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Nouvelle-Calédonie : un troisième référendum après quarante ans d'impasse

Drapeau indépendantiste kanak à l'effigie d'Atai, leader de l'insurrection de 1878, lors d'une cérémonie à La Foa, le 1er septembre 2021. (Source : Liberation)
Drapeau indépendantiste kanak à l'effigie d'Atai, leader de l'insurrection de 1878, lors d'une cérémonie à La Foa, le 1er septembre 2021. (Source : Liberation)
Le référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie aura lieu comme prévu le 12 décembre prochain. Un maintien annoncé ce vendredi 12 novembre par le haut-commissaire de la République dans le Caillou. On votera donc une troisième fois pour ou contre l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Ou plutôt : certains voteront, car la non-participation indépendantiste posera à nouveau des problèmes irrésolus après quatre décennies de négociations.
Le suspens aura duré jusqu’à un mois avant la date du vote. Mais vendredi, le haut-commissaire de la République, Patrice Faure, a annoncé le maintien de la dernière consultation référendaire devant sceller la fin de l’Accord de Nouméa. Or le 8 novembre, les partis indépendantistes ont confirmé leur non-participation au vote en ne soumettant pas leurs documents de campagne aux autorités. Si le terme de « boycott » a été évité, le président de l’Union Calédonienne, Daniel Goa, a néanmoins dénoncé ce vendredi le maintien du scrutin : « Si l’État s’entête à vouloir maintenir la validité de ce résultat, eh bien ça ne se passera pas comme ça. Il va falloir mettre un terme à 100 ans de colonisation. »
L’histoire des boycotts électoraux en Nouvelle-Calédonie est à l’origine de violences tournant à la guerre civile en 1984-85, puis de la prise d’otages d’Ouvéa et de leur libération en 1988, suivie, le 4 mai 1989, de l’assassinat du dirigeant indépendantiste Jean-Marie Tjibaou et de son lieutenant Yéiwéné Yéiwéné lors de la levée de deuil. En 1987 déjà, le boycott d’un référendum sur l’indépendance avait donné 98% de voix en faveur du maintien dans la France avec un taux de participation de 59%.
Tout est prêt pour assurer un vote « sincère », au sens juridique de son organisation, qui sera surveillé par 250 observateurs de l’ONU et sécurisé par des forces nettement renforcées. Reste à savoir ce que l’Assemblée générale des Nations Unies opinera d’un vote auquel seules les voix du « non » semblent aujourd’hui prêtes à participer, puisque seule cette Assemblée « peut retirer un territoire de la liste des territoires non autonomes. Ce vote s’exerce, en principe, à la majorité simple ».

Consensus ou « Pacific way »

L’on pourra s’étonner que, forts du contrôle du Congrès et du gouvernement collégial depuis juillet, après avoir mis plus de cinq mois à élire un président — qui ne fera son discours de politique générale que le 18 novembre —, les partis indépendantistes rejettent un vote dont ils ont fait la demande six mois exactement après la tenue du second référendum.
La date du 12 décembre, choisie par l’État avec l’agrément des partis loyalistes lors de réunions à Paris en juin dernier, n’a jamais fait consensus. Ayant d’abord dénoncé cette date comme contraire à un accord préalable selon lequel un vote ne pourrait avoir lieu entre septembre 2021 et septembre 2022, les partis indépendantistes ont ensuite incriminé la crise sanitaire comme frein à la campagne. Plus récemment, le Sénat coutumier, sortant de ses prérogatives, décrétait un deuil collectif d’un an — un processus ritualisé fondamental à la culture kanak.
Témoin d’un modèle de société où les individus n’ont de sens qu’à travers leur appartenance au groupe, la pratique du consensus ne doit pas être confondue avec la démocratie. Le consensus est le résultat de discussions qui ne prennent fin que lorsque le groupe est arrivé à une décision soutenue, par conviction ou par force, par la totalité du groupe. Comme le disait le porte-parole du gouvernement Gilbert Tyuienon (UC-FLNKS) lors d’un entretien télévisé le 30 octobre, « nous sommes une société du palabre ». Le palabre, qui s’applique en Océanie aux transactions politiques comme économiques, a pour but de parvenir à une décision consensuelle, c’est-à-dire non contestée. Vanté dès les années 1970 comme le « Pacific way », en particulier dans les instances régionales basées à Fidji et à Nouméa, ce processus décisionnaire a largement démontré sa capacité à générer des blocages et à faire fi de la préférence majoritaire. Étrangement, le palabre conduit à arrêter la marche de l’histoire, dans un espace géographique où le temps n’a pas la valeur que lui prête l’Occident.
Car si l’on y regarde de plus près, le palabre aura concerné deux générations de Calédoniens. C’est dans les mois qui suivirent l’indépendance des Nouvelles-Hébrides, devenues Vanuatu, en juillet 1980, que la revendication indépendantiste commença à s’emparer des rues et des routes du Caillou. La rencontre de Nainville-les-Roches, où l’État convia indépendantistes et partisans du maintien dans la France à élaborer un statut transitoire en vue d’une future auto-détermination, date de juillet 1983. Suivirent « les événements », trois boycotts d’élections en une décennie et les deux accords, de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998. Enfin, trois consultations référendaires. Cette semaine, un groupe d’étudiants de l’Université de la Nouvelle-Calédonie a fait parvenir au président de la République un message insistant sur leur besoin de connaître leur avenir.

L’indépendance au détriment de l’économie ?

Dans un pays de 271 000 habitants où le PIB atteignait environ 8 milliards d’euros en 2020, soit près de 30 000 euros par habitant, les transferts de l’État représentent 19% du PIB, soit 860 euros annuels par habitant. Ces aides n’ont été que renforcées par la crise sanitaire, dont plus de 130 millions d’euros de subventions, l’envoi de plusieurs centaines de personnels soignants, militaires inclus, et la prise en charge des prêts de certaines entreprises défaillantes. L’endettement local est estimé à 133%. Si l’industrie minière ne compte plus que pour 6-8% d’un PIB fortement dépendant du secteur tertiaire, elle emploie directement et indirectement une personne sur cinq, voire quatre. Depuis 1998, l’État a octroyé à ce secteur 1,8 milliards d’euros en prêts et garanties, à quoi il faut ajouter 860 millions en défiscalisation passée et à venir, notamment pour le projet Lucy de traitement et d’exportation des déchets de l’exploitation minière de l’usine du Sud.
Source de 90% des exportations du pays, le nickel est également une ressource politique qui figure au cœur des transferts de richesse estimés nécessaires à un « rééquilibrage » entre les forces en présence. Pour autant, la dette de l’usine du Nord, KNS, qui opère avec un seul four à un tiers de sa capacité, a dépassé 11 milliards d’euros, ce qui met Glencore, son investisseur « minoritaire » à 49%, en position de force.
Pour la première fois depuis 1880, la pérennité de la Société Le Nickel (SLN) a été mise en cause. Quant à l’usine du Sud, après une cession des plus mouvementées par le groupe brésilien Vale, le nouveau consortium australo-suisse-calédonien Prony Resources, qui mise sur un nickel propre, a lié son destin à Tesla, futur premier client qui a atteint une capitalisation à peu près équivalente au PIB indonésien malgré des obligations notées « junk », soit à risque spéculatif.
La focalisation sur l’indépendance a relégué au second plan la question de la vocation économique de ce territoire dans l’Indo-Pacifique du XXIème siècle. Malgré la volatilité de la mine, aucun autre secteur n’attire l’attention des investisseurs de manière durable. Si un record de 126 000 touristes sont entrés en Nouvelle-Calédonie en 2019, ce chiffre reste très bas comparé aux statistiques sectorielles mondiales, a fortiori quand la majorité de ces touristes métropolitains viennent rejoindre leur famille. La crise sanitaire a imposé un moratoire au projet grandiose d’aéroport international, assorti d’hôtel de luxe, sur l’île de Lifou. La Nouvelle-Calédonie jouit pourtant de maints atouts — doit-on dire « jouissait » ? — pour se construire en « mini-thalassocratie océanienne ».

Autonomie française à rétablir en Indo-Pacifique

L’enjeu international du futur calédonien est évident pour la France. Le Pacifique fait d’elle une puissance mondiale ; son absence transformerait son statut en puissance régionale. D’où la perfidie de l’annulation par l’Australie, appuyée par les États-Unis et le Royaume-Uni, du contrat des sous-marins et la formation de l’alliance Aukus entre les trois nations anglo-saxonnes. Ni la réponse cavalière du président Biden selon laquelle la transaction aurait manqué « de grâce », ni la visite de la vice-présidente américaine en France ne peuvent dissimuler les assauts répétés de l’OTAN contre l’industrie française de l’armement.
Comment aller de l’avant ? Membre permanent du Conseil de sécurité, la France peinerait à embrasser le discours de la dénucléarisation. Et pourtant… Outre la zone grise dans laquelle l’Australie est entrée vis-à-vis du Traité de non-prolifération (TNP), sa décision de se doter de sous-marins à propulsion nucléaire viole au minimum l’esprit du traité de Rarotonga de 1985 « pour une zone exempte d’armes nucléaires dans le Pacifique Sud », dont l’Australie est une partie fondatrice. Car si le traité interdit la prolifération de dispositifs explosifs nucléaires dans la zone, les essais, la fourniture et la production de matière fissile, il s’étend aussi à l’immersion de tout déchet ou matière radioactive dans les eaux concernées, à la protection de l’environnement et à la prévention de la pollution, en particulier nucléaire. Bien entendu, aucun État océanien n’a été consulté par les fondateurs d’Aukus.
Au moment où certains géostratèges se posent la question de savoir si dans un affrontement nucléaire entre Chine et États-Unis autour de Taiwan, il serait envisageable « d’échanger » Taipei contre Los Angeles (soit l’anéantissement de 20 millions de civils de part et d’autre), la France pourrait tenir un discours plus rationnel.
Pour l’heure, l’État se focalise sur la voie européenne, en particulier en mer de Chine, et sur deux « moins alignés », soit l’Indonésie et l’Inde, les sujets tournant autour du climat, de l’économie verte et bleue, de la puissance douce, des échanges scientifiques, des investissements et de l’emploi. En matière d’armement, la France a une autonomie d’action à rétablir.

Sortir de l’Accord de Nouméa

La difficulté du processus engagé en 1998 tient au fait que l’on a voulu donner l’apparence de la démocratie à un vote qui ne l’est pas entièrement, puisque toutes les listes électorales locales sont restreintes et gelées. La liste référendaire prendra fin avec la dernière consultation. Mais la liste électorale spéciale pour les élections provinciales (LESP) devra aussi changer. Elle conduit notamment au paradoxe que nombre de natifs en sont exclus.
L’État a indiqué une période transitoire de 18 mois pour la négociation d’un nouveau statut devant se substituer à l’Accord de Nouméa. Mais qui votera ? Les mesures exceptionnelles de restriction du corps électoral, pour lesquelles la constitution avait été amendée, prendront fin. Le nouveau statut calédonien, si et quand il sera adopté, devra lui aussi être intégré à la constitution. D’autres aspects du texte de 1998 seront remis en question, tels la préférence à l’emploi local, les transferts de compétence, le découpage en provinces et ses implications budgétaires et fiscales. Le chantier juridique de 2022-23 sera aussi gigantesque qu’ardu.
Reste à définir ce qui constitue une « sortie » de l’Accord pour les instances internationales. L’État a déjà indiqué qu’il ne présenterait pas de demande de retrait de la Nouvelle-Calédonie de la liste onusienne des territoires non autonomes pendant la période de transition. Selon l’ONU, « un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie : quand il est devenu État indépendant et souverain ; quand il s’est librement associé à un État indépendant ; quand il s’est intégré à un État indépendant » (Résolution 1541 du 15 décembre 1960). Un quatrième critère, voté dix ans plus tard, ajoute « l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple ». Est-il possible, comme le souhaitent les loyalistes, de réintégrer la Nouvelle-Calédonie dans la République après 23 ans d’un processus politique censé produire une décolonisation ?
Depuis les années 1980, l’Indo-Pacifique a été révolutionné, à vrai dire plus d’une fois, le destin de certains pays s’en trouvant bouleversé. Le 13 décembre prochain, la Nouvelle-Calédonie entrera dans un nouveau palabre sur un futur toujours repoussé à plus tard. Il semble difficile de concevoir une discussion à une voix, et la violence la rendrait impossible. Difficile aussi de ne pas être stupéfait par tant de temps perdu, au prix fort pour l’État.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.