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Guerre en Ukraine : le double langage de la Chine pourrait lui coûter cher

Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine à Tianjin, en juin 2018. (Source : Japan Times)
Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine à Tianjin, en juin 2018. (Source : Japan Times)
Six semaines après son déclenchement, la guerre que la Russie mène en Ukraine s’éternise et risque de coûter cher à Pékin. La Chine n’a jamais dit clairement si elle soutenait ou non Vladimir Poutine. Mais il apparaît désormais de façon claire qu’elle n’abandonnera pas la Russie pour des raisons sécuritaires et géostratégiques. Peu importe le prix élevé à payer du fait des sanctions financière et commerciales qui ne manqueront pas de frapper tôt ou tard le pays de Xi Jinping.
La volte-face est-elle possible ? Le gouvernement chinois peut-il tirer un trait sur le communiqué commun sino-russe du 4 février ? Le texte annonçait triomphalement que la relation entre la Chine et la Russie était désormais « sans limite ». Tourner le dos à Moscou, les Chinois ne le comprendraient pas. Aujourd’hui, l’ennemi reste les États-Unis et leurs alliés. Abandonner la Russie signifierait pour Pékin se soumettre à l’idéologie occidentale. Ce qui est rigoureusement impossible aux yeux de Xi Jinping bientôt confronté aux incertitudes du XXème congrès du Parti communiste à l’automne prochain. Changer de ton en moins de six semaines reviendrait à dire que le président chinois a fait une erreur en acceptant de donner son feu vert à ce communiqué. Tout simplement insupportable pour l’intéressé qui est aussi secrétaire général du Parti et chef de la Commission militaire centrale. Car ce serait remettre en question sa sagesse, son intelligence et aussi son autorité.
En réalité, observer officiellement une certaine neutralité entre la Russie et l’Occident donne à la Chine une carte géopolitique dont elle pourrait se servir habilement pour obtenir des garanties des pays occidentaux sur les plans politiques et commercial. Ceci tout en continuant à acheter du pétrole et du gaz à la Russie à des prix bradés. En effet, la Chine met un point d’honneur à ne pas être partie prenante à cette guerre en Ukraine. D’ailleurs, Washington hésite sur la conduite à tenir à l’égard de Pékin : des sanctions trop fortes auraient pour résultat de jeter les Chinois dans les bras des Russes.

« Compréhension correcte »

En attendant, tandis que Pékin affirme observer une neutralité totale face à ce conflit, les médias officiels entièrement contrôlés par le Parti reproduisent en Chine la propagande russe. « Aucun post défavorable à la Russie ou au contenu pro-occidental ne doit être publié », avait laissé fuité Horizon News, l’un des organe du pouvoir, dans un message rapidement retiré.
La semaine du 4 avril, alors que le reste du monde regardait avec stupeur et effroi ces images abominables de corps de civils tués, parfois les mains liées derrière le dos, et ces centaines de cadavres qui jonchaient le sol des rues de la ville martyre de Bucha, le Quotidien du peuple partageait une vidéo de la plateforme Weibo qui affirmait que la Russie offrait aux Ukrainiens de la ville de Kharkiv « une aide humanitaire ». Plus de trois millions de Chinois ont vu cette vidéo.
Dès le premier jour de la guerre, les médias chinois ont été le mégaphone de la propagande de Moscou. Ils ont ainsi relayé les déclarations russes selon lesquelles le président ukrainien Zelinsky avait fui la capitale et que les soldats ukrainiens s’étaient rendus.
Par ailleurs, la télévision Phoenix TV avait diffusé des images qui affirmaient que la population civile de Marioupol, ville aujourd’hui presque entièrement détruite, avaient manifesté pour célébrer l’arrivée des soldats russes comme des « libérateurs ». De fait, les médias chinois s’évertuent à dépeindre la Russie comme une victime plutôt que comme un agresseur. Les universités chinoises, aux ordres du Parti, ont mis sur pied des cours destinés à donner aux étudiants une « compréhension correcte » de ce conflit, mettant en exergue les « erreurs » des États-Unis et de l’Occident en général.
Partout à travers le pays, le Parti organise des sessions pour les cadres du régime invités à regarder un documentaire intitulé Le documentaire sur l’Histoire. Cette vidéo de 101 minutes, achevée l’an dernier, ne fait aucune mention de l’Ukraine, mais elle soutient la thèse selon laquelle la Russie a raison de s’inquiéter de ses voisins qui avaient à l’époque quitté l’Union soviétique. Ce documentaire décrit Vladimir Poutine comme un dirigeant avisé qui s’emploie à « nettoyer » la Russie de ses fléaux politiques qui avaient à l’époque provoqué la chute de l’Union soviétique. « L’arme la plus puissante que possède l’Occident, mis à part les armes nucléaires, ce sont les méthodes dont il se sert pour la lutte idéologique », explique ce documentaire, visionné par le New York Times. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, poursuit le commentateur dans cette vidéo, « certains pays en Europe de l’Est et en Asie centrale ainsi qu’en Transcaucasie ont adopté les positions de l’Occident dans le but de contenir et de diviser la Russie ».
Rappelons que Pékin a constamment refusé de condamner « l’invasion » de l’Ukraine, un terme qu’elle n’a d’ailleurs jamais utilisé, affirmant que les États-Unis et l’Otan étaient les responsables de cette guerre. Xi Jinping est allé jusqu’à dire à son homologue américain Joe Biden que Washington et l’Alliance atlantique étaient « le cœur » du problème.
Ce jeudi 14 avril, Reporters sans Frontières (RSF) a dénoncé la reprise de la propagande russe par les médias d’État chinois. L’ONG appelle le public à ne se fier qu’aux informations factuelles publiées par des médias indépendants reconnus. « La désinformation russe à propos de l’Ukraine a déjà atteint des sommets intolérables et la dernière chose dont le monde a besoin est l’amplification de ces mensonges par la machine de propagande chinoise », souligne le directeur du bureau Asie de l’Est de Reporters sans frontières (RSF), Cédric Alviani.
Aujourd’hui, il est clair que ce conflit a suscité à travers le monde une solidarité pour l’Ukraine jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale. L’OTAN, que le président français Emmanuel Macron jugeait encore l’an dernier « en état de mort cérébrale », est plus vivante que jamais tandis que l’Union européenne a démontré en quelques semaines une unité dont elle n’avait pas réussi à faire preuve depuis plus de dix ans face à cette crise.

Opportunité d’une Russie dépendante de Pékin

Dans les faits, il semble que la Chine s’est, jusqu’à présent tout au moins, bien gardé d’aider la Russie. Pour le moment, la direction chinoise se contente d’observer le déroulement du conflit, d’apprendre des erreurs commises par Vladimir Poutine et d’en retirer des enseignements sur sa propre ligne de conduite dans l’avenir.
L’Ukraine représente le premier test majeur pour l’avenir des relations entre la Chine et la Russie, comme d’ailleurs pour les relations entre la Chine et les États-Unis. Le temps est maintenant venu pour Pékin d’en évaluer la vraie valeur sur les plans économique, commercial et politique.
Une Russie fragilisée par la guerre et les sanctions mais pas pour autant plongée dans le chaos et l’instabilité pourrait être un moindre mal pour les intérêts à long terme de la Chine. Car la Russie deviendrait alors plus que jamais dépendante d’elle. Or une Russie, toujours riche en ressources naturelles, devenue dépendante de la Chine offrirait à cette dernière l’opportunité de prendre le dessus sur les États-Unis dans le monde.
Mais en attendant, la Chine enregistre patiemment les leçons de la guerre en Ukraine, dont tout particulièrement les enseignements à en tirer pour Taïwan, une simple province aux yeux de Pékin, devant être « réunifiée » au continent, par la force si nécessaire. Cette réunification – et Xi Jinping le sait très bien – ne pourra certainement pas se faire dans l’immédiat, ni même à moyen terme. Car une invasion de l’île, si elle devait se produire, serait infiniment coûteuse pour l’Armée populaire de libération puisque Taïwan n’est pas l’Ukraine. De plus, une tentative d’envahir Taïwan conduirait probablement à l’intervention des États-Unis, de même que celle du Japon, de l’Australie, de la Corée du Sud et d’autres pays de la zone.
Les menaces des États-Unis adressées à la Chine, si celle-ci franchit la ligne rouge et soutient ouvertement la Russie, ont été nombreuses, bien que pas toujours prises au sérieux par Pékin. Mais le secrétaire d’État américain Antony Blinken n’a pas mâché ses mots. « L’action prime sur les mots », a-t-il répété à plusieurs reprises, une menace très claire adressée à Pékin.

Critiques internes

Pour le moment, il n’existe aucune preuve que la Chine apporte une aide militaire à la Russie. Mais il demeure qu’une telle aide risquerait fort de changer la donne géostratégique. Elle aurait aussi pour conséquence de contribuer à prolonger les combats avec ses morts et ses souffrances au sein de la population civile ukrainienne de même que dans les rangs de l’armée russe. Les autorités chinoises peuvent-elles raisonnablement envisager de se rendre complices des actes barbares de l’armée russe, avec ses cortèges de cadavres qui jonchent les rues des villes ukrainiennes, ces scènes de viols de femmes et même de jeunes filles ukrainiennes, les bombardements d’écoles, d’hôpitaux et de bâtiments habités par des populations civiles ?
« La Chine ne peut pas rester liée à Poutine et doit rompre avec lui dès que possible », écrivait Katsuji Nakazawa, dans les colonnes du Nikkei Asia le 17 mars dernier, citant mot pour mot les propos d’un chercheur chinois de premier plan qui ont agité l’élite du pays ces dernières semaines, tout en étant bien entendu soigneusement cachés de la population. Ces mots sont ceux de Hu Wei, un chercheur affilié au Conseil des Affaires d’État, nom officiel du gouvernement. Hu Wei est également président de la Shanghai Public Policy Research Association. L’auteur a certes pris soin de préciser que ses propos n’engagent que lui, mais il a l’oreille des dirigeants chinois de Zhongnanhai, la résidence de l’élite du Parti au cœur de Pékin.
Le même Hu poursuit en expliquant que même si la Russie parvient à se rendre maître de l’ensemble de l’Ukraine et installe à Kiev un régime fantoche, les sanctions occidentales et la résistance à l’intérieur du pays seront telles qu’elles rendront difficile pour Poutine l’accomplissement ses objectifs. Déjà, l’économie russe s’effondre et, ajoute-t-il, les conséquences peuvent être également politiques pour le président russe qui risque de faire naufrage dans son propre pays. Voici pourquoi la Chine doit à tout prix éviter de se ranger au côté de l’envahisseur russe et préférer rejoindre la tendance mondiale afin de retrouver ainsi la position qui lui revient, celle d’un État responsable sur la scène internationale, explique-t-il encore. La conséquence en serait que la Chine retrouverait des relations apaisées avec l’Occident et sortirait de son isolement qui s’est accentué ces dernières années, conclut Hu Wei. Cet article, et ce n’est pas une surprise, a disparu des réseaux sociaux chinois une semaine plus tard. Le temps néanmoins d’être lu par des centaines de milliers d’internautes.
Ce mercredi 13 avril, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a d’ailleurs mis en garde la Chine. « L’attitude du monde envers la Chine et sa volonté d’embrasser une intégration économique plus poussée, pourraient bien être affectées par la réaction de la Chine à notre appel à une action résolue contre la Russie », a-t-elle averti dans un discours à l’Atlantic Council, un think tank américain. Vendredi 15 avril, le sénateur américain Lindsey Graham a, lui, déclaré que la Chine devait payer un plus grand prix pour son soutien à la Russie en pleine guerre avec l’Ukraine lors d’une visite à Taïwan de parlementaires. Au cours d’une rencontre avec la présidente Tsai Ing-wen, Lindsey Graham a assuré que les États-Unis se tenaient « aux côtés de Taïwan ». « Abandonner Taïwan signifierait abandonner la démocratie et la liberté […]. Cela reviendrait à récompenser le pire dans l’humanité », a-t-il ajouté. Il a prévenu que les États-Unis « commenceraient à faire en sorte que la Chine paie un plus grand prix pour ce qu’elle fait dans le monde. Le soutien [au président russe Vladimir] Poutine doit avoir un prix ».
À Pékin, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Zhao Lijian a déclaré que les exercices de l’armée chinoise en cours à proximité de l’île constituaient une « contre-mesure » en réplique à la visite des sénateurs américains. « Les opérations ont été organisées en réponse aux fréquents mauvais signaux envoyés récemment par les États-Unis sur la question de Taïwan, a affirmé de son côté le porte-parole du commandement est de l’armée chinoise, Shi Yi. Le mauvais comportement et les entourloupes des États-Unis sont complètement vains et extrêmement périlleux. Ceux qui jouent avec le feu seront brûlés. »

Fuite des capitaux étrangers

Déjà, les effets de la crise en Ukraine se font sentir en Chine. Les capitaux étrangers quittent le territoire chinois à grande vitesse, souligne le Nikkei Asia dans un article du 10 avril. Selon des données des marchés financiers, les investisseurs étrangers ont vendu pour 38,4 milliards de yuans (6,04 milliards de dollars) de titres et d’obligations chinois de janvier à mars, une dégringolade trimestrielle record.
Selon un rapport de l’Institute of International Finance dans un rapport publié fin mars, « les flux financiers qui quittent la Chine sont sans précédent. L’invasion russe de l’Ukraine va probablement placer les marchés chinois sous un nouveau jour. » Cette fuite de capitaux est « très inhabituelle », ajoute le rapport. Les obligations chinoises détenues par des investisseurs étrangers ont chuté de 80,3 milliards de yuans pour le seul mois de février, la chute la plus vertigineuse enregistrée depuis janvier 2015, date à laquelle ces statistiques ont commencée à être recensées.
En outre, des sanctions américaines contre la Chine risqueraient fort d’entraîner aussi une fuite vers l’étranger des avoirs en devises de la Chine. Ces dernières semaines, l’ancien conseiller de la Banque centrale chinoise, Yu Yongding, qui était aussi le vice-président de la Bank of China, a clairement mis les points sur les « i ». Des sanctions occidentales contre son pays entraîneraient une chute des investissements étrangers tout comme une fuite des capitaux chinois : « Si la Chine faisait aussi l’objet de sanctions comme l’est déjà la Russie, ses avoirs à l’étranger risqueraient de faire face au danger de disparaître complètement », a-t-il avertit dans son blog, cité mercredi par le South China Morning Post.
Conséquences des sanctions occidentales, les réserves en devises de la banque centrale russe ont été gelées, entraînant immédiatement une chute de la valeur du rouble de plus de 20 %. La devise russe a ensuite repris un peu de couleurs lorsque Moscou a imposé un contrôle sévère des flux de capitaux vers l’étranger. Pour la Chine, les conséquences pourraient être désastreuses car ce pays doit investir sur le marché des capitaux étrangers pour alimenter sa machine économique et le choix est restreint : les bons du Trésor américain, explique Michael Pettis, professeur d’économie à l’Université de Pékin. « En imposant ces sanctions, Washington a démontré que le contrôle des transactions commerciales lui donne une puissance considérable, souligne cet observateur expérimenté cité lui aussi pour le quotidien anglophone de Hong Kong. Des pays comme la Chine, l’Iran, la Russie et le Venezuela sont concernés au premier chef par cette puissance et sont donc incités à détenir d’autres devises que le dollar. Mais dans la réalité, quelle autre devise peuvent-ils utiliser ? Aucune. »
Devenue l’usine du monde, la Chine a accumulé des montagnes de réserves en devises depuis son entrée dans l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) en 2001. Son excédent commercial a atteint le chiffre colossal de 676,43 milliards de dollars en 2021, une hausse de 29 % comparé à 2020 et un montant record depuis 1950. Selon des statistiques du Trésor américain, les bons du Trésor des États-Unis représentent l’équivalent d’un tiers des réserves en devises de la Chine qui étaient évaluées à 3 200 milliards de dollars en janvier dernier, selon le régulateur des échanges en devises de l’Administration nationale américaine chargée du contrôle des changes. Il reste donc une certaine marge de manœuvre pour la Chine. Mais le danger est bien là : celui d’une érosion de ses réserves en devises plus ou moins rapide qui pèserait lourdement sur la confiance des investisseurs étrangers pour ce pays.
Ces menaces économiques et financières sont graves car elle traduisent une méfiance croissante des investisseurs étrangers à l’égard de la Chine. Méfiance qui risque fort de s’accentuer encore à la lumière des événements en Ukraine mais aussi de la pandémie de Covid-19 qui touche la Chine de plein fouet et qui, elle aussi, jette une ombre sur les perspectives de croissance économique du pays. Autant de facteurs qui vont peser lourdement dans les milieux dirigeants chinois sur la conduite à tenir face à la Russie dans les semaines qui viennent.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).