Economie
Analyse

Chute d'Evergrande en Chine : la fin de l'argent facile

La tour Evergrande à Hong Kong. (Source : Asia Financial)
La tour Evergrande à Hong Kong. (Source : Asia Financial)
La probable mise en faillite spectaculaire du géant chinois de l’immobilier Evergrande a ruiné les économies de milliers de petits épargnants. Mais elle signe en même temps la fin de l’argent facile en Chine. Un signe aussi de la fin probable d’une ère de prospérité.
Evergrande, le numéro deux de l’immobilier en Chine, se retrouve aujourd’hui écrasé par quelque 260 milliards d’euros de dette, auxquels il ne peut plus faire face. Sa probable faillite inquiète la finance mondiale. La crise financière d’Evergrande avait, la semaine dernière, fait chuter les bourses du monde entier du fait de la crainte d’un effondrement total du secteur immobilier en Chine qui, par contagion, fragiliserait la finance mondiale.
Crainte peut-être excessive puisque les autorités chinoises n’ont d’autre choix que de sauver le conglomérat du naufrage au risque sinon d’un coup très sévère à l’économie nationale. Mais il reste que cette faillite sonne la fin du miracle économique chinois et de l’hypercroissance que la Chine connaît depuis presque quarante ans. Car ce miracle n’était pas autre chose que le plus grand boom immobilier de l’histoire, causé par le plus grand exode rural de l’histoire.
L’immobilier en Chine a généré une dette publique et privée colossale qui se chiffre en milliers de milliards de dollars. Une bulle qui menaçait depuis longtemps d’éclater. C’est chose faite. La faillite d’Evergrande n‘est en réalité que la première séquence d’un effondrement global à venir de ce secteur. Comme toujours dans ce pays, il y a eu des excès, déclenchés par la hausse considérable du prix des terrains. Une fureur de la construction. Aujourd’hui les logements vides sont tellement nombreux qu’on pourrait héberger 90 millions de personnes, beaucoup plus que la population française.

Poids sur la croissance chinoise

En outre, l’exode rural constaté en Chine depuis le lancement des premières réformes économiques en 1978 s’inverse aujourd’hui. Le retour à la campagne des retraités conduit les mégacités chinoises à fondre comme neige au soleil. La population active, celle qui a la plus forte propension à acheter un logement, chute, elle aussi. Moins sept millions de personnes par an, en raison du vieillissement de la population. Songeons que l’Inde surpassera la Chine aux alentours de 2027 pour devenir le pays le plus peuplé du monde.
Si le gouvernement chinois parvient à piloter le dégonflement de cette bulle de manière progressive, on évitera peut-être un krach bancaire. Ce dernier accompagne généralement un krach immobilier, les ménages et les entreprises se trouvant incapables de rembourser leurs prêts.
Une chose est sûre : cette déconfiture d’Evergrande va peser sur la croissance économique chinoise alors que celle-ci montrait déjà des signes d’essoufflement ces derniers mois. Les experts s’attendaient à une croissance plus faible du PIB chinois, entre 3 et 4 % par an, contre 7 % en moyenne sur la dernière décennie et plus de 10 % lors de la décennie précédente. La croissance chinois était devenue la locomotive de la croissance mondiale, au sortir de la pandémie du Covid-19. Mais son repli sera certainement plus sévère puisque la dette d’Evergrande pèse à elle seule 2 % du PIB du pays.

L’homme le plus riche de Chine

Fondé en 1996, le groupe Evergrande (恒大集团, Hengda en chinois) avait tiré parti de l’urbanisation accélérée du pays pour s’imposer. Particulièrement ambitieux, le groupe, pariant sur la hausse continue des prix, avait multiplié les projets à travers le pays et accumulé une dette astronomique de 1,97 milliards de yuans (260 milliards d’euros). Mais les difficultés s’étaient succédé pour Evergrande depuis la mi-2020 : pour tenter de faire entrer des capitaux, le groupe s’était mis à brader ses appartements, si bien qu’au premier trimestre 2021 ses profits avaient dégringolé de 29 %, le cours de l’action Evergrande dévissant de 90 % depuis le début de l’année. Le 13 septembre, l’entreprise a admis faire face à une pression financière « énorme ». Depuis, des investisseurs, fournisseurs non payés et propriétaires d’appartements achetés sur plan, ont manifesté devant des locaux d’Evergrande dans plusieurs villes de Chine.
Cette crise place sous les feux des projecteurs le fondateur, Xu Jiayin, un ancien métallo, qui détient toujours 71% de son groupe. Sa fortune a atteint les 45 milliards de dollars (38,4 milliards d’euros) en 2017, faisant de lui l’homme le plus riche de Chine, cette année-là. Xu avait des rêves de puissance incroyables, aujourd’hui réduits à néant. Il avait étendu les activités de son groupe à l’eau en bouteille, au tourisme, à l’assurance, à la finance, à l’élevage et même au football, avec le meilleur club de Chine, Guangzhou Evergrande.
En 2019, Xu Jiayin avait aussi investi 20 milliards d’euros pour se lancer dans la fabrication de véhicules électriques. Pas une seule n’a été construite. Aujourd’hui, le groupe, qui compte 200 000 employés, cherche désespérément à se délester de ses filiales pour améliorer son bilan. Mais derrière Evergrande, c’est la santé de l’ensemble du marché immobilier chinois qui inquiète. Depuis vingt ans, les prix n’ont cessé de grimper du fait d’une spéculation effrénée. Une hausse en réalité savamment entretenue par les autorités locales, qui se finançaient largement sur la vente de terrains.

Pas comme Lehman Brothers

Pourtant, cette bulle n’éclate pas. « Même si l’endettement augmente, les foyers chinois ont encore plus d’épargne que de dettes. Comme il y a peu d’occasions d’investissements, l’essentiel de l’épargne va dans l’immobilier, explique Alicia Garcia Herrero, économiste en chef pour l’Asie-Pacifique chez Natixis cité par Le Monde. Au départ, il y avait trop de demande. Aujourd’hui, il y a trop d’offre. Les prix ne s’effondrent pas parce qu’il reste une demande captive et parce que les autorités interviennent régulièrement avec des mesures ciblées. Mais depuis 2015 au moins, les revenus disponibles ne peuvent pas suivre la hausse des prix. »
Dans les plus grandes villes chinoises, il faut plus de vingt-cinq ans de salaire moyen pour acheter un appartement et treize ans, en moyenne, dans tout le pays, selon des chiffres de 2019. Or si l’immobilier chinois avait fait de l’endettement son modèle économique, de nombreux autres secteurs sont dans le rouge : fin 2020, la dette des entreprises chinoises représentait 160 % du PIB du pays, contre 80 % environ pour celle des sociétés américaines.
La Chine se trouve-t-elle aujourd’hui face à un « moment Lehman Brothers », du nom de la banque d’investissement qui a fait chuter Wall Street en 2007 et provoqué un vent de panique à travers le monde ? Sans doute non, car à ce stade, les experts ne s’attendent pas à une faillite pure et simple d’Evergrande ni non plus à une crise de la finance chinoise. Deux raisons à cela : la dette du promoteur est répartie entre de nombreux investisseurs et les grandes banques chinoises ont plutôt les reins solides.
« C’est un gros problème, mais le système financier chinois n’a rien à voir avec le système américain : il n’y aura pas d’effet boule de neige comme en 2008, parce que le gouvernement chinois peut arrêter la machine, estime Andy Xie, économiste indépendant, ancien de Morgan Stanley en Chine, cité par le même quotidien. Je pense qu’avec Anbang [groupe d’assurance, NDLR] et HNA [Hainan Airlines], on a de bons exemples de ce qui peut se produire : il y aura un comité rassemblant autour d’une table l’entreprise, les créditeurs et les autorités, qui va décider quels actifs vendre, lesquels restructurer et, à la fin, combien d’argent il reste et qui peut perdre des fonds. »
Vingt-cinq ans après sa création, tout s’effondre pour Evergrande. Le groupe est maintenant confronté à une dette colossale de plus de 300 milliards de dollars qu’il est incapable de rembourser. Pour le moment, le gouvernement chinois laisse faire, estimant que le colosse aux pieds d’argile sera en mesure de se sortir du pétrin tout seul. Mais les pressions sur lui s’accumulent de jour en jour. Le risque est grand que l’éclatement de la bulle immobilière chinoise ne contamine les autres secteurs de l’économie du pays et, surtout, qu’il ne finisse par engendrer une instabilité sociale, phénomène que le Parti communiste chinois redoute par-dessus tout. Xu Jiayin aurait, ces derniers jours, exprimé des regrets sur ses ambitions pharaoniques, selon le South China Morning Post. Trop tard. Le mal est fait.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).