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En pleine invasion de l'Ukraine, le Premier ministre pakistanais rend visite à Poutine

Le Premier ministre pakistanais Imran Khan reçu au Kremlin par le président russe Vladimir Poutine, le 24 février 2022 à Moscou. (Source : Al Jazeera)
Le Premier ministre pakistanais Imran Khan reçu au Kremlin par le président russe Vladimir Poutine, le 24 février 2022 à Moscou. (Source : Al Jazeera)
Qu’allait faire Imran Khan à Moscou au lendemain de l’entrée des troupes russes en Ukraine ? Alors que la grande majorité des pays du monde condamne dans des termes univoques cet aventurisme militaire dangereux, que le droit international qualifie « d’invasion » et non « d’opération de maintien de la paix », le président Vladimir Poutine accueillait les 23 et 24 février le Premier ministre du Pakistan. Un séjour moscovite au timing pour le moins inopportun, sinon douteux. L’ancienne star du cricket a « regretté » que le conflit n’ait pu être évité, mais sans préciser la responsabilité de la guerre.
*Le dernier séjour officiel d’un chef de gouvernement pakistanais à Moscou remonte à mars 1999, avec la visite de Nawaz Sharif, quelques semaines à peine avant le début de la crise de Kargil dans le Cachemire (4e guerre indo-pakistanaise d’avril à juillet 1999).
Pour la première fois en 23 ans*, un chef de gouvernement pakistanais – en l’occurrence le très déroutant et contesté Imran Khan – était en déplacement officiel en Russie. Une visite qui, au regard de l’actualité grave du moment, ne manque pas d’interpeller sur son opportunité comme sur sa pertinence… D’autant plus que selon les autorités pakistanaises, hormis la rencontre entre Vladimir Poutine et son visiteur pakistanais, la matrice centrale de ce déplacement en Russie était le renforcement des relations bilatérales. Rien qui ne paraissait a priori relever de l’urgence alors que les bruits de botte et les obus malmenaient parallèlement le sol ukrainien.
*Swissinfo.ch, 22 février 2022.
Interrogé sur l’opportunité de ce séjour à pareil moment difficile pour la population ukrainienne et la stabilité régionale, le ministère pakistanais des Affaires étrangères recourra, en grand coutumier de l’exercice, à une pirouette peu convaincante. La programmation de ces entretiens bilatéraux dans la capitale russe, expliqua-t-il, avait été fixée bien en amont de la crise du moment. Passons. Les propos du 22e chef de gouvernement sur le sujet n’emporteront pas davantage la conviction des observateurs. Évoquant la crise russo-ukrainienne et ses derniers développements, l’ancienne icône du cricket a botté en touche : « Cela ne nous concerne pas, nous avons une relation bilatérale avec la Russie et nous voulons vraiment la renforcer. »* Kiev et la population ukrainienne apprécieront cette admirable empathie.
*Du fait notamment de l’alignement calculé d’Islamabad – un allié hors OTAN des États-Unis – sur Washington durant la Guerre froide puis lors des deux décennies de présence américaine en Afghanistan (2001-2021). **Incluant, entre autres, l’organisation d’exercices navals conjoints, des échanges d’officiers, la fourniture d’armes ou encore la coopération en matière de lutte anti-terroriste. ***Voir le projet Pakistan Stream impliquant une société russe chargée de la construction d’un gazoduc s’étirant de Karachi à Kasur, au sud de Lahore, près de la frontière indienne dans le Punjab.
Rappelons brièvement au sujet de cette relation bilatérale a priori aujourd’hui si chère à Islamabad que son évolution significative date seulement de ces dernières années. Modeste jusqu’à il y a peu*, la connexion Islamabad–Moscou a pris de l’élan depuis l’automne 2014 et la conclusion d’un accord de sécurité**. Selon un communiqué du ministère pakistanais des Affaires étrangères, Imran Khan et Vladimir Poutine devaient mercredi et jeudi aborder les développements régionaux, l’islamophobie et un contrat sur un gazoduc majeur que le Pakistan cherche à conclure avec la Russie***, ainsi que la situation dans l’Afghanistan aux mains des talibans depuis l’été dernier et le retrait américain du pays.
Dans Russia Today, le futur septuagénaire pakistanais évoqua – sans trop s’attarder sur le sujet – l’espoir d’une « solution pacifique » au contentieux russo-ukrainien avant de verser quelque peu, plus à son aise, dans des développements mêlant philosophie et démagogie primaire : « Je ne suis pas un adepte des conflits militaires. Je pense que les sociétés civilisées doivent résoudre leurs différends par le dialogue et que les pays s’appuyant sur les conflits militaires n’ont pas correctement étudié l’histoire. »
*L’un des projets majeurs des « Nouvelles routes de la soie ». **Communiqué de presse du ministère chinois des Affaires étrangères, le 6 février 2022.
Retenons encore ici à propos que le déplacement d’Imran Khan à Moscou suit de près sa visite à Pékin pour la cérémonie d’ouverture des olympiades hivernales le 6 février. Il put alors s’entretenir en marge de l’événement avec le président chinois Xi Jinping et satisfaire son hôte en déclarant notamment : « Le Pakistan et la Chine sont des amis de toujours » ; « le Pakistan restera fermement aux côtés de la Chine à tout moment » ; « le Pakistan est prêt à faire progresser activement la construction de la deuxième phase du China Pakistan Economic Corridor (CPEC) »* ; ou encore, cerise sur le gâteau : « Le Pakistan est prêt à renforcer la communication et la coordination avec la Chine sur la question afghane et d’autres questions régionales afin de maintenir la sécurité et la stabilité régionales. »**

Débat télévisé avec Modi

Le Premier ministre pakistanais ne s’est pas uniquement distingué ces derniers jours par son agenda diplomatique à contre-courant. Dans une inspiration elle aussi pour le moins sujette à caution, Imran Khan désormais dans sa dernière année de mandat avant les législatives de l’été 2023, a évoqué ce mardi 22 février l’idée – fleurant bon là encore la démagogie et le comble du saugrenu – de débattre à la télévision de l’ensemble des contentieux bilatéraux avec son homologue indien Narendra Modi.
Une annonce impromptue qui, du côté de la capitale indienne, prêta comme il se doit autant à sourire qu’à la consternation, d’aucuns considérant à juste titre que les différends historiques entre États voisins ne se débattent bien évidemment pas en direct sur les chaines de télévision. Il est vrai que placer sur un même plan débat électoral pré-scrutin entre candidats et gestion interétatique des contentieux géopolitiques de longue date entre nations rivales ne peut être que confondant, en particulier pour la crédibilité du promoteur de cette improbable idée de débat télévisuel indo-pakistanais. Rien de moins.
Et l’homme de la rue de New Delhi à Mumbai d’en déduire que par cette initiative iconoclaste, Imran Khan s’emploie avant tout et bien maladroitement à tenter de capter l’attention de l’opinion (domestique et extérieure), sachant par avance que les autorités indiennes déclineront pareille invitation. Inévitablement dans la foulée, le Premier ministre pakistanais se fera fort de tourner l’argument à son profit en exprimant gravement que son homologue indien tourne le dos à une offre de dialogue.
*Une déclaration outrageuse que l’on peut retrouver sur le compte Twitter de l’intéressé (@PakM0) en date du 22 février.
Peu d’observateurs seront dupes de la manœuvre facile. D’autant plus que dans le même temps, lors de son interview avec Russia Today ce mardi 22 février, l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket rappelle d’une phrase lapidaire combien il tient en piètre estime le gouvernement indien actuel : « L’Inde a désormais adopté une idéologie raciste inspirée des nazis. »* Passons là encore.
*Le GAFI est un organisme intergouvernemental dont on trouve, parmi ses objectifs constitutifs, l’élaboration de normes et l’application de mesures législatives, réglementaires et opérationnelles en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les autres menaces liées pour l’intégrité du système financier international.
Une énième sortie inqualifiable du dirigeant pakistanais. Loin de profiter à son auteur, elle coûtera encore durement à l’image fort dégradée de son pays au niveau international. Lundi 21 février s’ouvrait à Paris une session plénière du Groupe d’action financière (GAFI*) lors de laquelle, justement, entre autres sujets sensibles, devait être apprécié le statut du Pakistan et son maintien ou non sur la liste grise de cette institution sanctionnant, entre autres maux, le financement du terrorisme et le blanchiment de capitaux.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.