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Analyse

Nouvelle-Calédonie : les enjeux de l'indépendance

Les Calédoniens seront invités à voter une troisième fois le 12 décembre 2021 pour ou contre l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie. (Source : La Voix du Nord)
Les Calédoniens seront invités à voter une troisième fois le 12 décembre 2021 pour ou contre l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie. (Source : La Voix du Nord)
De retour de huit jours de réunions ministérielles à Paris, les élus calédoniens ont envisagé les conséquences d’une indépendance sous tous ses angles. Contre toute attente, la date de la troisième et dernière consultation référendaire a été arrêtée au 12 décembre prochain.
C’est finalement une vingtaine d’élus des deux bords, loyaliste et indépendantiste, qui ont pris l’avion pour Paris dans la nuit du 22 mai. Les invités de l’Union nationale pour l’indépendance (UNI), membres du FLNKS, avaient décidé de s’abstenir. Pendant ce temps, Thierry Santa (Avenir en Confiance) a continué à présider le 16ème gouvernement au vu de l’incapacité des partis indépendantistes à élire le président de leur 17ème gouvernement, désigné par le Congrès le 17 février dernier. Peu de temps auparavant, une dizaine de personnes liées aux violences commises contre l’usine du Sud fin 2020 ont passé cinq jours en garde à vue, parmi lesquelles Raphaël Mapou, frère de Louis Mapou, chef de file de l’UNI au Congrès, qui brigue la présidence de ce gouvernement introuvable.

Pour compléter le tableau, les 17 et 18 mai, le tribunal de commerce mettait la Société minière du Sud Pacifique (SMSP), actionnaire majoritaire de l’usine du Nord, KNS, et la Sofinor, société d’investissement de la province Nord, qui en détient 85 %, en procédures de sauvegarde, avec gel des dettes et obligation d’établir un plan de redressement financier. À la veille des rencontres, le document « confidentiel » du ministère des Outre-mer sur les conséquences du « oui » et du « non » au prochain référendum a fait l’objet d’un article dans Le Monde .

Voter une dernière fois

Parmi les nombreux points d’achoppement entre élus des deux bords, la question de la date de la dernière consultation d’auto-détermination. Alors que les loyalistes mettent en lumière les nombreuses années d’incertitude qui, ajoutées aux conséquences de la crise sanitaire, fragilisent l’économie locale, les indépendantistes souhaitent voter le plus tard possible, insistant sur la nécessité de séparer la consultation référendaire de l’élection présidentielle. Le sénateur Frogier s’est même exclu des réunions ministérielles dès son arrivée à Paris, arguant que l’absence d’une décision sur la date de la dernière consultation équivalait à un soutien tacite de l’État envers une future indépendance.
Après une entrevue entre une délégation restreinte et le chef de l’État ce mardi 1er juin à l’Élysée, le ministre des Outre-mer a confirmé la date du 12 décembre prochain à la sortie du Conseil des ministres du 2 juin, tout en admettant que cette date ne fait pas consensus. Elle a d’ailleurs été contestée par Louis Mapou ce vendredi 4 juin. Une période de transition de deux ans est prévue quel que soit le résultat du vote.
Si le sujet calédonien s’invite dans la campagne présidentielle, ce sera donc pour une courte durée. Mais que faut-il en craindre ? Les sujets de politique extérieure ont généralement peu d’impact sur les campagnes électorales, et celui-ci en est un à double titre. D’abord, parce que les Français de métropole ont tendance à considérer l’Outre-mer comme l’étranger. Mais surtout parce que la présence française dans le Pacifique est directement connectée à la position de la France dans le monde : comme puissance maritime, comme alliée du Quad (Australie, États-Unis, Japon et Inde), comme membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et donc, de manière très indirecte, comme puissance nucléaire. Le 20 mai, Le Figaro révélait que 66 % des métropolitains interrogés par l’Institut Harris étaient favorables à une Calédonie indépendante. Si l’ignorance de l’Outre-mer est patente, il faut aussi tenir compte du contexte de crise sanitaire, économique et sécuritaire dans lequel l’élection d’avril 2022 aura lieu. Certes, ce ne sont pas les Français de métropole qui votent, mais face aux défis nationaux, le public métropolitain pourrait manquer de patience quant au futur complexe d’un archipel qui, au cours des trois dernières décennies, a été fort bien doté par l’État.

Les conséquences du « oui »

Les conséquences financières de l’indépendance ne seraient, en effet, pas des moindres. Tout d’abord, « les financements actuellement accordés par l’État devenant caducs, le nouvel État devra mobiliser des ressources pour financer ses services publics et ses prestations sociales ». Les financements annuels de l’État sont estimés à 1,5 milliard d’euros, soit 18 % du PIB calédonien, qui seraient à remplacer, en sus des emprunts à rembourser. Inclus dans ces financements sont les contributions aux comptes sociaux calédoniens (retraite, chômage, santé) structurellement déficitaires. Pour le reste du PIB calédonien, il faut noter que le secteur minier, largement endetté, ne survit que grâce aux garanties, emprunts et aides de l’État, dont la défiscalisation.
Le départ de nombreux fonctionnaires (enseignement, santé, douanes, fiscalité, audiovisuel ou aviation civile) serait à envisager. Les 2 772 bâtiments dont l’État est propriétaire pourraient être transférés au nouvel État dans des conditions à négocier. Les forces de sécurité intérieure quitteraient le territoire ; le nouvel État devrait assurer la sécurité de son espace maritime et terrestre et pourrait bénéficier de l’aide de la France pour la formation d’une force de police. Un système judiciaire et un code local de la profession d’avocat devraient être établis. L’accession du nouvel État à l’Organisation des Nations Unies nécessiterait le vote de 9 membres sur 15 du Conseil de sécurité et aucun véto de la part des cinq membres permanents, dont la France fait partie. L’admission à l’Organisation mondiale du commerce a demandé au Vanuatu plus de 30 ans.
La question de la nationalité est la plus épineuse. Les citoyens français qui ne votent pas au référendum auraient la possibilité de demander la nationalité du nouvel État, ou de le quitter. La citoyenneté calédonienne telle qu’elle est définie par l’article 2 de l’Accord de Nouméa, qui établit le corps référendaire, se muerait en nationalité calédonienne. Les conditions de la double nationalité restent à définir, comme les futures relations entre les nationaux du nouvel État et l’espace européen. Le document écarte toute possibilité d’apatridie. Cependant, la nationalité française ne serait plus automatiquement transmissible.
Une très large fourchette de 10 000 à 70 000 départs est considérée. L’estimation la plus haute aurait un impact immédiat sur la consommation et les services, et donc sur le niveau de vie du pays. Un statut de « pays en voie de développement » semble exclu, à moins d’un effondrement général. Pour autant, un ambassadeur représenterait la France auprès du nouvel état, qui pourrait bénéficier d’aide bilatérale, comme multilatérale, au développement.

Les conséquences du « non »

La première conséquence d’une troisième consultation référendaire est de mettre fin à l’Accord de Nouméa. En particulier aux dispositions temporaires qu’il introduisait et qui avaient conduit à un amendement de la constitution de la Vème République. La principale disposition concerne la modification du suffrage universel pour introduire un corps électoral spécial, seul autorisé à voter aux trois référendums. Il faudrait donc amender de nouveau la constitution pour éliminer cette disposition et redéfinir la place de la Nouvelle-Calédonie au sein de la France.
Pour le reste, tout est à définir. À commencer par les institutions calédoniennes, qu’il conviendrait ou non de réviser. Dans le cas d’une troisième affirmation de la volonté des Calédoniens de rester français, la France pourrait demander le retrait de la Nouvelle-Calédonie de la liste des territoires non autonomes de l’Organisation des Nations Unies. Mais comment concilier une telle démarche avec le maintien d’un droit à l’autodétermination ? Dans le cas où une partie des indépendantistes ne respecterait pas le vote final, l’État, estimant avoir assumé toutes ses responsabilités, refuserait toute tentative de partition et pourrait faire face à un conflit civil.
Autre sujet à renégocier : la répartition des compétences entre l’État et la Nouvelle-Calédonie. Les transferts de compétence prévus par l’Accord de Nouméa sont censés être irréversibles. Se poursuivraient-ils ? À quelle vitesse, quel coût et avec quelles conséquences locales ? Les domaines de l’enseignement supérieur, de l’audiovisuel et de la diplomatie régionale sont particulièrement concernés. Enfin, l’article 2 de l’Accord de Nouméa avaient des implications sociales, notamment en termes d’emploi local. Celles-ci seraient-elles maintenues ?

Jeux de mots

Le préambule de l’Accord de Nouméa de 1998 démontre à quel point la revendication indépendantiste est identitaire. Pour satisfaire un besoin de réaffirmation culturelle découlant naturellement de la douloureuse histoire de la colonisation, on a tenté de différencier indépendance et souveraineté, laissant entendre que la seconde n’équivalait pas à la première. Qu’est-ce que la souveraineté, cependant, si ce n’est la capacité d’un groupe de citoyens à vivre dans un espace défini par des frontières qu’il garantit, régi par des institutions et des lois qu’il établit, doté d’une économie, d’une monnaie et de symboles unificateurs, avec une ou plusieurs langues officielles, la reconnaissance des autres États, et la capacité de s’engager avec eux, que l’on nomme « politique étrangère » ?
La solution de l’État-associé permettrait à la Nouvelle-Calédonie de sous-traiter à la France sa défense, voire sa sécurité interne. Elle ne règle pas pour autant la question de la souveraineté, ni celle de la reconnaissance par la communauté internationale. L’État-associé deviendrait-il membre votant de l’Assemblée générale des Nations Unies ? La Nouvelle-Zélande n’a pas, à ce jour, permis aux Îles Cook d’y accéder. Le gouvernement français a indiqué clairement qu’il ne pourrait prêter main forte à un État dont les intérêts régionaux diffèreraient des siens. En clair : la politique du Quad, à laquelle la France s’associe, vise à bloquer les avancées chinoises en Indo-Pacifique et à affirmer les valeurs des démocraties libérales. Si la souveraineté identitaire est fondamentale, quelles sont les valeurs revendiquées par l’identité kanak ? Celles d’un développement pérenne de l’environnement ne lui sont pas propres. Celles de la coutume, de la place des femmes et du rôle des institutions religieuses diffèrent nettement entre communautés.

Paradoxes

Les conclusions d’une large consultation citoyenne, communiquées publiquement le 10 mai, démontrent à quel point les définitions sont floues. Pour 25 % des participants, l’indépendance, c’est créer un nouvel État qui puisse s’auto-gouverner et s’assumer à part entière ; 23 % estiment qu’elle implique un recul socio-économique, la fin de l’État de droit et l’incapacité du pays à assumer seul ses compétences régaliennes ; seulement 4 % citent la reconnaissance de la Nouvelle-Calédonie par la communauté internationale. Quant à la souveraineté, 29 % estiment qu’elle signifie la capacité de décider localement de la répartition des ressources (« auto-gestion » ou « self-rule » en anglais) alors que pour 24 %, la souveraineté est liée à l’indépendance (soit un nouvel État qui assume ses compétences régaliennes). Seulement 12 % y voient la création d’une société nouvelle.
Sur les liens avec la France, 40 % désirent le maintien d’une Nouvelle-Calédonie française « capable d’entretenir son identité propre » avec des compétences régaliennes assumées par la France. Seuls 3 % estiment que « la France doit accompagner l’émancipation de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie par un transfert progressif et irréversible de compétences, à l’exception des compétences régaliennes, en instaurant ainsi une souveraineté partagée. » Les partisans du « oui » sont inquiets quant à la disparition de la culture kanak alors que les partisans du « non » estiment que beaucoup a été fait pour la valoriser. Le « vivre ensemble », le partage des cultures et l’accès à l’éducation restent des préoccupations parmi les jeunes et les partisans du « oui ». Pour autant, la préoccupation majoritaire (37 %) se concentre sur l’ordre public, l’accroissement des inégalités et la peur de l’avenir. Quand on demande aux participants de formuler des propositions, 33 % citent un développement en phase avec les défis du climat alors que 21 % souhaitent que la Nouvelle-Calédonie s’ouvre sur l’Indo-Pacifique et y soit l’interlocuteur privilégié de la France.
Surtout, 94 % des participants estiment que le lien avec la France est fondamental (« indispensable » pour 53 %, « important » pour 41 %) ; 79 % se sentent calédoniens et 58 %, citoyens français. En cas d’indépendance, 60 % plébiscitent la double nationalité alors que 14 % voudraient être citoyens du nouvel État seulement, dont 34 % des partisans du « oui ».
Si l’on prend comme point de départ les accords de Matignon de juin 1988, la Nouvelle-Calédonie pourrait bien avoir passé 33 ans à considérer une indépendance improbable, voire impossible. Le dernier référendum constitue la dernière chance de trouver un consensus sur un futur possible. Accompagnant les élus dans l’avion du retour, Patrice Faure prendra ses fonctions samedi 12 juin en tant que nouveau représentant de l’État. Diplômé de l’école militaire de Coëtquidan et de l’école d’État-major, passé par la Guyane, Mayotte et la DGSE, c’est à lui qu’incombe la mission historique d’accompagner la sortie de l’Accord de Nouméa. La publication officielle d’un document révisé sur les implications du vote devrait suivre dans quelques semaines et faire l’objet de réunions publiques.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.