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Sous-marins : le traité Aukus va-t-il susciter une nouvelle course aux armements en Indo-Pacifique ?

Un sous-marin HMAS Rankin de la marine australienne près de Darwin, le 5 septembre 2021. Ce genre d'appareil sera progressivement mis de côté avec le nouvel accord Aukus (Australie, Royaume-Uni et États-Unis). (Source : Noema)
Un sous-marin HMAS Rankin de la marine australienne près de Darwin, le 5 septembre 2021. Ce genre d'appareil sera progressivement mis de côté avec le nouvel accord Aukus (Australie, Royaume-Uni et États-Unis). (Source : Noema)
Le traité tripartite conclu entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni prévoit la livraison à Canberra de sous-marins à propulsion nucléaire. Une initiative sans précédent qui risque de contraindre le gouvernement australien à sortir du Traité de non-prolifération des armes nucléaires et qui pourrait susciter une course aux armements dans la région Indo-Pacifique.
Aux termes de cet accord annoncé le 15 septembre, l’Australie va recevoir des États-Unis huit sous-marins à propulsion nucléaire et bénéficiera de l’aide de la technologie américaine la plus avancée dans un domaine ultrasensible. Un camouflet pour la France qui a vu s’envoler son contrat propre de 50 milliards de dollars (environ 35 milliards d’euros, à l’époque) qui prévoyait la livraison de douze sous-marins conventionnels.
Ce coup de théâtre s’inscrit donc dans le cadre d’un accord avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Une volte-face australienne qui n’a pas manqué de susciter la colère de la Chine, celle-ci y voyant une commune volonté de l’affronter sur le théâtre Indo-Pacifique. L’Australie devient ainsi le deuxième pays à bénéficier de la technologie américaine pour les sous-marins à propulsion nucléaire après le Royaume-Uni en 1958. « Notre monde devient plus complexe, en particulier dans notre région, l’Indo-Pacifique, a souligné le Premier ministre australien Scott Morrison. Pour faire face à ces défis, pour contribuer à la sécurité et à la stabilité, nous devons porter maintenant notre partenariat à une étape nouvelle. »
Au moment de l’annonce de cet accord, les dirigeants des États-Unis, de l’Australie et du Royaume-Uni n’ont fait nulle mention de la Chine. Mais il est clair que ces trois pays cherchent à faire face à la puissance chinoise croissante, en particulier ses menaces qui s’aiguisent contre Taïwan et la présence toujours plus forte de Pékin en mer de Chine du Sud. D’autant que les Chinois disposent de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins depuis des années déjà. S’y ajoute cependant l’entrée en scène de la Corée du Sud dont un sous-marin à propulsion classique a lancé avec succès un missile.

L’Inde intéressée par les sous-marins français ?

Un autre volet de cette course aux armements est l’Inde. Ce pays, ennemi mortel de la Chine mais pas pour autant allié indéfectible des États-Unis, pourrait en effet se montrer intéressé par ces mêmes sous-marins français à propulsion diesel dont Canberra ne veut plus.
Le 21 septembre, le président français Emmanuel Macron s’est entretenu avec le Premier ministre indien Narendra Modi par téléphone. Les deux hommes « ont réaffirmé leur volonté commune d’agir conjointement dans un espace Indo-Pacifique ouvert et inclusif, y compris dans le cadre de la relation euro-indienne et des travaux européens sur l’Indo-Pacifique, selon un communiqué de l’Elysée. Cette approche a pour ambition de promouvoir la stabilité régionale et la règle de droit, tout en écartant toute forme d’hégémonie. »
Nulle mention de négociations portant sur la livraison éventuelle de sous-marins à propulsion conventionnelle. Mais Paris et New Delhi discutent depuis longtemps de la nécessaire coopération militaire bilatérale, l’objectif étant, là aussi, de faire face à la Chine. Rappelons que l’Inde a acheté 36 avions Rafale pour une somme estimée à 9,4 milliards de dollars. La livraison du dernier appareil est prévu avant la fin 2024.

Mauvaise nouvelle pour la prolifération

Le fait est que l’on assiste depuis des années déjà à une militarisation de l’Indo-Pacifique dont l’un des aspects les plus frappants est la présence militaire chinoise toujours plus forte en mer de Chine du Sud, zone de 4 millions de km2 revendiquée par Pékin. Ainsi, l’Indo-Pacifique, désormais le centre de gravité de la croissance économique mondiale, serait-elle donc devenue en même temps une véritable poudrière où se concentrent plus que jamais des intérêts géostratégiques chinois, américain, mais aussi européens ?
La grande question est de savoir si la livraison de sous-marins nucléaires américains va ou non contraindre l’Australie à se retirer du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) conclu en 1968 et signé par un grand nombre de pays. Il vise à réduire le risque que l’arme nucléaire se répande à travers le monde, et son application est garantie par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
La décision prise à Washington d’exporter en Australie le savoir-faire nucléaire américain dans le domaine de la propulsion des sous-marins est bel et bien une mauvaise nouvelle du point de vue de la prolifération. La nouvelle alliance Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) ne parle certes pas d’armes atomiques – les futurs submersibles australiens en service à partir de 2040 porteront des missiles conventionnels Tomahawk, a-t-il été annoncé. Mais cette vente fera émerger dans la zone Indo-Pacifique le septième acteur mondial disposant de sous-marins d’attaque de ce type – les chaufferies nucléaires embarquées procurent une autonomie, une discrétion et une allonge considérables aux navires de guerre. Autre question stratégique : les réacteurs australiens utiliseront-ils de l’uranium hautement enrichi (UHE), comme ceux de la marine américaine, ou faiblement enrichi, à l’instar des navires français ou chinois ?

L’évolution de l’Australie sur les armes nucléaires

La position officielle de l’Australie sur les armes nucléaires et la dissuasion a considérablement évolué depuis les années 1950. Au début des années 1970, Canberra a nourri l’ambition de se doter d’une dissuasion nucléaire, initialement via le transfert d’armes nucléaires appartenant à ses alliés, puis, pendant une brève période, par le développement national de sa propre capacité indépendante.
Cet objectif était en grande partie alimenté par l’instabilité politique et militaire de l’époque en Asie du Sud-Est, des doutes grandissants quant à la détermination pérenne des États-Unis à s’engager dans la défense de l’Australie et surtout, par le développement d’armes nucléaires par la Chine. L’arsenal nucléaire chinois est composé de 250 à 350 têtes nucléaires. Soit bien moins que les États-Unis et la Russie, mais au même niveau que la France ou le Royaume-Uni, estiment les experts familiers de ce dossier. La Chine a fait exploser sa première bombe nucléaire A d’une puissance de 22 kilotonnes le 16 octobre 1964 à 15h heure de Pékin sur le site d’essais nucléaire de Lop Nor dans le Xinjiang, au nord-ouest du pays. Elle devenait alors la cinquième puissance nucléaire du monde.
Ce n’est qu’au début des années 1970 que le gouvernement travailliste de Gough Whitlam a définitivement enterré l’ambition de l’Australie de devenir une puissance nucléaire. Le pays a donc ratifié le TNP en 1973.
Alors, pourquoi diantre l’Australie a-t-elle renoncé aux sous-marins français pour leur préférer les sous-marins nucléaires américains ? Première explication : avec eux, le pays sera ainsi plus étroitement intégré dans l’orbite américaine. Technologiquement et militairement, cela signifie que si les États-Unis entrent en conflit dans la région Indo-Pacifique, il sera beaucoup plus difficile pour les Australiens de ne pas être directement et presque automatiquement impliqués.
C’est aussi et surtout un élément positif en termes de dissuasion face à la Chine. Sur les prochaines années, le nouvel accord renforcera le pouvoir de dissuasion qu’a l’Australie face à Pékin. Car les stratèges et les dirigeants chinois devront désormais prendre en compte les risques accrus et seront sans doute moins enclins à décider de se lancer dans des actions hostiles. Les enjeux seraient trop élevés et les perspectives de succès trop faibles.
Le nouvel accord va d’autre part potentiellement transformer les capacités de la défense australienne, lui permettant de déployer ses sous-marins sur des distances bien plus importantes. Par ailleurs, l’Australie sera bien mieux intégrée avec les forces américaines et britanniques. C’était évidemment moins le cas concernant l’accord précédent, de 90 milliards de dollars australiens (environ 56 milliards d’euros), signé avec la société française DCNS pour construire jusqu’à douze sous-marins.

L’avancée de la Corée du Sud

Un autre pays d’Asie de l’Est vient de réaliser une avancée militaire majeure : la Corée du Sud. Le 15 septembre dernier, Séoul a réussi le lancement d’un missiles balistique tiré d’un sous-marin, devenant du même coup le premier pays au monde ne possédant pas l’arme nucléaire à réussir la mise au point d’un tel missile. L’objectif premier de la Corée du Sud est naturellement de faire face à l’arsenal nucléaire dont s’est dotée son rival la Corée du Nord. Mais ce tir réussi va, lui aussi, participer aux efforts des pays de la région visant à développer de nouvelles armes et, de la sorte, contribuer à une course aux armements dans la région.
Le même jour, la Corée du Nord avait d’ailleurs tiré plusieurs missiles balistiques de moyenne portée, ceci après de nombreux tirs de missiles balistiques ces dernières années, dont certains à longue portée. « Voilà une coïncidence proprement extraordinaire puisque vous avez non pas un pays, mais deux Corées qui tirent des missiles le même jour, a souligné le professeur John Delury de l’Université Yonsei à Séoul. Voilà qui illustre à merveille le fait qu’il existe une course aux armements dans cette région à laquelle tout le monde devrait prêter attention. »
Les efforts militaires de la Corée du Sud ne s’arrêtent pas là puisque ce pays a présenté début avril le prototype de son nouveau chasseur fabriqué entièrement avec sa propre technologie connue sous le nom KF-21 Boramae, ce qui signifie « faucon » (hack) en coréen. Le président sud-coréen Moon Jae-in a déjà annoncé que le premier avion de ce modèle de dernière génération prendrait les airs d’ici 2026. L’objectif est de doter l’armée de l’air sud-coréenne de 40 KF-21 d’ici 2028, la Corée du Sud tablant sur une flotte de 120 avions de ce type d’ici 2032.
Le Japon n’est pas non plus en reste. Tokyo dispose de la marine la plus sophistiquée sur le théâtre Indo-Pacifique, dominée certes par la marine militaire chinoise en nombre de bâtiments, mais certainement pas en matière technologique. Ajoutez à cela la VIIème flotte américaine qui croise dans la zone, tout comme les onze porte-avions nucléaires dont disposent les États-Unis. À comparer avec trois porte-avions chinois à propulsion diesel qui les rendent visibles à des centaines de miles nautiques à la ronde.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).