depuis 1975, après avoir été, de surcroît, allemande et britannique. Pour autant, les liens, notamment sécuritaires, restent ténus avec cette terre dont les Aborigènes auraient pu descendre il y a 50 000 ans. La Banque mondiale donne un PIB par habitant de près de 2 800 dollars américains en 2020. Riche en minerais, dont l’or, et en hydrocarbures, la PNG est avant tout un exportateur de matières premières ; Australie, Chine et Japon sont ses trois premiers partenaires commerciaux. L’aide bilatérale australienne se chiffre à moins de 500 millions de dollars australiens pour 2022-23. Emplacement stratégique, matières premières, démonstration de sa présence face au Quad (Australie, Inde, Japon, États-Unis) sont autant de motivations chinoises.
Avant-dernière escale de Wang Yi, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est au milieu d’élections nationales dont sortira le prochain Premier ministre. Des observateurs locaux ont donc opiné que le moment était mal choisi pour engager le pays dans une nouvelle relation d’envergure avec la Chine. En 2019, l’île de Bougainville, géographiquement proche des Îles Salomon, a voté à 98 % en faveur de l’indépendance. Les États-Unis avaient procuré les 2 millions de dollars manquants pour financer le référendum, laissant la Chine hors-jeu. Le conflit de vingt années entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et Bougainville, centré sur la gestion de ressources minières, a fait plus de 20 000 morts.
Indépendant du Portugal depuis 1975, le Timor oriental s’est libéré en 2002 de trois décennies de violence indonésienne grâce à un processus onusien d’auto-détermination. Cette ancienne île à santal a mis longtemps à trouver un accord avec l’Australie pour exploiter son pétrole en mer de Timor, source majeure de son PIB. Le revenu par habitant était de 1 450 dollars en 2020. Les accords avec la Chine portent notamment sur l’agriculture, l’aide médicale et la construction d’un hôpital.

Se battre pour Pékin ?

Les Îles Salomon prolongent la deuxième barrière de déni d’accès, jusqu’au sud de la Nouvelle-Zélande en passant par les îles Banks et le Vanuatu. L’un des rares pays les moins avancés (PMA) de la région, les îles Salomon avaient un PIB par tête de 2 250 dollars en 2020 et ont reçu 174 millions de dollars australiens en aide bilatérale pour la même période. L’Australie, dont le PIB par habitant atteint les 52 000 dollars, est de loin la première source d’importations de l’archipel. En revanche, la Chine reçoit 65 % de ses exportations de bois, produits de la mer, huile de palme et autres matières premières. Lieu de la légendaire bataille de Guadalcanal, les îles Salomon sont indépendantes de la Grande-Bretagne depuis 1978, mais restent une monarchie constitutionnelle dont Elizabeth II est monarque.
C’est un traité d’assistance militaire qui permit aux troupes australiennes d’être déployées dans la capitale Honiara en novembre dernier, alors que des émeutes incendiaires éclataient pour demander la démission du Premier ministre vilipendé, sur fond d’accusations de corruption, pour avoir rompu 36 ans de relations avec Taïwan au profit de Pékin. Qui plus est, la violence prenait une tournure irrédentiste puisque c’est la province de Malaita en particulier qui s’érige contre les proclivités pro-chinoises du pouvoir central, faisant des Salomon le premier archipel du Pacifique à se battre sur la question de la future place de la Chine dans la région.
Si les points de vue sont partagés, c’est en partie dû au poids de l’histoire. Les partisans de la souveraineté salomonaise se souviennent du lourd tribut humain payé, au XIXème siècle, aux planteurs australiens pratiquant l’enrôlement violent au travail forcé, le black-birding. Ainsi, le 29 avril dernier, le Premier ministre confirmait la signature d’un « pacte de sécurité » avec la Chine, auquel les États-Unis répondaient immédiatement par une visite du chef des affaires indo-pacifiques américain, Kurt Campbell, à Honiara. Même la conciliante Nouvelle-Zélande rappelait à son partenaire salomonais que la sécurité régionale doit être discutée avant toute action unilatérale.

L’ami vanuatais

Le condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides est devenu le Vanuatu en 1980. La rivalité sino-australienne est déjà bien ancrée dans la politique locale et la Chine a démontré sa largesse par des constructions multiples, dont certaines font mine d’être à potentiel usage militaire. Le PIB par tête de 2 870 dollars en 2020 bénéficie des exportations de produits de la mer et autres matières premières naturelles vers la Thaïlande et le Japon, alors que la Chine est la première source d’importations devant l’Australie. L’aide australienne pour l’exercice 2022-23 est prévue à 46 millions de dollars australiens, un chiffre qui facilite la surenchère chinoise, comme le démontre un nouvel accord entre le Vanuatu et la Chine pour l’extension d’une piste aérienne sur l’île de Santo permettant l’atterrissage d’avions d’aide humanitaire.
Fin mai, après avoir déclaré l’urgence climatique, le Vanuatu chiffrait à 1,2 milliards de dollars le coût d’y faire face. Pour autant, le climat ne figure pas spécifiquement dans les cinq points cités comme ancrage d’une coopération « confiante » renforcée entre les deux pays, qui incluent les échanges linguistiques et l’arrimage du Vanuatu aux « Nouvelles routes de la soie ».

L’appel du large

À Fidji, la Chine est en terre anglo-saxonne. En témoignent les traces laissées par le passé, le commerce et l’aide bilatérale dans cette ancienne colonie britannique, indépendante depuis 1970 et siège du Forum des îles du Pacifique. Le PIB par habitant de plus de 5 000 dollars en 2020 place l’archipel en bas des pays à revenu moyen supérieur de la Banque mondiale. Les États-Unis sont de loin le premier partenaire commercial, suivis de l’Australie. Fidji exporte de l’eau en bouteille, des produits de la mer, du sucre et de l’or. La Chine compte pour moins de 4 % dans ces exportations. En 2022-23, l’aide australienne se montera à 40 millions de dollars australiens. Sydney avait d’ailleurs dépêché sa propre ministre des Affaires étrangères sur les lieux quelques jours avant l’arrivée de Wang Yi, tout en critiquant l’administration précédente pour avoir « lâché » les îles du Pacifique. Les locaux, quant à eux, sont divisés sur les bienfaits de l’investissement chinois, dans un pays où opère une diaspora chinoise, bien qu’infiniment moins influente que la diaspora indienne.
Mais le 30 mai dernier, Wang Yi échouait à convaincre dix de ses homologues océaniens, réunis dans un sommet virtuel, de s’unir à une « vision commune » pour le développement de la région. Toujours très british, Fidji venait de signer le projet lancé le 23 mai à Tokyo par les États-Unis et le Quad : un bloc économique nommé Indo-Pacific Economic Framework. La proposition chinoise s’étend du commerce à la cybersécurité en passant par les douanes et la technologie, sans oublier la santé et le climat. Pour temporiser, les nations de la région ont fait savoir que tout accord entre elles devrait passer par le Forum.
Au nord-est de Fidji, à la latitude de Wallis et Futuna, les îles Samoa occidentales, indépendantes depuis 1962, furent gérées par un accord tripartite entre Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis jusqu’à 1919, quand la Nouvelle-Zélande devint puissance mandataire. Les Samoa orientales restent, quant à elles, américaines, bien que leurs citoyens ne participent pas aux élections du continent. Le PIB par habitant des Samoa occidentales était de plus de 4 000 dollars en 2020. L’aide australienne se montera à 27 millions de dollars australiens en 2022-23. Les exportations se dirigent d’abord vers les Samoa américaines voisines, suivies de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis et de l’Australie. Les importations proviennent de Nouvelle-Zélande, de Singapour et de Chine. Un tiers des exportations est constitué de blindés assemblés sur place, les produits agricoles arrivant loin derrière. En signant un accord avec les îles Samoa portant sur la coopération économique et technique, un centre culturel et un « parc de l’amitié », la Chine se frotte donc de très près à la présence américaine.
Au Sud, la monarchie constitutionnelle de Tonga est indépendante depuis 1970 et membre du Commonwealth. Son PIB par habitant approche les 5 000 dollars et l’aide australienne sera de 20 millions de dollars australiens pour 2022-23. Tonga exporte essentiellement des produits agricoles et de pêche vers les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et la Corée du Sud, la Chine étant presque absente de son commerce pour l’heure. Tonga doit pourtant les deux tiers de sa dette à Pékin, notamment due à la reconstruction de son réseau routier. De nouveaux accords de coopération sur la pêche, l’économie bleue et la police ont été signés lors de la visite chinoise.

3 000 kilomètres de mouillages potentiels

L’archipel des Kiribati, largement dispersé à l’horizontal et constitué notamment des anciennes îles Gilbert, est le plus pauvre de la région avec un PIB par habitant de 1 650 dollars en 2020. L’Australie lui allouera un peu plus de 24 millions de dollars australiens pour 2022-23. Les Kiribati (prononcer « Kiribass ») sont indépendantes du Royaume-Uni depuis 1979, les anciennes îles Ellice ayant été séparées pour former le Tuvalu actuel.
L’archipel directement à l’ouest des îles Marquises et au sud de Hawaï est constitué de 33 atolls avec très peu de terre émergée. Les eaux poissonneuses contiennent une promesse de pêche miraculeuse pour Pékin, puisque seulement 11 % de cette aire de trois millions et demi de km2 sont protégés. Quant au gouvernement, il négocie l’achat de terres dans les environs pour y déménager sa population cernée par les eaux. Si la Chine voit les Kiribati comme un emplacement idéal pour développer des pistes aériennes sur des îlots remblayés, comme elle l’a fait en mer de Chine, les Kiribati, qui ont rétabli une relation avec la Chine en 2019, réfléchissent…

Confrontation

La Nouvelle-Calédonie, qui a réélu Emmanuel Macron à plus de 61 %, ne saurait faire partie de cette tournée océanienne alors que les partis locaux se préparent à discuter pour la énième fois d’un futur statut post-troisième referendum d’auto-détermination, le 12 décembre dernier. Ces discussions épineuses, qui prendront forme après les élections législatives, seront animées par la nouvelle ministre des Outre-mer, Yaël Braun-Pivet, son prédécesseur ayant laissé des souvenirs forts. Pour l’heure, c’est plutôt vers le Comité de décolonisation de l’ONU que les partis indépendantistes tentent de trouver un soutien pour remettre en cause les résultats de la troisième consultation, après une fin de non-recevoir du Conseil d’État. Pour autant que l’épouvantail chinois soit occasionnellement agité, c’est à son rôle d’acheteur de nickel que la Chine doit ici se cantonner. Pas de passage de Wang Yi par la Polynésie non plus, où d’ambitieux projets se sont embourbés dans les marécages des impacts environnementaux.
Comment les puissances occidentales, établies dans la région depuis le XVIème siècle, sont-elles parvenues à voir leur présence contestée en moins de deux décennies ? Parmi les facteurs d’explication potentiels, l’on notera qu’elles n’ont pas toujours agi de concert, et les développements de 2021 ont été, à cet égard, fatidiques. Elles n’ont pas non plus pris la menace du climat suffisamment au sérieux, échouant à proposer à la région tout entière un projet multilatéral à long terme pour inventer une Océanie verte. L’Accord de Paris, arrivé très tard en 2015, était démenti par les États-Unis l’année suivante. Les institutions régionales sont davantage des forums de discussion que d’action commune. Et l’action occidentale est trop facilement victime des aléas électoraux, notoirement la politique australienne de migration climatique. La nucléarisation prévue par Aukus va à l’encontre du traité de Rarotonga de 1985.
Dans un récent article, le New York Times notait que les intérêts américains dans le Pacifique ne doivent pas être confondus avec une influence réelle et donnait de multiples exemples de l’enracinement chinois dans la zone. On ne peut qu’être surpris du manque de continuité de la politique américaine dans un océan qu’elle mit tout le XIXème siècle à conquérir, en l’expurgeant de la présence espagnole notamment. Comme le note Charles Edel pour Foreign Affairs, « cette vaste aire stratégique a souffert d’une négligence considérable dans les dernières décennies » alors que les États-Unis étaient occupés ailleurs. Entre l’Irak et le climat, le premier l’emporta, confirmant que les Américains ne s’impliquent régionalement qu’en temps de guerre. À cet égard, les atermoiements sur le renouvellement des « Compacts » sécuritaires avec la Micronésie et Palau sont étonnants venant d’une puissance dont le budget militaire se situe autour de 800 milliards de dollars. Déjà présents à la conférence de l’ONU sur le financement du développement à Monterrey au Mexique en mars 2002, les Océaniens attendaient autre chose.
Rivales dans l’océan Pacifique, la Chine et les démocraties occidentales le sont au sens étymologique du terme : elles partagent les mêmes eaux. Sous couvert de jouer une partie multipolaire, la première espère sans doute « bouter les États-Unis hors du Pacifique ». Les secondes entendent maintenir leur prééminence historique sur un immense espace, sans que les moyens de cette ambition soient clairs. Les invectives dénonçant la Chine comme « la plus grande menace pour l’ordre mondial » ne suffiront pas à remporter la partie. Il reste la voie du pire : une invasion chinoise de Taïwan pendant que Xi Jinping est au pouvoir, entraïnant un soutien militaire occidental à « l’île rebelle », assorti ou non d’une intervention américaine, un lien entre les théâtres européen et asiatique du conflit et le risque d’une escalade nucléaire. Sur cette question, les protagonistes feraient mieux d’être clairs.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.